Citation:On appelle cette légende lHistoire des trente-six chaudronniers, et le peuple la dit encore dans une chanson flamande qui doit être bien vieille.
Le Roy de France, victorieux à Bouvines, avait emmené le Comte de Flandres à Paris et il ly retenait captif, avec bien des chevaliers flamands qui avaient partagé le triste sort de leur Seigneur. Pendant ce temps-là, le pays privé de son chef et nayant plus quune faible femme pour le gouverner, le pays fut en proie à toutes sortes de calamités. La guerre qui venait de se terminer dune manière si malheureuse pour les Flamands avait laissé dans les campagnes une foule de ces soudards qui naiment que le pillage, hommes sans fois ni loi, sans feu ni lieu, et qui ne se plaisent quau milieu du trouble et du désordre. Profitant ainsi de la faiblesse de la Comtesse, ces brigands, sûrs de limpunité au milieu des bois, dévastaient audacieusement les campagnes et rançonnaient dune manière indigne les pauvres paysans qui refusaient de faire cause commune avec eux. Cétait le prélude des scènes terribles et abominables des pastoureaux ainsi que des soulèvements des paysans.
Ils avaient établi leurs repaires au milieu des bois. Là, vivant comme les bohémiens, les zingaris, et autres gens de cette sorte, tantôt ils attaquaient à force ouverte, lorsquils étaient sûrs dêtre les plus forts, tantôt ils avaient recours à la ruse, et sous lapparence dun métier quelconque, ils sapprochaient des villages, des bourgs, et ne manquaient jamais dy faire de nombreuses victimes.
Or, le châtelain de Maldeghem était le compagnon de captivité du Comte de Flandres, et son absence avait enhardi les brigands. Ils avaient trouvé le moment favorable pour exploiter lambacht de Maldeghem, et ils sétaient campés dans les bois des environs, sous prétexte dy exercer leur métier de chaudronniers. En peu de temps ils étaient parvenus à se faire dans le pays des partisans et des complices. Léloignement du châtelain semblait leur donner cause gagnée ; la terreur quils inspiraient aux pauvres gens les rendait les maîtres véritables de la contrée.
Un jour le château de Reezinghe, qui était désert depuis bien des mois, et dans lequel la châtelaine navait point osé rester seule en labsence de son mari, le château reprit tout dun coup un air de vie et de fête. Le prisonnier avait si bien travaillé dans lintérieur de sa prison, il avait si bien miné les murailles, que ses compagnons et lui sétaient échappés pendant la nuit et avaient réussi à retourner dans leur pays. Le Roy de France, en lapprenant, avait eu un grand accès de fureur, mais comme il ny avait pas de remède, force lui fut de se calmer. Rendu à la liberté, le châtelain de Maldeghem commença par rappeler à lui sa femme et il reprit ses vieilles habitudes féodales, ces murs de châtelain campagnard.
Dans ces temps-là le plus grand plaisir dun seigneur châtelain, cétait celui de la chasse : quel autre déduit pouvait plaire à ces hommes qui naimaient que la guerre et tout ce qui en rappelait limage ? Il fallait bien dailleurs que le Seigneur de Maldeghem regagnât le temps perdu en prison et renouvelât connaissance avec ces fourrés giboyeux, ces taillis épais, dans lesquels il avait si souvent fait tomber sous ses coups les plus beaux cerfs, les sangliers les plus redoutables. Un matin donc il avait quitté le château de Reezinghe avec ses chiens et ses valets pour aller courir le cerf. Emporté par son ardeur à la poursuite de la bête, il séloigna si fort des sentiers battus, quil lui devint impossible de retrouver ses gens et son chemin. Il avait déjà vu le soleil décliner à lhorizon et se cacher derrière le feuillage touffu des arbres, il craignait dêtre surpris par la nuit au milieu du bois, lorsque, dans une clairière, il aperçut un berger qui semblait fort tranquille et devait par conséquent très bien en connaitre les détours. Cétait une rencontre trop heureuse pour que le châtelain la négligeât.
- Que fais-tu là, manant ? lui dit-il.
- Je garde mes moutons, messire, vous le voyez bien.
- Ne pourrais-tu me servir de guide et me remettre dans le bon chemin ?
- Impossible messire, je ne puis quitter mon troupeau.
- Tu me diras au moins si je suis fort éloigné de toute habitation, et si je puis espérer de trouver un abri quelque part.
- Ma foi messire, je nen sais rien, mais il me semble que vous feriez bien de vous hâter, car si lobscurité venait à vous surprendre, vous passeriez une mauvaise nuit dans le bois.
- Si du moins tu voulais me servir de guide !
Ce disant, le Seigneur de remarqua un cornet de chasse qui pendait au cou du berger. Cela lui donna envie de lentendre. Véritable envie de chasseur, peut-être, et qui était sans conséquence ; peut-être aussi espérait-il que le son du cor serait entendu de quelquun et quon accourrait à son aide.
- Berger, ton huchet semble bon, lui dit-il, tire-moi quelques sons, afin que je puisse en juger.
- Messire, ce nest guère le moment de vous amuser, songez donc que le temps vous presse.
- Quimporte, sonne toujours, jai une furieuse envie de tentendre.
- En vérité, messire, vous avez tort, vous feriez mieux de continuer votre route.
- Faudra-t-il donc que je te lordonne, manant, et dois-je te dire que je suis ton Seigneur ?
- Oh ! Dans ce cas, dit le berger, je ne puis rien vous refuser, admirez donc les sons de mon huchet.
A ces mots, notre homme, qui sans doute navait pas reconnu dabord le châtelain de Maldeghem, changea tout à coup de manières ; il y avait dans ses traits un air sardonique, auquel ledit Seigneur ne prit pas garde ; il mit le cornet à ses lèvres, et les bois retentirent aussitôt dun appel étrange qui ne ressemblait en rien aux airs de chasse connus du Seigneur châtelain.
Quelques temps sécoulèrent et lon vit bientôt arriver de plusieurs côtés à la fois des hommes à la mine farouche, à la parole menaçante ; ils étaient au nombre de plus de cent. A linstant, ils entourèrent le Seigneur de Maldeghem en proférant des cris de haine et de mort.
- Arrière, sécria celui-ci, arrière, misérables, ne connaissez-vous pas votre Seigneur ?
En même temps il tirait son terrible couteau de chasse, décidé à vendre chèrement sa vie à ces brigands. Mais les bandits avaient aussi des armes, et ils étaient trop nombreux pour que le noble et valeureux Seigneur pût espérer une heureuse issue de cette lutte vraiment inégale. Il sétait trouvé cent fois à la guerre dans de sanglantes mêlées où il avait combattu tout seul contre dinnombrables ribauds. De sa lourde masse darmes, il savait alors se frayer un passage à travers cette vile canaille, qui tombait devant lui comme font les épis devant le moissonneur ; mais ici que pouvait-il faire contre tant dennemis furieux ? Son coutelas pourrait-il résister longtemps à ces bâtons ferrés, que lon brandissait autour de lui ? Encore, sil avait eu sa bonne armure de guerre ! Il comprit que la prudence exigeait quil parlementât.
- Mais enfin, que voulez-vous de moi, leur cria-t-il, vous faut-il de lor ? Tenez, en voilà, et de la main il leur en présentait trois pièces.
- Rien que cela, messire, cest bien peu pour un si riche Seigneur.
- Allons, allons, il faut en finir, tuons-le, ce sera plus tôt fait, disaient les acharnés.
Cependant, par un reste de ce respect naturel que les gens du peuple ne peuvent sempêcher déprouver pour les hommes dune condition supérieure, aucun deux nosait frapper le premier. Ils hésitaient. Pendant ce temps-là quelques-uns des plus prudents de la bande sétaient concertés entre eux. Ils sétaient dit quil y aurait peut être plus de danger à tuer le châtelain quà le laisser retourner au château. Ils avaient réfléchi à leffet que produirait nécessairement à Maldeghem la disparition du Seigneur, et à quelles poursuites ils ne manqueraient pas dêtre exposés. Le châtelain était le cousin de la Comtesse ; indépendamment de ses nombreux vassaux, il aurait pour le venger tous les seigneurs de sa famille et tous les nobles du pays. Devait-on sexposer ainsi, par sa mort, à être traqués comme des bêtes fauves et à périr misérablement ?
Cet avis prévalut, on dit au châtelain quon nen voulait pas à sa vie.
- Nous sommes de pauvres chaudronniers, ajouta le chef de la bande, et cest la misère seule qui nous a poussés à lextrémité où vous nous avez réduits. Montrez-vous généreux, messire, conduisez-vous en gentilhomme. Que peut vous faire à vous la perte de quelques pièces dor ? Vous en avez de gros restes au château de Reezinghe, et vous ne serez guère plus pauvre après cela. Allons, exécutez-vous de bonne grâce, donnez-nous tout ce que vous avez et nous vous laisserons partir, moyennant une seule condition.
- Laquelle ? demanda le principal intéressé.
- Vous jurerez sur votre part de paradis, sur lâme de votre père et de votre mère, que vous ne direz jamais à personne, de votre bouche ni par écrit de votre main, ce qui vous arrive en ce moment. A cette condition, vous êtes libre.
Les bandits étaient trop raisonnables pour que le châtelain de Maldeghem pût leur refuser une pareille chose. Il fit le serment quon exigeait de lui, et après leur avoir abandonné tout ce quil avait de vaillant, il put séloigner. On le remit même dans la bonne voie pour quil ne se perdît plus.
Il était tard lorsquil arriva au château de Reezinghe. Son visage était encore bouleversé par la vive émotion que cette terrible aventure lui avait causée. Sa femme, en le revoyant ainsi, voulut savoir la cause de son air sombre et préoccupé, elle le pressa de questions : tout fut inutile, son esprit semblait toujours de plus en plus agité. La rage et le désir de la vengeance faisaient étinceler ses yeux dune façon terrible. Lépousée, inquiète et tremblante, nosait plus linterroger et entrevoyait dans tout ce mystère quelque grand et affreux malheur.
Tout à coup, le châtelain rompant ce silence obstiné, appelle à grands cris un valet. On dirait quune lumière subite vient déclairer son esprit et de le tirer dune incertitude cruelle.
- Quon mapporte du sable, dit-il, et quon le sème sur le carreau !
On sempresse de lui obéir, et alors, sans prononcer une seule parole, sans même rédiger de sa main, il commence à écrire sur le sable avec le gros orteil de son pied droit, quil y avait une bande de voleurs dans le bois où il avait chassé le matin, et quil fallait incontinent se préparer à les poursuivre. Par cette étrange capitulation avec sa conscience, le Seigneur trouvait un moyen de ne pas manquer à la lettre son serment, peu soucieux den violer lesprit. Son but nétait-il pas de se venger ? Le noble chevalier pouvait-il pardonner à ces brigands la terreur quils lui avaient fait éprouver ?
Les ordres donnés par le châtelain ne tardèrent point à sexécuter, lui-même il conduisit ses hommes darmes afin de les guider plus sûrement, et il eut le plaisir de ramener bientôt à Maldeghem trente-six individus qui avaient fait partie de cette troupe de chaudronniers.
Ici les voix de la tradition ne se montrent plus unanimes. Il y a des gens qui prétendent que le châtelain fit pendre tous les chaudronniers devant son château de Reezinghe, et que sans doute il se donna la satisfaction dassister à leur agonie. On ne dit pas sil prit soin de leur conter, avant leur mort, lingénieux moyen par lequel il avait tenu sa parole, ni si les bandits le trouvèrent suffisant. Depuis ce temps, ajoute-t-on, et même de nos jours, le menu peuple a coutume (par forme de moquerie) denvoyer les chaudronniers à Maldeghem, de même quen Hainaut on les envoyait à Beaumont. Dautres assurent, au contraire, que le Seigneur condamna ces brigands à une prison perpétuelle. Ils disent que ces malheureux furent enchainés dans les souterrains du château. Ils soutiennent que les anneaux de fer auxquels les prisonniers étaient attachés sont les mêmes qui sont encore rivés aux murailles du cachot, et que leurs ossements sont restés dans cet horrible tombeau où le châtelain les avait laissés mourir de faim.
Assez contente, les sombres prunelles se tournèrent vers le froid visage de celle qui l'a écouté, essayant de déceler une ombre de satisfaction, puis au souvenir des questions, la recherche est abandonnée pour réfléchir à une réponse. Un court moment le silence refait surface, vite brisé par la voix Wolbackienne. Si Maldeghem vous a été légué vous devez sans doute le mériter. Pour ce qui est de l'ingéniosité et la hargne dont vous parlez, je vous vois mal écrire dans du sable avec vos pieds, mais je suis certaine que vous auriez trouvé également une solution. Une étincelle d'amusement passe dans le regard de Lys, et une éventuelle réponse est attendue. Histoire tirée de Maldeghem la Loyale, mémoires et archives publiés par Mme la Comtesse de Lalaing, née Comtesse de Maldeghem.
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