Cela faisait un quart d'heure qu'il aurait du être là. Nietze se tenait caché dans le hall, et nulle trace de Karl. Juste le silence, et la certitude que quelque chose n'allait pas. Rien d'autre. Et puis des pas... Une grande femme, droite, altière, se dirigea vers une porte en bois. Elle descendit des escaliers pour finalement disparaitre. Epée au clair, le chevalier la suivit. L'escalier était étroit, et illuminé par des torches disposées à intervalles réguliers. Après une dizaine de minutes, il arriva dans un long couloir. Et au bout, deux portes. Une première en dessous de laquelle s'échappait une lumière rouge malsaine, et une deuxième.
Nietze s'approcha à pas de loups...
Karl était lié au niveau des poignets et des chevilles. Ce fut la première chose dont s'aperçu le jeune homme. Il étais dans une pièce, comprenant plusieurs paillasses. De la verrerie et de nombreux instruments les occupaient, alors que dans des canaux aussi large qu'un doigt parcouraient le sol de la pièce, formant un réseau complexe. La deuxième chose, c'est qu'une paire d'yeux bleus le regardait. Des yeux qu'il aurait pu reconnaitre entre tous.
_Karina?
_Oui, lui répondit la femme d'une voix enrouée.
_Comment vas-tu?
_Je suis heureuse de te revoir.
_Moi aussi. On va sortir.
_Non, lui fit Karina. On est piegée. On va y passer come celles avant nous.
_Sur ce point, elle n'a pas tort, fit le majordome.
Vêtu d'un tablier gris, il nettoyait différents instruments, ciseaux, pinces et autres scalpels.
_Que faites-vous? demanda Karl.
_Je suppose qu'il n'y a pas de risques à ce que je vous le dise. Tout simplement, j'ai besoin de vous, pour un petit sacrifice.
_Et monsieur le baron est au courant? hasarda Karl.
_Cela fait longtemps que monsieur le baron est mort. J'ai du l'enterrer moi-même, mais quel calme.
_Vous l'avez tué lui aussi.
_Non, tout de même pas. Il est mort d'une vilaine grippe. Mais il souffrait tellement, je l'ai aidé à surmonter la douleur. C'est fou ce que la cigüe a de bon... Mais passons. Par qui je commence?
Karl trembla de peur, alors que le majordome s'avançait vers Karina. Il s'apprétait à inciser une artère, lorsqu'un reflet parcourut la pièce.
_Alors vous aussi vous êtes là? remarqua le majordome.
_Oui, j'avais des questions à vous poser, répondit le chevalier. Savez-vous qu'elle est toujours au village.
_Impossible, elle est morte.
_Non, ça c'est ce que vous croyiez. Et c'est pour ça que vous avez tué ces jeunes demoiselles.
_Savez-vous seulement, chevalier, ce que c'est de voir une femme belle comme le printemps tout les jours, et du jour au lendemain, la perdre. Elle était belle, et elle était douce, comme ses roses. Mais je l'ai perdu. Savez-vous ce que c'est, chevalier? Du jour au lendemain, je ne l'ai plus vue. Je voulait tant la revoir une dernière fois. J'ai demandé au baron de m'accorder un peu de repos. Et lui n'a même pas daigné m'accorder une heure! Alors, j'ai découvert ce livre, dans sa bibliothèque personnelle. Un livre passionnant. Je l'ai subtilisé. J'avais enfin l'espoir de la revoir...
_En tuant d'autres jeunes filles.
_Oui, la solution était là. En tuant une jeune fille, j'envoie son âme derrière les portes. En théorie, je peux avoir une autre âme. Et la faire venir dans un corps.
_Vous oubliez une chose.
_Oui, bien sur. Une âme n'en vaut pas forcément une autre. Et jusqu'à maintenant, tout ce que j'avais, c'était un pantin, avec un semblant d'âme. Un pantin, c'était exact. Juste des envies primaires, manger, dormir. Rien de cela ne L'approchait. Mais parallèlement, j'ai eu une satisfaction, une douleur aussi. J'avais réussi à obtenir des roses bleues.
_En les irrigant de sang.
_Un jour, Elle dut se couper, et son sang nourrit un rosier. Peu après, des roses bleues apparaissaient. Même si je ne la revois pas, je peux voir sa création!
Nietze regarda le majordome longuement.
_Savez-vous pourquoi vous ne pouvez ramener son âme?
_Car aucune n'étais aussi pure que la Sienne. Mais maintenant, cela va changer.
_Tout simplement, elle n'est pas partie...
Le majordome lacha son scalpel.
_Impossible. Elle est morte dans le ravin.
_Mais son corps n'a pas été retrouvé. La dame que vous cherchez est avec nous.
_Non, Liebe est morte.
_Alors qui crois-tu que je sois? fit une voix derrière le chevalier.
La vieille dame aux pommes apparut dans la lumière.
_Qui est cette femme horriblement laide et vieille? s'écria le majordome. Tu ne peux pas être Liebe.
_Ton jugement est faussé, Dern. J'ai vieilli, comme toi, répondit-elle.
_Non! Liebe était belle! Tu ne peux pas être elle.
_L'amour t'as fermé les yeux. De même que ta peur, ta colère, et ton chagrin. je n'arrosais pas mes roses de sang, je leur donnais mon temps et mon amour.
_Impossible. Liebe est morte. Mais je vois que vous persistez. Vous ne valez pas mieux que ceux que je sacrifie.
Le majordome prit alors un poignard de sa manche et s'élança vers la vieille dame. Il fut cueilli pas l'épée du chevalier.
_Liebe, je viens... expira t'il.
_Tu t'en vas, mais jamais tu ne la rejoindras, dit alors Nietze d'une voix sombre. C'est l'enfer qui t'attend. Quel dommage, l'amour t'as aveuglé, alors qu'en ouvrant les yeux, tu aurais pu le vivre...
La dinde était dorée, et enfin Nietze put la finir. Dans la taverne, on discutait bon train, du prochain mariage, celui de karl et karina. La neige avait fini de tomber, laissant place à de magnifiques primevères. Liebe regardait Nietze.
_Qu'y a t'il?
_Si seulement il avait pu ouvrir les yeux. Peut-être était-il plus à plaindre qu'à huer...
_N'ayez pas de regrets. Il vous aimait, mais pas d'un amour sincère. Il vous désirait comme on désire un bijou, ou un objet précieux.
_En êtes-vous certains?
_Oui. Il n'a pas hésité à vous attaquer. Et puis, il y a ceci.
Nietze sortit un carnet noir.
_Il date d'avant votre disparition. Lisez-le si vous le voulez. Mais il l'a écrit. Et s'il vous aimait, il aurait fait son deuil, au lieu de chercher votre âme.
Liebe essuya une larme.
_Prenez soin d'eux, demanda Nietze. Et merci pour la rose.
Le chevalier sortit, une rose bleue à la main, et s'éloigna. Il s'enfonça dans la forêt, et arriva jusqu'à un tas de bois, en pleine clairière. Une femme aux yeux dorés l'attendait.
_C'est toujours ce que tu veux? demanda Nietze.
_Finissons-en, j'ai trop souffert. Même si je ne ressens pas la douleur, mon âme me fait souffrir.
Nietze attacha la femme à une buche, puis la regarda. Prenant un briquet à amadou, il mit le feu au bucher.
_Que ton âme retourne en paix, de ce lieu d'où elle a été enlevée, puisse tu seigneur, la guider à ta droite. Fais qu'elle repose en paix, et protège la de tout retour eventuel sur cet enfer. Amen
Enfin, il pouvait reprendre la route, illuminé en ce jour par le renvoi d'une âme blanche.
La voix du conteur s'éteint, alors que les buches rougeoient. On attend, mais rien ne vient, plus pour la soirée. On attend, en vain. Le conteur se lève, il reviendra demain. Et sortant dans la nuit, il rentre chez lui, sous la lumière de la lune, cette amie qui le guide en pleines ténèbres