Constant avait dit "oui". Mais pas comme elle aurait pu espérer qu'il le fasse. Son regard... Grand Dieu, son regard... Ermelina ne pouvait pas ne pas y voir l'étrange lueur qui y brûlait. Presque hypnotique. Qui invitait à la suivre, sournoisement, vers des abymes que la jeune femme pressentait glauques, putrides, malsains, sorte d'antichambre des Enfers, d'avant-goût d'une horreur indicible, d'où on ne pouvait sortir que meurtri, flétri, pourri à jamais. Ce n'était pas la première fois que la jeune femme croisait cette lueur : elle aurait pu - du - laisser parler l'angoisse qui s'éveillait en elle face à la noirceur qu'on subodorait si aisément derrière le masque de son visage. Mais comme toujours, elle n'en fit rien. Loin de la répugner, cette hideuse lueur ne faisait que l'attirer. Avait-elle la stupidité de ces papillons de nuit, créatures pataudes, qui lorsqu'ils croisent la lumière trop vive d'une lampe viennent s'y brûler les ailes ? Montrait-elle un bête intérêt scientifique à la chose, désirant simplement explorer un domaine inconnu pour elle, pour le seul plaisir de satisfaire sa curiosité intellectuelle ? Faisait-elle preuve de compassion à l'égard d'un homme qu'en dépit de tout elle appréciait sincèrement, sans arrière pensée, et dont l'esprit aux rouages si fins, si délicats, capables du pire, certes, mais aussi et surtout du meilleur l'avait toujours fasciné ? Sans doute fallait-il mêler étroitement tout cela pour comprendre le lien subtil qui unissait la petite diaconesse à l'Orthézien et expliquer pourquoi en dépit de son malaise elle allait poursuivre la cérémonie.
Ermelina connaissait des ecclésiastiques qui avaient dit de Constant qu'il avait la beauté du Sans Nom. Pire, qu'il aurait pu en être un fidèle vassal. Elle n'était pas d'accord avec tout cela. Il était possible qu'elle se trompait. Après tout, elle n'avait pas le savoir des grands pontes de la curie. Elle savait ce qu'il pensait de l'Eglise en tant qu'institution, et les doutes qu'elle éprouvait elle aussi à ce sujet ne pouvaient pas permettre qu'elle le condamne pour cela. Elle l'avait entendu parler des textes également. Il ne faisait pas preuve d'une foi aveugle : il n'avait pas rencontré Dieu debout, près du deuxième pilier, à droite, du côté de la sacristie, son coeur n'avait pas été touché en un instant et il n'avait pas crut. Il n'avait jamais témoigné de l'hypocrisie de ceux qui cherchent à se faire baptiser pour accéder au mariage non plus. Ce que Constant Corteis pensait de Dieu et l'amour qu'il Lui portait ou non restait pour le moment un mystère entier et total. Cependant, il usait de la Raison comme peu d'hommes en étaient capables. Signe de Dieu ? Peut-être. Peut-être pas. En tout cas, même à son insu, le jeune homme mettait en pratique les bases élémentaires de l'aristotélisme. Et cela, c'était bien suffisant pour lui accorder le baptême.
Elle n'avait pas eu besoin de se questionner longuement sur la pertinence de cette cérémonie. Là où d'autres auraient refusé catégoriquement, elle ne pouvait que dire oui. Parce qu'elle l'avait promis, bien des années plus tôt, dans le cloître d'une petite abbaye sur du nord du royaume un jour d'été. Le souvenir de ce moment était toujours aussi net et précis dans sa mémoire. Elle revoyait le soleil miroiter dans l'eau de la fontaine. Elle entendait le glougloutement joyeux de l'eau, le piaillement des mésanges abritées dans les buissons verdoyants. Elle sentait le parfum des fleurs qui s'épanouissaient librement dans cet univers de calme et de quiétude. Et elle se rappelait d'Etienne, assis à ses côtés, répondant avec un calme surnaturel et une gentillesse sans égale aux questions dont elle n'arrêtait pas de le bombarder après le baptême de son frère ainé.
Pourquoi faut-il baptiser les gens ? Croire en Dieu, c'est bien suffisant, non ? avait-elle déclaré.
Non mon enfant, ce n'est pas assez. Sans baptême, une âme ne saurait trouver le chemin du Paradis. Il lui faut connaitre ce sacrement pour trouver sa place auprès de Dieu si elle a toujours été guidée par l'Amour et la Raison.
Mais... Un doute profond suivi d'un début de panique l'avait assailli à ce moment : elle avait eu une pensée très forte pour les enfants que ses parents avaient eu mais qui étaient morts trop jeunes pour avoir été baptisés. Et si on meurt sans avoir eu le temps d'être baptisé ? On va tout droit dans les Enfers, c'est injuste !
Allons, mon enfant, calme toi... L'abbé avait ri de la réaction instinctive de la fillette qu'elle était, mais sans se moquer d'elle. Si une âme n'a pas fini ce qu'elle avait à faire, elle reviendra dans notre monde aussi souvent qu'il le faudra pour qu'elle puisse accomplir tout ce qu'elle a à faire. Elle pourra se faire baptiser à ce moment et finira par connaitre le repos auquel elle a droit au Paradis si elle agit bien.
Ah... Alors c'est moins grave. Ca me va.
L'abbé avait souri à la remarque puis il avait continué, toujours sur le ton de la conversation.
Tu vois, Ermelina, bientôt tu seras comme moi. Tu vivras pleinement dans l'amour du Très-Haut, et tu auras des devoirs par rapports aux Hommes que tu croiseras, ou qui viendront te trouver. Tu devras les guider, comme je te guide. Tu répondras à leurs questions, comme je réponds aux tiennes. C'est... très important. Tu les baptiseras aussi, tu les marieras et tu les enterreras. Il te faudra les écouter, les aimer pour ce qu'ils sont, les guider en usant de la raison. Le regard de l'abbé était lointain, comme absorbé par une contemplation merveilleuse qui échappait complètement à son interlocutrice.
Un jour, tu rencontreras des gens qui seront différents des autres. Tu sauras en ton coeur que leurs intentions ne sont pas ce qu'elles devraient être. Tu sauras qu'ils viennent vers toi pour de mauvaises raisons. Tu sauras tout cela et il te faudra user de cela (il avait tapoté le crâne de l'enfant très doucement, du bout de ses longs doigts si fins) pour savoir comment agir. Parfois tu seras triste parce qu'ils n'aiment pas Dieu comme toi. Parfois tu seras en colère parce qu'ils se moquent de ce en quoi nous croyons. Mais chaque fois, il faudra te poser une seule question : faut-il interdire à cet Homme et à son âme la possibilité d'accéder au Paradis ? Si, après avoir mûrement réfléchi, tu es persuadée qu'il n'y a aucun espoir de faire naitre en lui la flamme de la foi, qu'il n'y a aucun espoir de l'amener à tendre vers la Vertu, alors seulement tu pourras refuser. Mais si un seul doute venait à subsister, mon enfant, il te faudra faire preuve de rigueur et procéder à la cérémonie, même si tu as l'impression de faire entrer le loup dans la bergerie. Comprends-tu ?
Un très vif hochement de tête avait tenu lieu de réponse affirmative.
Me promets-tu que toujours tu agiras ainsi ? Que toujours tu réfléchiras bien avant de refuser d'apporter ton aide et ton soutien à quelqu'un ? Que toujours tu réfléchiras bien avant de refuser une demande, quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne ?
Ermelina s'était sentit profondément troublée par ce qu'Etienne attendait d'elle. Elle comprenait parfaitement que ce qu'on attendait d'elle était très lourd de sens même si elle sentait qu'elle n'appréhendait qu'une partie du problème. Les grands compliquaient toujours tellement les choses... Mais la perspective de devenir comme Etienne était bien trop attirante. Elle adorait cet homme comme elle adorait son père. Ils devaient être aussi vieux l'un que l'autre. Aussi droits l'un que l'autre. Ils aimaient Dieu tous les deux. Mais contrairement à son père, Etienne rayonnait. Pas comme bougie, non. Mais il était heureux, en paix avec lui, en harmonie avec ce qui l'entourait. Il était le père bienveillant, l'ami sur qui on peut compter, le phare qui vous guide lorsque votre vie part dans une direction qui ne vous plait pas. Aux yeux de l'enfant qu'elle était, il était l'incarnation de la bonté et de la douceur, un peu comme un ange, mais en mieux, parce que lui au moins, on pouvait le voir, lui parler. Et il avait toujours du temps pour elle. Il répondait toujours à ses questions. Et quand il ne savait pas quoi lui répondre, il l'emmenait dans la grande bibliothèque de l'abbaye, cette pièce qui sentait si bon la poussière et le cuir, et ils cherchaient ensemble dans les volumes de quoi satisfaire son esprit avide de connaissances. Devenir comme Etienne... Oui, cela lui plaisait, même si elle savait qu'elle ne serait jamais comme un ange, elle. Enfin, elle pourrait toujours essayer, on verrait bien.
Oui, je te le promets. Je ferai toujours comme ça. S'il n'y a qu'un seul petit doute, je baptiserai pour donner une chance à l'âme...
Elle avait promis. Le plus sérieusement du monde. La vie avait fait qu'elle n'était jamais entrée dans le couvent auquel elle était destinée. Elle avait fuit, de son propre chef, mais s'était rapprochée de Dieu de la même façon en devenant diaconesse. Toujours elle avait gardé présent à l'esprit l'enseignement d'Etienne, destiné à faire d'elle une abbesse. Et c'est en vertu de cette promesse qu'elle irait jusqu'au bout de sa cérémonie même si elle avait le très profond sentiment qu'elle s'apprêtait à lâcher un véritable fléau dans l'Eglise.
Elle en était là de ses réflexions lorsque un bruit de pas attira son attention. Machinalement, elle dirigea son regard vers l'entrée de l'église, curieuse de voir qui avait décidé de se joindre à leur petit groupe. Elle le vit sortir des ténèbres, plus grand encore que dans son souvenir. Fier sans être arrogant, majestueux dans le port et la façon d'être, la mine sérieuse, voir austère, vêtu de rouge de pieds en cape, Leandro s'approchait d'elle de sa démarche léonine comme le jour de leur rencontre. Ermelina eut l'impression d'encaisser un coup violent à l'estomac, qui la laissa sans souffle, sans voix, sans réaction. Elle se contenta d'observer l'Espagnol s'installer et lui sourire presque tendrement, ce qui n'arrangea pas l'état de panique totale de la jeune femme.
Pause ! Temps mort ! La balle au centre ! Pouce ! Quelqu'un pour siffler la mi-temps ? La fin du match ? Non ? Le regard d'Ermelina allait de Constant à Leandro. Pourquoi elle ? Qu'avait-elle fait pour mériter ça ? Baptiser le premier était une véritable épreuve, c'était certain. Revoir le second l'était tout autant. Et que faisait-il là, d'abord? Il ne pouvait pas prévenir de son arrivée ? Les pigeons ne sont pas fait pour les chiens, quoi... Et on ne pouvait pas dire qu'il manquait d'inspiration pour ses courriers, il était plutôt du genre à lui envoyer des livres de parchemin juste pour s'enquérir de sa santé. Aux dernières nouvelles, il était en train de se transformer en glaçon aux pieds des Pyrénées, du côté de sa mère patrie. Et le voilà installé tranquillement dans l'église où elle officiait pour la soirée, lui lançant son fameux regard qui avait le chic de lui faire perdre ses moyens. Ce n'était définitivement pas aristotélicien pour un sou, ça. Et puis d'abord, depuis quand entrait-il dans les églises ? Il était en froid avec Dieu la dernière fois qu'elle l'avait vu. Comme toujours quand on la plaçait devant le fait accompli, Ermelina constata à quel point elle haïssait les surprises. Elle hésita un court instant à ajourner la cérémonie pour entrainer le chevalier à sa suite et lui sommer de s'expliquer sur son attitude des plus cavalières. Mais remettre le baptême pour des raisons domestiques ne lui semblait pas des plus pertinent. Allez savoir si Dieu n'allait pas faire en sorte que cette nuit soit la dernière de Constant, histoire d'éviter un schisme au sein de Son Eglise ?
Avec tout cela, elle avait complètement perdu le fil de sa cérémonie. Où en était-elle ? Où étaient les alliances ? Profond soupire. Non, il n'y avait pas d'alliance, c'était un baptême. Coup d'oeil rapide au grimoire : accueil de baptisé, c'était fait. *blabla* sur ce que représente le baptême, c'était bon. Accord du baptisé, c'était fait aussi. Maintenant, la marraine. Ermelina détestait ces cérémonies stéréotypées dont il ne fallait pas s'écarter d'un poil pour que le sacrement soit valide, mais elle faisait contre fortune bon coeur. A dire vrai, ce soir, elle était bien contente d'avoir un fil directeur auquel se raccrocher pour mener à bien le baptême. La jeune femme prit une très profonde inspiration et se focalisa uniquement sur les mots qu'elle avait jadis couché sur le papier lorsqu'elle était au séminaire. Elle ignora superbement Leandro, fit de même bien que pour des raisons différentes avec Constant et porta toute son attention sur Vanyel. Elle lui sourit et enchaîna : le salut était dans le protocole, ce soir. La fantaisie sera pour un autre jour, quand on lui laisserait un peu de temps pour ménager ses cellules grises.
Vanyel, Constant t'a fait un grand honneur en te choisissant pour marraine, déclara-t-elle d'une petite voix. Mais plus qu'un honneur, c'est un devoir lourd de conséquences car c'est à toi qu'incombe de le guider sur le chemin de l'Amitié et de la Vertu à compter de ce jour. C'est à toi qu'il incombe de le garder des ornières, des obstacles et des embûches que sa foi pourra croiser. C'est à toi qu'il incombe de le soutenir lorsque sa foi vacillera. Aussi je te le demande, Vanyel, t'engages-tu à aider ton filleul sur la voie de la Vertu aristotélicienne, à l'aider à consolider sa Foi par la tienne et à consolider ta Foi par la sienne ?
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