Heures ? Jours ? Semaine ?
Elle aussi a perdu le compte, pour peu quelle lait tenu à un moment donné. Rien nest moins sûr, lesprit trop claquemuré dans sa tête pour prêter la moindre attention à ce qui lentoure. Trop concentré à refouler un tant soit peu le kaléidoscope immonde qui sest imposé à elle, à garder lèvres closes pour ne pas hurler.
Est-ce le cri de Zahra qui la faite sursauter et tirée de la langueur morbide dans laquelle elle restait plongée ? Il fait écho dans son crâne à présent, joint aux siens et à tous ceux de cette humanité désespérée et agonisante.
Peu à peu, ses prunelles semblent sanimer, tandis quelle continue de maudire ce foutu cur qui bat dans sa poitrine, mécanique stupide, écurante de régularité.
La voix du maure résonne à son tour, exaspérante. Entêté chirurgien qui la maintient en vie depuis des mois, refusant de voir lévidence. "Des morts ?" Le regard éteint de la jeune femme parcourt lentement lintérieur de la tente et glisse sur les gisants. "Cest la guerre Achim.. Les gens meurent. Chaque jour des gens meurent de tout de rien. Cest la seule constante qui les rassemblent tous. Lélément inéluctable qui rend le prince égal au plus vil. Pourquoi sen étonner encore ? Pourquoi tenter dy remédier ?" Aucun son ne franchit ses lèvres résolument closes, et cest telle une automate quelle se redresse en serrant le drap contre son corps pour attraper le vêtement déposé pour elle. Ce serait un sac en toile de chanvre quelle le passerait avec la même indifférence.
Se lever. Cest ça
Bouger. Marcher. Les jambes tremblent légèrement alors que machinalement elle se dirige vers la solution vinaigrée pour se laver les mains, alors que sa tête tourne un peu.
Paresse avait-il dit
Elle pourrait en rire, elle qui depuis des années na fait que travailler, étudier, inlassablement, écartant de sa vie toute notion de plaisir. Mécanique on vous a dit
Oui, elle aurait pu en rire, si elle se rappelait seulement comment on fait.
Pourquoi lavoir tiré de sa torpeur ? Zahra dort dun souffle régulier, apaisé. Lhomme est déjà recousu et bandé. Même lattelle à son bras est posée. Pourquoi alors ? Pour quelle constate une nouvelle fois toute létendue de son inutilité en découvrant son associé ? Incapable dassurer les arrières du grand puisquelle était tombée avant. Inutile et impuissante. Thème récurrent. A louest rien de nouveau.
Pourquoi Achim nest-il pas en train de le rafistoler lui aussi ?
Un carré de linge trempe doucement dans un bassinet empli deau claire, puis vient débarrasser le torse puissant du sang et de la terre mêlés, séchés, avant de finir au sol. Il devrait reprendre un assistant le maure, ne serait ce que pour la corvée ramassage, nettoyage, blanchissage, remplissage de page
Nouveau linge pour le visage.
Ses gestes sont certainement moins assurés que ceux du maure. La fatigue, lappréhension de sentir son regard par-dessus lépaule, observant, décortiquant pour analyse critique. Sans compter que le grand pourrait avoir réveil agité, toute en finesse
Que du bonheur en somme
Les carrés de tissu se suivent sans se ressembler ; à présent imbibés de solution vinaigrée. Elle nettoie en douceur la pommette et déjà son esprit pragmatique compte le nombre de points nécessaires pour la suture. Puis plus délicatement encore, la lacération au côté. Chair et muscles profondément entaillés. Pour un peu, elle pourrait y glisser sa petite main pour aller chatouiller un rein.
Elle retourne laver ses mains fines, cherchant dans lattitude du chirurgien sil va soccuper enfin du grand, avant quun froncement de sourcils explicite ne vienne confirmer ses doutes et quelle laisse un long soupir désabusé séchapper entre ses lèvres pâles. Elle voudrait lui rétorquer que cest lui LE chirurgien, médecin de Grenade, diplômé universitaire de Bagdag, descendant dune longue lignée dillustres noms de la spécialité, alors quelle ne sy est mise que pour tenter de rétablir la balance, après avoir dabord appris lanatomie pour découper de façon plus rapide et efficace. Mais rien ne franchit ses lèvres cette fois non plus.
Un à un, les instruments prennent place pour lopération. Aiguilles, catgut, fil de soie
Et une bonne dose dextrait de pavot.
Paille glissée entre les lèvres du grand et cest presque au goutte à goutte quelle y va. Patiente. Cest dans sa nature de toute façon.
Ensuite les deux aiguilles et le catgut et la séance macramé peut commencer. Concentrée, les mains raffermies. Les gestes sont lents peut-être mais dune précision chirurgicale tout de même. Points posés à pas de fourmi, le muscle recousu petit à petit. Il lui aura fallu une heure, peut-être plus avant quelle ne repose les aiguilles pour prendre la suivante, le fil de soie et ne referme la chair. De nombreux petits points, serrés mais pas trop. Quils tiennent.
Plaie refermée, elle la nettoie à nouveau avant dy apposer un onguent de miel et darnica. Tiens, elle conseillerait la consoude pour le bras de lautre dailleurs
La voilà qui sébroue doucement pour éviter de trop se disperser, haussant même les épaules sous lincongruité de la chose. De simples carrés de tissu viennent recouvrir longuent. Pour le bandage ça attendra le réveil. Cest pas elle qui va soulever limmense carcasse de ses petits bras.
De sa main droite elle vient se masser doucement la nuque. Le corps lourd de lassitude alors quelle sétire lentement, faisant craquer à peine son dos dêtre restée si longtemps sur lui. Une fois dépliée, un nouveau lavage de mains simpose. Rituel du chirurgien avisé, pour mieux passer à la suite. Aiguille fine et fil de soie à nouveau, de petits points précis en nuds qui referment la pommette. Et un nouveau linge qui repasse sur le visage et le front du grand alors quelle soupire de fatigue