Ululo le terrible Ululo était un roi terrible. Les potences et les gibets formaient des bois épais sur les hautes collines de son royaume, et ses corbeaux étaient les plus gras de la terre. Tous ses jugements commençaient par
" Qu'on le..." et se terminaient par
" pende, brûle, noie ou tranche ". Cela venait de ce qu'il avait un coeur monstrueux : il portait, logé en sa poitrine comme un boulet dans un mur, une pierre à cinq trous, semblable à celle dont on fait les bordures dans les allées des jardins.
Quand il laissait les hommes en paix, c'était pour tourmenter les bêtes, chassant seul sur un grand étalon roux, suivi d'un dogue énorme.
En ce temps-là, il préparait une grande expédition ; on émoulait les sabres, appointait les piques, huilait les essieux des roues de charrettes, habillait de soufre les torches, suifait les cordes et on graissait les selles. Pour calmer son impatience, Ululo s'en alla seul chasser sur la lande. Tout devenait désert devant lui, plume ou poil, la sauvagine se terrait et le roi en éprouvait une grande colère. Il aperçut pourtant un jeune chevreuil qui filait comme le vent. Il le poursuivit à bride abattue durant deux heures, l'atteignit enfin et l'assomma d'un coup d'épieu avec un han ! de rage. Et alors, il fut stupéfait.
Il fut stupéfait parce-qu'il n'éprouvait aucune joie à voir la petite bête étendue dans l'herbe sanglante palpiter en sa courte agonie.
-
Ah, ça ! dit-il tout haut,
que m'arrive-t-il ? Et, se tâtant avec inquiétude, il s'aperçut qu'il avait perdu son coeur en montant et descendant sur sa selle durant la furieuse poursuite. Son coeur avait sauté hors de sa poitrine !
Il se dépêcha donc de faire virevolter son étalon, siffla son dogue et revint sur ses pas. Il retrouva bientôt son coeur dans les ajoncs, le ramena, le remit en place sous son pourpoint : et alors, il fut de nouveau stupéfait...non seulement il n'éprouvait aucune joie d'avoir tué le chevreuil, mais encore il en ressentait de la gêne.
Il rentra tout songeur au palais.
" Je dois être malade " pensa - t -il.
Son médecin le rassura :
- Ce sont des vapeurs Sire. Les jours suivants, tout le monde frémit en voyant le roi si sombre. Enfin, les préparatifs furent terminés et Ululo partit pour la conquête du pays des Oignons. C'était une paisible républiquette de jardiniers qui n'avaient jamais combattu que les moineaux, les taupes et les courtilières, et dont il voulait saccager les plates-bandes. D'ordinaire, en enfourchant son grand étalon roux, l'étendard noir de la guerre en main, il jubilait d'une joie féroce. Il était d'accord avec lui-même pour massacrer jusqu'au dernier homme et brûler jusqu'à la dernière maison. Or, cette fois-ci, il se sentait divisé et troublé.
Tandis que l'armée se déployait derrière eux comme un long mille-pattes de cuir et de fer, il fit part à son médecin de son malaise :
- J'ai là, au coeur, ou à côté, une sensation de faiblesse, quelque chose de tiède et de doux qui m'effraie, je ne suis plus le même homme. - Ce sont des bouffées de chaleur dues à la pleine lune, Sire, lui répondit le médecin. L'air du pays des Oignons les dissipera. - J'y vais sans joie, dit encore Ululo. Cependant on avait franchi la montagne, et traversant des forêts épaisses, l'armée descendait vers la terre à conquérir. Il tombait une pluie fine. Dans les éclaircies on apercevait le visage prospère, paisible et heureux du pays des Oignons.
Le barde qui marchait près du roi, commença son chant de guerre en tournant la manivelle de sa vielle :
De la montagne descend un noir orage
Qui va fondre sur les jardins !
Le roi Ululo foulera les plates-bandes
D'épinards, de mâche et de carottes !
Les laitues seront rouges
Et des décombres des maisons
Montera un voile noir sur le soleil couchant !
- Tais-toi ! s'écria Ululo d'une voix tonitruante.
Toute l'armée s'arrêta net. Le roi Ululo, enfin d'accord avec lui-même venait de prendre une brusque décision.
D'une pression de la bride, il retourna son cheval et parla à toute l'armée :
- Devant nous se dresse un obstacle qui nous interdit d'aller plus loin. Et d'un geste, il montra l'allée forestière descendante. Tout le monde écarquilla les yeux. On ne voyait rien. Enfin, le roi Ululo ajouta :
- Nous n'avons pas le droit de rompre. Officiers, sous-officiers et soldats, comprirent alors qu'il s'agissait des fils ténus que des araignées avaient tendus en travers sur le chemin. La pluie y avait suspendu de fines gouttelettes qui les faisait reluire au soleil de l'éclaircie.
- Tant de fragilité ! murmurait le roi pour lui-même.
Il dit encore à tous :
- Et nous n'avons pas le droit de les écraser ces autres ! Les guerriers étonnés, comprirent alors qu'il s'agissait des escargots qui, de part et d'autre répondaient au signe frais de la pluie. Rampant dans l'herbe, suspendus aux feuilles, dilatant leurs cornes comme des mâts, les gros blancs, les petits gris, les roux et les fauves, les limnées et les hélices profitaient de l'humidité bienfaisante et le roi Ululo ne voulait pas les écraser.
- Tant de bonheur simple et bête ! murmurait le roi.
Enfin, il commanda d'une voix frémissante :
- Demi-tour ! - Sabre de bois ! marmonnèrent les généraux,
le roi travaille de la couronne ! - Qu'attends-tu pour chanter ce qui se passe ? Tu t'endors, meunier de musique ? demanda le roi au vielleux.
Alors le pauvre barde se dépêcha de se remettre à tourner sa manivelle, mais à l'envers cette fois, et il chanta ceci :
L'orage est resté dans la montagne
Il n'a pas fondu sur les jardins.
Le roi Ululo ne s'est rien foulé !
Les laitues restent vertes
Et des maisons riantes et paisibles
Ne monte plus qu'une douce rumeur de vie dans le soir.
Tout ça pour des chapelets d'araignées
Et quatre ou cinq gastéropodes ! Le roi avait écouté ce chant avec une émotion extraordinaire, une joie rayonnante sur son visage affreusement pâle. Aux derniers mots, il porta la main à sa poitrine et, poussant une sourde plainte, tomba de son cheval.
On l'étendit sur l'herbe, comme un chevreuil blessé.
- Il est mort, dit le médecin.
Le coeur. Quand on examina son corps, on trouva dans son coeur de pierre, encore vivante, une petite limace qui s'était logée en une des cinq cavités, le jour où il l'avait perdu parmi les ajoncs de la lande.
C'est pourquoi, quand on conte aux enfants de Franche-Comté l'histoire de ce prince cruel qui subitement devint bon :
- C'était, dit-on, le roi Ululo qui mourut de tendresse pour avoir porté en son coeur de pierre l'humanité d'une limace.