--Lui
J'ai encore rêvé d'Elle...
[Une chambre. Haute sous la charpente. Honorable hostellerie comtoise. Je ne développe pas davantage le décors ni la toponymie.]
Je l'ai rêvée si fort, que les draps s'en souviennent. Je dormais dans son corps, bercé par ses "Je t'aime".
Mon héros a mal à la tête. Le vin jaune du Jura, ça descend, c'est sûr, mais qu'est-ce que ça tape. La veille, jusque tard dans la nuit, mon homme avait savouré le fromage de vache, mouillé au château d'Arbois. Et ça ballonne.
Si je pouvais me réveiller à ses côtés ! Ouvre tes yeux, tu ne dors pas !
Blang badabong !
En parlant d'ouvrir les yeux... Mon lecteur me fera l'aumône de sa bienveillance, l'onomatopée est maladroite. Et c'est là son moindre défaut. Le mâle s'effondre de tous son long entre le pot de bienséance et la chaise au pied du lit. Faut jamais se lever d'un coup quand on a les petites araignées qui vous crapahutent entre la tempe et l'il dextre. A l'intérieur.
J'ai un peu froid...
Pas de quoi faire de mon héros un demi dieu viril ? Valeur du millésime 1429 ? Très forte gelée à Mout. Très gros désastres cette année là. Y'a fallu replanter tous les ceps. Seuls les plus virils résistèrent, cette hiver là. Et Lui, est de ce bois là. Pas du p'tit fagot normand, nan ! En 1429, c'était caniculaire, à Rouen. Sans soutirage ni ouillage, une fois le vieillissement terminé, mon clavelin fait le bonheur des Dames. Question de maturité.
Une vie juste toi et moi...
Et demain,
Tu seras là...
--Elle
[ Une chambre d'auberge franc comtoise au mobilier sommaire : une table, un tabouret, un lit dans un coin, une malle ouverte comme éventrée d'où jaillissent pêle-mêle quelques vêtements masculins, une robe brodée, un hennin, une houppelande. Sur la petite table un encrier, des feuillets épars. Elle y est assise. ]
La plancher est jonché de boulettes blanches froissées, jetées à la dérive, frêles esquifs de sa pensée troublée et raturée. Des morceaux de mots déchirés, griffés, barrés surgissent comme des échardes de la surface lisse du papier : "... sans toi", " ... dans tes bras ... " , " Mon aimé...", " ... viendras-tu ?"
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien *
La plume reste en suspens entre ciel et table. L'encre goutte sur le vélin. D'un geste rageur Elle l'écrase sur la table et la pointe s'émousse contre le bois. Lorsqu'Elle se lève, le tabouret se renverse.
Va-t'en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc *
Et puis quoi encore ? C'est bon pour les héroïnes de légende ça, le couvent ou le saut de l'ange dans un fleuve furieux.
S'il faut se noyer autant que ce soit dans une pinte tassée et mousseuse. Dans plusieurs pintes même.
En braies, chemise et cape sombre, Elle sort. Appelez-moi "George". Elle tient à ne pas être importunée lorsque, dans la taverne, elle commencera à sombrer dans les profondeurs éthyliques afin d'oublier son désir à Elle et sa peau à Lui. Le premier qui noise lui cherche se prendra une ruade dans les bijoux de famille.
Seule. Laissez-moi seule. Qu'enfin je sois à Lui.
Ô Solitude,Ô ma Compagne ...
Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle
Mon coeur devient si doux c'est mon amant qui vient *
* Librement adapté des vers de Guillaume Apollinaire
--Lui
[La lucarne est voilée. Une chandelle dispense une lueur avare. Un coffre ouvert offre au regard curieux un tas de draps de lin pliés et propres. Les balustres de sa façades sont à rinceaux avec des insertions d'arabesques. A trois pas, une chaise à haut dossier et corniche appliquée, porte des vêtements en vrac.]
Aaaaaaaahhhhhhhhhhhhh....
Le soupir est rauque. Le polochon maculé de petites taches blanches, jetées à la dérive, frêles esquifs de sa pensée troublée et raturée*.
Un seul être vous manque et la sieste est génocide.
* : librement adapté des vers d'Elle.
--Elle
Il n'est point de citadelle qui ne puisse être prise. Sous les coups de bélier de l'envahisseur arc-bouté, elle s'ouvre en gémissant.
Elle, debout dans sa chambrette, rêve de conquête.
Dans une vision fulgurante de chairs et de sueurs mêlées elle contemple, haletante, sa propre capitulation.
Elle, debout dans sa chambrette, prend la lune à témoin.
Dans la lueur blafarde qui coule de la lucarne, ses vêtements tombés forment à ses pieds autour de sa nudité d'albâtre une corolle sombre.
Elle, debout dans sa chambrette, lève ses bras nus au ciel et voudrait que, flottant par-dessus les toits endormis, son appel Lui parvienne.
- Prends-moi !
--Lui
[Luxeuil-sur-mer]
Cette nuit se mêle à locéan. Une houle puissante se gonfle et se creuse. Deux lunes brillent sur les rouleaux virils.
Deux grands yeux ouverts éclairent létreinte. Il se gorge de ses embruns salés. Ses soupirs cadencés assourdissent sa nuit solitaire. Il boit sa sueur et respire son souffle brûlant. Elle tord sa nuque, sétire et se retire. Frissonne. Encore. Ses mains dansent en volutes et se nouent sur sa peau. Ses cuisses lacent et tissent la dentelle de leur deux chairs. Leurs convulsions affamées se mêlent en échos dans leurs yeux qui se caressent.
La vague enfle. Elle se nourrit de labysse. A fracasser leurs corps qui se frappent en tempête. Rompre lécueil. Ses doigts fins senfoncent dans ses épaules. Elle tremble. Enfin elle suffoque comme lécume éclabousse son ventre. Ils seffondrent.
- Je dors.
--Elle
[Cette même chambre. La lucarne et la lune. Elle. Lui, en pensées, en paroles, par actions et par omissions. ]
Elle fait un rêve, étrange et pénétrant.
La couche est étroite. Le bois grince lorsqu' Elle se tourne. Le lin un peu lourd du drap glisse sur son ventre puis découvre un sein. Son pied jeté hors du lit pend mollement à toucher le sol, qui tressaute parfois au gré de ce songe saugrenu. Ses lèvres s'entr'ouvrent sur un murmure inaudible que le sommeil trahit. Elle soupire et geint. Se tend. Etreint. Tressaille. S'apaise enfin.
Un seul être lui manque et son rêve en est peuplé.
--Lui
[Saint Claude]
[...]
Ceci n'est pas une pipe.
--Elle
[Verte est la Comté ... et la pomme défendue. ]
- Pourquoi pas ?
--Lui
[Contrairement à une légende rurale largement répandue, la comté n'est pas exclusivement peuplée de semi-hommes aux poils aux pieds]
Relève-toi...
Quoi que...
--Elle
[ On entend, venant des venelles, car c'est tous les jours le printemps, des rires et des chants sur l'île aux enfants : " Yo no soy marineroOoOOo ... sooOOOoy capitan, soy capitan !" Le soleil inonde la terre en eau de vie et cela fait comme une gouleyant glougloutement. Son verre est plein d'un vin trembleur et de peur d'abuser des bonnes choses, en fille polie et sage elle répondra : ]
Oh ... Juste un doigt...
--Lui
[Il était une fois...]
Tu n'veux pas un verre d'abord ?
La miche est sèche si on mouille pas.
--Elle
[ Il fêtait une noix ... ]
- Trinquons !
La mèche est chiche si c'est la débandade !
--Lui
[Jusqu'en haut des cuisses, elle est bottée. Et c'est comme un calice à sa beauté*.]
Trinquons !
Il arrive un âge, quelquefois, où la sexualité est purement linguistique.
--Elle
[ * ]
- Comment te dire ...
* En musique, un soupir est un silence.
--Lui
[Enchainement. Au dessus des cuisses... A vous refiler des crampes. Deux mains enchainées choient sur sa chute de rein. Deux lourdes pognes creusent sa croupe de vélin. La peau est douce. Le soupir profond. Enchaînés]
Hue !
L'onomatopée est rugueuse, maladroite et virile, certes. N'empêche, c'est beau une levrette.