--Elle
[ Une chambre d'auberge franc comtoise au mobilier sommaire : une table, un tabouret, un lit dans un coin, une malle ouverte comme éventrée d'où jaillissent pêle-mêle quelques vêtements masculins, une robe brodée, un hennin, une houppelande. Sur la petite table un encrier, des feuillets épars. Elle y est assise. ]
La plancher est jonché de boulettes blanches froissées, jetées à la dérive, frêles esquifs de sa pensée troublée et raturée. Des morceaux de mots déchirés, griffés, barrés surgissent comme des échardes de la surface lisse du papier : "... sans toi", " ... dans tes bras ... " , " Mon aimé...", " ... viendras-tu ?"
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien *
La plume reste en suspens entre ciel et table. L'encre goutte sur le vélin. D'un geste rageur Elle l'écrase sur la table et la pointe s'émousse contre le bois. Lorsqu'Elle se lève, le tabouret se renverse.
Va-t'en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc *
Et puis quoi encore ? C'est bon pour les héroïnes de légende ça, le couvent ou le saut de l'ange dans un fleuve furieux.
S'il faut se noyer autant que ce soit dans une pinte tassée et mousseuse. Dans plusieurs pintes même.
En braies, chemise et cape sombre, Elle sort. Appelez-moi "George". Elle tient à ne pas être importunée lorsque, dans la taverne, elle commencera à sombrer dans les profondeurs éthyliques afin d'oublier son désir à Elle et sa peau à Lui. Le premier qui noise lui cherche se prendra une ruade dans les bijoux de famille.
Seule. Laissez-moi seule. Qu'enfin je sois à Lui.
Ô Solitude,Ô ma Compagne ...
Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle
Mon coeur devient si doux c'est mon amant qui vient *
* Librement adapté des vers de Guillaume Apollinaire