Milo
C'était une soirée comme une autre. Taverne presque vide, seule une connaissance pourvoyait à meubler les silences qui s'installaient parfois. Pourtant, si les yeux s'attardaient un peu sur l'environnement, les langues auraient eu des choses à dire. Mais comme toujours, elles ignoraient ce qui était sous leur nez.
Vautré dans son fauteuil, il relevait parfois la tête pour se raccrocher par bribe à la conversation, plus par obligation que véritable intérêt. Il faut dire que les affaires rusées ne l'intéressaient guère. Reliquats du passés pour les seuls intimes du fameux Pi de Bourgogne. Pourtant, comme le fantôme qu'il était, son ombre pouvait parfois planer au dessus de la tablée, devenant pesante et lourde.
Sous forme de lapsus, elle s'invitait et s'infiltrait dans l'esprit du blond, le ramenant à ses tortures intérieures. De celles qui ne vous lâchaient pas, vous assaillant de questions qui restaient sans réponses, quelle que soit l'envie de les effacer. Mysticisme ou simple folie d'un monde tourné vers le passé ? Il n'aurait su le dire, mais ce nouveau lapsus fût celui qui remplit la coupe.
L'armée de mon... du Pi lui est passé sur le corps entre Chalon et Mâcon
Par déduction, finir la phrase n'était guère difficile. Ce à quoi le géant répondit simplement par une légère phrase, bien que bouillonnant à l'intérieur. Si son mari était à mâcon ce jour là, alors celui qui se trouvait à ses côtés n'étaient pas le sien. Et puis... La conversation avait repris son cours, comme si de rien n'était, laissant le blond à ses réflexions.
Oui mais voilà. L'agacement avait son chemin, alimenté par les gestes désespérés de la rouquine pour tenter de rattraper sa bourde. Chose qu'il détestait. Pianotant sur son accoudoir, il se redressa soudain et sortit sans un mot, sans même un regard pour celle qui partageait sa couche. Il fallait qu'il prenne l'air, qu'il se calme. Car Thor savait ce qu'il était capable de faire dans pareil cas.
Milo
Il la regardait ramper, roi déchu sur son trône de pacotille. Il la regardait venir à lui, insignifiante et suppliante. Il la regardait, insensible et inflexible. Plus froid que la morsure de l'hiver, trahit au plus profond de son être. Pourtant, malgré son apparente immobilité, nombre de sentiments s'entrechoquaient dans son esprit. Haine. Dégoût. Tristesse. Pitié. Tout ce qu'elle lui inspirait et tout ce qu'il transpirait. Maelström négatif, par la faute d'un mort rongé par les vers.
Pourtant, il la laissa faire lorsqu'elle offrit sa gorge. Il la laissa faire lorsqu'elle passa ses doigts autour de son cou, lesquels tressautèrent légèrement. Étrange fascination que celle de sentir la vie palpiter sous ses doigts. Sentir la moindre déglutition, le moindre changement de pouls. La sentir vivre.
Il ne dit rien dans un premier temps, scrutant le visage ravagé, à la recherche d'un quelconque nerf qui aurait oublié de se tordre de douleur. Les doigts sur le cou bougèrent lentement pour se refermer sur leur proie, lui permettant de respirer sans toutefois le faire librement, tandis que les Azurs, furieuses, jugeaient l'Argent.
Que faire ? Continuer à serrer pour la voir s'éteindre petit à petit ? Ou bien la relâcher et partir pour ne plus revenir ? Devait-il sonner le glas ?
- Pourquoi Breiz ?
Il prit parole tout en se redressant à demi et en la repoussant contre le bord du lit, violemment. Un grondement s'ensuivit, tandis qu'il rapprochait son visage du sien. Si proche qu'il ne pouvait détourner les yeux, si proche qu'elle serait obligée de l'affronter, avant peut-être, de s'effondrer.
- Il est mort, putain ! MORT, tu comprends ?!
Il éructa les mots, y mettant tout ce qu'il ressentait en cet instant, toujours en gardant le même ton, sans jamais hausser la voix. Elle l'avait fait souffrir, il fallait qu'à son tour elle comprenne la douleur qui le vrillait. L'agitant comme une poupée de chiffon, toujours à ça de rompre le fil qui la maintenait en vie.
- Tu n'as qu'un seul mari, moi ! Pas un putain de Bourguignon bouffé par les vers et moisi jusqu'à la racine ! Alors c'est quoi ton problème ? Tu t'es bien foutue de ma gueule et maintenant t'en as marre, c'est ça ?!
Il rapprocha son visage du sien, la haine déformant le visage cicatrisé, dépeignant la sombre fable qui le hantait.
- Choisis. Moi ou lui. Mais je te préviens... De ton choix dépendra l'avenir de tes enfants.
La tuer maintenant alors qu'elle était si consentante serait beaucoup trop facile. Il ne voulait pas de cette issue, celle où elle ne souffrirait pas assez. Et impliquer les enfants était toujours le moyen d'arriver à ses fins, n'est ce pas ?
Milo
Toute fureur s'envola, lorsque la lame fusa pour venir embrasser sa peau. Il ne lui restait plus qu'un seul goût, amer. De passive, elle était devenue dominante. Répondant sans même le savoir à la question sous-jacente qu'il lui avait posé. Pour lui, cela ne faisait aucun doute, elle aimait toujours cet homme. Ce mort dont le reflet se moqua de lui lorsque les lueurs de la lune jouèrent sur la lame. Et qu'importait si celle-ci s'unissait à présent avec lui.
Il ne bougea pas lorsque ses lèvres se posèrent sur les siennes, pas plus qu'il ne desserra son étreinte sur la gorge laiteuse. Mais il ne répondit pas pour autant à l'étreinte illusoire qu'elle lui offrait. Il ne savait pas trop combien de temps ils restèrent ainsi. Peut-être quelques secondes, peut-être plusieurs minutes. Etonné dans un coin de sa tête que la servante ou l'auberge n'aient pas été réveillés par leur scène.
Un rictus de douleur se peignit sur son visage lorsqu'il reprit ses esprits, relâchant la pression sur le cou de la rousse. Lentement, il détourna son visage et recula la tête. La lame flirta toujours avec sa gorge, l'entaillant un peu plus. Qu'il serait aisé et facile de s'avancer, pour sentir un tout autre baiser que celui sans émotion qu'elle venait de lui offrir.
- Tu ne changeras pas d'avis, n'est ce pas ?
Sa voix était à peine plus audible qu'un murmure, rauque et pleine de chagrin. Le triste constat qu'il venait de faire n'y était pas étranger, ni l'attitude de la rouquine. Il ne pouvait pas laisser un mort entre eux, cela lui était impossible. Lui avait tiré un trait sur son passé pour pouvoir vivre avec elle. Elle aurait du en faire autant.
Il déglutit difficilement, sentant la lame appuyer contre sa glotte. Ses épaules s'affaissèrent, géant désarticulé qui ne tenait plus que par la seule volonté d'affronter la mort en face. La main assassine retomba mollement le long de son flanc, l'autre recroquevillée contre son ventre.
- Je ne peux accepter plus longtemps le fait que tu appelles le Pi ton mari, Breiz. Ton défunt oui. Ton mari, non. Choisis. Lui ou moi.
Choisir n'était pas facile. Mais il fallait le faire à un moment ou à un autre. Par trop de fois, il avait encaissé les mots plus tranchants que l'acier qui s'enfonçait dans sa peau. Par trop de fois, il n'avait rien dit, se contentant de ruminer dans son coin les paroles qu'elle prononçait. Choisir n'était pas facile. Mais pour son avenir, elle devait le faire. Choisir entre la vie ou la mort.
Milo
Il regardait ses lèvres remuer, les mots lui parvenant difficilement. Voulait-il vraiment les entendre, eux qui devenaient cotonneux lorsqu'ils arrivaient à ses oreilles ? Voulait-il vraiment entendre la vérité ? Celle qu'au fond, sûrement, il connaissait depuis toujours mais se refusait à admettre ? Ou bien au contraire, était-il soulagé de les entendre, ses mots qu'elle ne prononçait jamais, ses mots qui faisaient partis de sa vie et dont il savait trop peu de choses.
Mariés ils l'étaient. Mais quant lui n'avait pas hésité à raconter son passé, douloureux s'il en est, elle restait évasive. Il ne savait pas grand chose de son enfance, encore moins de la vie qu'elle avait eu, avant lui. Et c'était peut-être cela qui le rendait fou, plus que tout autre chose.
- Ton âme ?
Il murmura les mots tout en soutenant son regard, du bout des lèvres, comme s'ils brûlaient. Il eut un sourire triste, avant de se pencher sur elle, le goût du sang emplissant ses narines alors que la colère et la tristesse étaient retombées. Il tendit sa senestre, caressant du bout des doigts les contours du visage qu'il aimait.
- Quel gâchis... Il secoua la tête, sa main glissant pour venir s'appuyer contre sa nuque, la ramenant vers son épaule. Ses lèvres se posèrent sur son front, tandis qu'il continuait sur le même ton, fermant les yeux. Mais sais tu que ton âme est folle, Breiz ?
Il en rirait presque, si l'instant s'y prêtait. Fou, il l'était. Mais tel un funambule qui frôlait toujours le vide, sa folie ne faisait que l'effleurer, sans jamais le faire sombrer. C'était elle qui lui dictait la plupart de ses gestes, c'était elle qui était responsable de son effronterie. Mais toujours elle le narguait sans vraiment prendre possession de lui.
Il laissa son autre bras s'enrouler autour de la taille de la jeune femme, dans le silence pesant. Il n'avait rien d'autre à ajouter, car il n'y avait rien d'autre à ajouter. Seul le goût de bile que lui laissait ce sentiment de gâchis aurait pût sortir de ses lèvres de toute façon. Les blessures étaient ouvertes, béantes, il serait difficile de les faire cicatriser.
Thor, pourquoi es tu si dur avec tes enfants ?
Milo
Lui ne bougeait pas, laissant les doigts fins parcourir son visage, plonger dans les cheveux blonds ou caresser sa peau rugueuse d'une barbe naissante. Ses lèvres closes bougeaient imperceptiblement, parfois, lorsque le pouce venait s'égarer sur elles. Mais jamais elles ne s'ouvrirent pour laisser échapper des mots qu'il ne pouvait prononcer.
Ainsi, elle savait. Et malgré tout, elle restait. Même lorsqu'il était à deux doigts de la tuer, même lorsque les mots étaient si violents que le corps en prenait acte pour accomplir la pire ignominie qui soit. Un poids s'ôta de sa poitrine, comme soulagé de la savoir aussi lucide. Le goût amer, lui, était resté, tout comme le sentiment de gâchis. Car quand bien même avait-elle conscience de ce qui était tapi tout au fond de lui, la blessure était encore ouverte.
A cela venait s'ajouter la culpabilité de n'avoir pensé à Gauvain, ce fils qui n'était pas le sien. Les souvenirs à chérir, il savait que c'était le plus important. Pourtant... Ces souvenirs là, il les avait maudit car il pensait qu'ils prenaient le pas sur tout le reste. Un soupir s'échappa de ses lèvres et il rouvrit les yeux, croisant le regard argenté.
- Chut.
Il posa ses lèvres sur les siennes, goûtant un peu de leur humidité, avant de reculer la tête et de poser son menton sur la sienne. Ce baiser, c'était tout ce qu'il pouvait lui offrir, pour l'instant. Chaste et pourtant passionné. Un remerciement scellé de la seule manière qu'il pouvait. Mais il n'en voulait pas plus, pour le moment. Il voulait juste rester ainsi, à la serrer contre lui. Et qu'importait si son allure était débraillée, si quelqu'un, attiré par le bruit, les surprenait ainsi. Il voulait juste rester ainsi.
Milo
Il ne bougeait pas, laissant son autre prendre l'initiative. Comme la toute première fois, celle où au bord d'un lac gelé, il était en position de force par rapport à elle. Mais cette fois-ci, les rôles étaient inversés. Lui était à sa merci et elle pouvait le briser à tout moment. Il retint sa respiration, à en voir danser des étoiles devant ses yeux. Il ne bougeait pas, fixant tout simplement cette porte comme si elle était son seul point d'encrage dans cette pièce tourmentée.
Il la laisse faire, poupée de chiffon entre ses bras. Ses gestes deviennent son guide, son odeur sa bouée. Il ferme enfin les yeux, relâchant la pression de ses muscles, respirant les fragrances qu'elle dégage : la peur, le soulagement,la tristesse, l'envie, ce sang laissé sur sa peau d'albâtre, son sang. Comme un rappel à ce qu'il avait failli faire, elle qui le rendait fou, aussi bien dans le bon comme dans le mauvais.
Il la laisse faire et ce n'est que lorsqu'elle vient se nicher au creux de son cou qu'il bouge enfin. Lentement, par crainte de l'apeurer. Sa dextre glissa dans les flammes, tressautant en s'y brûlant alors que son pouce rejetait les larmes incandescentes. Sa senestre gantée, elle, cavala le long de son dos pour venir se poser au creux de ses reins, là où se trouvait le symbole qui restait pour lui une énigme à part entière. A travers le cuir, la pulpe de ses doigts esquissèrent de nouveau le tatouage tant admiré, le redessinant à l'envie, en reprenant possession comme tant de fois auparavant.
Il recula légèrement la tête, observant le visage à demi-caché par la pénombre. Et ses lèvres se posèrent sur ses paupières, s'y attardant pour récolter la peine qu'il faisait couler. Et toujours, silencieux, maladroit, de demander ce qu'il ne méritait pas.
Me pardonneras-tu ?
Milo
Il se laisse faire, toujours. Condamné qui attend la sentence, celle qui ne viendra jamais. Chaque geste le fait tressaillir, de surprise plus que de peur. Et lorsqu'elle redécouvre à nouveau les sillons creusés par une bataille passée, il ne peut s'empêcher de fermer les yeux un bref instant pour chasser les sombres pensées qui voudraient de nouveau s'inviter.
La lettre inscrite dans sa chair brûle de nouveau lorsqu'elle en traça les sillons, remplacée pour un temps par son nom à elle. Il sourit doucement, le regard toujours rivé sur la porte. Elle le lui avait déjà demandé par le passé : pourquoi ne pas effacer cette honte ? Pour ne pas souffrir davantage. Depuis lors, elle s'évertuait à la supprimer par son propre moyen, arrivant à lui faire croire petit à petit que le L s'était transformé en B.
Il redressa la tête tandis qu'elle l'observait à son tour. Plonger au coeur de l'argent, se souvenir de toutes ces choses qui l'ont fait la prendre pour épouse. Les bons côtés comme les mauvais. Cette part de mystère qui résidait en elle et dont elle ne parlait jamais. Il ne savait rien de son passé, avant la ruse. Ou trop peu. Mais il n'en avait pas besoin de plus, il n'en voulait pas plus.
Un sourire timide, et le voilà qui prit enfin une initiative. Les bottes furent ôtées avec difficulté, ses doigts tremblants le rendant maladroit. Les braies jetées négligemment dans un coin, comme de vulgaires chiffons.
Et le corps frêle d'être entraîné sur la paillasse qui leur servait de lit, le poids des deux faisant gémir le bois. Un sourire, il n'osa bouger le temps de s'assurer que le portant ne s'écroulerait pas sur eux. Le visage aimé lui, parcouru de nouveau, d'abord esquissé par les mains pour être dessiné par les lèvres. Redécouvrant comme toujours ce corps qu'il connaissait pourtant par coeur, le sien dans une attitude protectrice, comme s'il craignait que les fantômes puissent jaillir par enchantement et venir lui prendre ce qu'il n'avait, au fond, jamais perdu.