Meyko
- Misérable, ce mot sonnait à merveille à l'oreille de la femme qui étendue au sol, sur un mince tatami déchiqueté, fixait avec indifférence les derniers lambeaux des draps souillés par le sang, la crasse, la sueur et le stupre. Il faudra les brûler. Comme tout, brûler tout, cette tignasse noire qu'elle détestait car tant de fois empoignée violemment, arrachée et salit par la main d'un étranger. Brûler ce local pourri dans lequel elle gisait depuis cinq jours, brûler ces vêtements qui ne recouvraient plus ses seins tant ils étaient éliminés. Brûler ce corps, renaître de ses cendres, ailleurs loin de cette misère et de ces malheurs. Être simplement brûlée par le soleil, sentir la caresse douce d'un rayon réchauffer sa peau, ses cicatrices, s'exposer à la lumière, enfin... Et pourtant elle demeurait cachée dans cette pièce sombre et humide, avec pour seul éclairage une bougie timide qui se consumait dans un coin, sans un mot. En silence.
Pendant un bref instant, elle s'imagina bougie se consumant au grès des saloperies qu'elle ingérait pour oublier la douleur de ses articulations, oublier de penser pour ne plus avoir à faire face aux mauvaises décisions qu'elle avait prise. Sagishi lui donnait ce qu'il fallait pour qu'elle ne proteste plus, qu'elle accomplisse son devoir docilement. Ouais, parce que ça faisait maintenant trois jours que la brune piquait des crises d'hystérie. Herbes japonaises ou poisons, qu'en savait-elle de cette merde qui bouffait son existence et leur être, car pour eux la seule chose qui comptait, c'était que les rastaquouères en redemandaient encore. Sag' et Mey' qu'est-ce qu'ils s'en tapaient du peuple qui se mourait dans la drogue, ils préféraient lui dire que leurs thés et leurs prières les amèneront dans tous les cas au bout du chemin, face à la Mort... alors autant y aller dans un train d'enfer...
Et dehors ça s'agite enfin. Meyko ne bouge pas, les yeux grands ouverts, seul le mouvement régulier de sa poitrine témoigne qu'elle est encore en vie. Dans quelques instants elle accomplira sa tâche avec froideur et indifférence, son petit moi intérieur recroquevillé dans une bulle tandis que son corps nu s'offrira au client. Ce corps qu'elle a vu grandir et qui n'est plus qu'à ses yeux un amas de chair stigmatisé, dont Shag' exploite chaque parcelles pour en tirer quelques malheureuses piécettes... Meyko s'en fout, pour lui elle donnerait son âme. Sagishi n'a que si peu à faire, lui... dépouiller jusqu'au dernier pécule l'idiot qui s'est fait prendre dans les filets de la brune, avant de l'assommer suffisamment pour qu'il pense que la nuit avait été trop arrosée, et qu'il s'était retrouvé dans le caniveau sans le sous à cause du dieu des ivrognes. Faut pas leur en vouloir à ces pauvres gens, ce qu'ils cherchent c'est juste un peu d'amour et de rêve dans ce bas monde...
... ce n'était qu'une chimère poudrée. La Meyko s'en souvient comme de l'eau de vie. Cette silhouette nonchalante qui se découpait dans le manteau bleu des brumes matinales du mois d'octobre, alors que les rues commençaient à peine à s'agiter. Il avait paru irréel la première fois, comme un ange, un fantôme qui arpentait les rues sinistres de la vieille ville, tandis que sous sa cape la mort en poudre y siégeait avec honneur. La brune déjà gonflait sa maigre poitrine alors que ses lèvres adoptaient une teinte vermeille. Enfants de la fange levez vos étendards sanglants, car sur le bout de la langue il lui avait posé la marque des esclaves. Meyko n'était plus la tapin du coin de la rue mais celle de Sagishi et là, il y avait une grande nuance. A ses côtés elle s'était sentie autre chose, une femme qui ne mendiait plus que la présence d'un seul être et qui enfin, avait une raison de traîner sur le trottoir. C'est con hein, mais c'est dingue ce qu'une foutue donzelle peut se sentir pousser des ailes quand un homme trouve les bons mots...
Et de leur association naquit un business charitable, si j'puis m'exprimer ainsi. Un lien affectif les unissait petit à petit, jusq'au point où Shag' protégeait jalousement son petit joyau, si celui-ci ne l'emmerdait pas à réclamer montes et merveilles. L'argent sale suffisait à les rendre heureux, et Meyko dans sa grande cupidité ne bronchait pas et souriait pendant sa besogne.
Du moins jusqu'à ces derniers jours où elle se surprenait à rêver d'un ailleurs. Un no man's land éloigné de cette fange, eux deux exilés sur une petite île dans le sud. Son humeur déclinait de jour en jour, et il lui disait qu'elle était chiante...
Putain de chiant car déjà dans le sas elle entendait la voix de Shag', il n'était pas seul. Meyko cligna lourdement des paupières avant de se redresser, plier une jambe sous ses fesses et s'adosser contre le torchis du mur. A côté du tatami une cuvette d'eau fraiche permit à la brune de se débarbouiller le visage, se rafraichir et surtout réveiller son être engourdi. Même si l'endroit était pitoyable, la brune gardait dans son port de tête une certaine fierté, une élégance. Ses lèvres charnues apportaient un air juvénile à son visage sibérien tandis que ses yeux bridés, si particulier, cassait l'expression froide de son visage par un regard velouté. Une fleur qui pousse dans la merde et qui voudrait bien se faire arracher...
Meyko patiente, un sourire flottant aux coins des lèvres.
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