*La charrette de Rollin, la prime savoyarde comme il aimait à l'appeler, celle dont il avait fait peindre par Yzalba les pans aux armes de Chambéry et les montants et longerons de jolis rinceaux enroulés, s'en allait cahotant sur le chemin défoncé qui menait au champ des réjouissances. À sa suite, venaient cinq bateleurs aux vestures criardes. Il avait décidé d'offrir aux Chambériens quelques artifices musicaux qui, espérait-il, inciterait bientôt le peuple à danser et se réjouir plus encore.*
*Le Bailli n'était pas à l'heure mais il avait promis de venir, aussi tenait-il sa parole. Debout sur le plateau derrière le Mestre cueilleur, Colinet, un large sourire aux lèvres, tentait de garder l'équilibre, tout en veillant à ce que leur précieux chargement ne se répande pas au long de leur route.*
*Déjà au loin, on entendait les éclats de voix et les rires, les cris des tireurs à la corde, les clameurs et les vivats des Citains. Puis se furent les douces notes flûtées de chants populaires entonnés de-ci de-là par quelque jeune berger ou solide bouvier des environs.*
*Rollin vit une nuée d'enfançons de tous âges courir de dextre à senestre, plongeant entre les tréteaux des tables, sautillant près des étals où se trouvait pitance, comme un vol de moineaux guillerets au milieu d'une cour de ferme.*
*Dame Aphrodyti avait donc mis les petits plats dans les grands, pour sûr! Plusieurs treffes colorées et de grandes toiles tendues offraient un peu d'ombre aux joyeux fêtards assemblés... Dans l'air flottaient les arômes suaves et alléchants du bon manger savoyard.*
*Le Bailli croisa le regard de la conseillère à l'animation qui, au loin, semblait arbitrer le tir à la corde. Il salua la Dame d'un large geste de la main et du bras, puis fit faire halte au mulet qui tirait la charrette.*
*Colinet avait sauté bas du véhicule et cherchait déjà un présent qu'il serait en mesure de débarquer. Rollin ébouriffa les cheveux du jeune garçon... ces cheveux si sombres et si étrangement semblables aux siens, eux qui n'étaient pas du même sang.*
*Le Chambérien se tourna vers les bateleurs et d'un geste de la tête leur signifia qu'il pouvait débuter leur office. Les musiciens allèrent se placer à quelques toises, à l'endroit que leurs sens aiguisés leur avaient désigné comme névralgique: à égale distance des tonneaux, de la nourriture et des jeunes filles en fleur. Bientôt, les accents lancinants de la vièle à roue, les accords du rebec délicatement caressé à l'archet, les trilles de la chalemille et l'insistant répons du cornet à bouquin s'entremêlèrent, soutenus par le battement endiablé du grand tambourin...
La musique à danser venait de jaillir dans l'air... et le temps d'un battement de paupière, le peuple s'était mis à guincher joyeusement*
Extrait musical: La Capella de Ministrers, "Il Lamento di Tristano", Saltarello, anonyme, XVe siècle.
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Co-Mestre de la Corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.