Norah.

[Chambéry]
Citation:
Norah. hausse les épaules, amusée malgré elle
Norah. : Des jours qui se succèdent sans repère, tous plus incertains les uns que les autres.
Norah. : Des jours qui se succèdent sans repère, tous plus incertains les uns que les autres.
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Ses doigts pâles se serraient autour de la chope, tandis qu’elle la portait à ses lèvres, pour masquer un semblant d’embarras. L’ambre du liquide se reflétait presque sur le rouge de ses yeux qu’elle s’efforçait de dissimuler aux regards indiscrets en rabattant sur son visage le lourd rideau de sa crinière noire. Son souffle était incertain, hésitant et cadencé ; le sang battait à ses oreilles comme une mélopée incessante frappe la mesure d’un rythme lancinant. Un animal.
L’alcool qui glissait sur sa langue ranimait un peu ses membres engourdis ; malgré tout, la sorcière veillait à garder un air neutre. La tâche n’était pas mince ; allez dissimuler un physique méphistophélique comme le sien sans attirer les regards méfiants. Une longue cicatrice courait le long de l’intérieur de son bras, jusqu’à son poignet ; nette, claire, précise. Récente. Elle la dissimulait sous la longue manche de sa tunique, s’arrangeant pour qu’elle ne glissât pas. Rien ne devait pouvoir briser sa mascarade. Rien ne devait pouvoir faire tomber son masque, interrompre son jeu. Ce soir, elle était normale, dans le sens le plus pur du terme. Aussi normale qu’une voyageuse solitaire pouvait l’être.
Norah était entrée dans la Capitale quelques heures plus tôt ; trois jours durant, elle avait chevauché sans relâche, jusqu’à ce que ses membres devinssent gourds et souples, habitués au mouvement régulier du galop de Calypso qu’ils épousaient sans qu’elle eût besoin d’y réfléchir. Le paysage avait bien changé, ces derniers jours ; elle retrouvait le décor familier des arbres et des montagnes, le silence des routes, le vent qui faisait gonfler sa cape. Depuis longtemps, la solitude ne lui pesait plus. Non, ce qui lui pesait, c’était son objectif. Combien de fois n’avait-elle pas eu l’impression que toute sa quête était vaine, son parcours voué à l’échec ? Elle était toujours seule, seule, seule. Personne ne convenait, personne ne comprenait, et elle restait avec sa haine dévorante et l’envie furieuse et grandissante d’enfoncer son poignard dans la gorge du premier venu pour en faire un rituel sacré. Mais non. Elle restait fiévreuse, les mains tremblantes du méfait qu’elle s’était vu accomplir, en intimant à sa colère de se taire, et à sa patience de prendre le pas. Bientôt, bientôt.
Les formalités de base –décliner son identité, payer l’écu réglementaire qui rassurait les gardes de la ville sur sa condition, mener Calypso dans une écurie…- admirablement passées, la jeune femme s’était retrouvée libre de parcourir à son gré les rues et les ruelles peuplées d’inconnus dont elle évitait soigneusement les regards ; mais sa curiosité était sans borne. Sans cesse, elle s’aventurait près des coins les moins bien fréquentés, tout en tâchant de ne pas attirer l’attention sur sa personne. Elle cherchait. Quelqu’un, quelque chose. Mais seule… Il était tout simplement hors de question qu’elle pût demander des informations. C’eût été réclamer un aller simple pour le bûcher.
Exténuée, elle avait rejoint l’établissement le plus proche ; celui, également, où brillait la plus faible lumière. L'alcool était bon, la compagnie agréable, le sommeil serait réparateur. C’était tout. La jeune femme résolut de retarder son départ, de consacrer la matinée qui viendrait à dormir. Elle repartirait plus tard ; qu’est-ce qui pressait ? Sur ses lèvres, elle portait encore la saveur des pâtisseries, le sel de la mer, la chaleur du soleil, l’amertume d’un alcool particulier, l’ombre d’un sourire, le vestige d’un battement de cœur.
Elle avait déjà traversé tant de choses. Aujourd’hui commençait son tour à travers la Savoie.
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