- À d'autres madame, une femme n'a pas besoin d'armes pour malmener un pauvre homme, elle a bien assez de sa langue pour infliger mille supplices. Parole de héraut.
Damned. Elle n'avait pas affaire à un naïf, malléable à souhait. Non, celui-là avait l'air de s'y connaître en femme, il avait dû être initié.
- Le Sylvestre que je suis accepte votre invitation. Où en étiez-vous ? Ah oui, la demande en mariage !
La joie revint en un instant dans l'esprit de la veuve. Du public ! Un héraut retenu en otage qui pouvait bien ramener 900 écus (oui, plus le temps passe et plus le héraut se bonifie, c'est comme le vin), et un autre disposé à l'écouter, alors même qu'il savait ce qui pouvait lui en coûter (900 écus, au bas mot).
Elle vit l'homme se préparer à écouter. Du regard, elle parcourut la salle, ennuyée.
- Je ne saurais vous dire la joie que vous me faites... J'étais persuadée que ma situation vous intéresserait mais je ne vous imaginais pas si disponible...
Tout en parlant, elle avait regardé un peu partout dans la salle, manquant écraser son écrivain désormais accroupi. Navrée, elle se retourné vers son public.
- Je suis contrite d'avoir à commencer par cette remarque, mais je dois vous avouer que votre chapelle manque cruellement de sièges... Mon Aristote, quel quotidien vous devez avoir... Vous avez mal au dos, non ? Que de tensions...
De fait, son talon droit commençait à crier grâce au fond de sa chaussure. La peste soit des chausseurs ambitieux au point de ne pas prévoir des repose-talons intégrés.
Enfin, il fallait savoir souffrir pour être haillpe.
Quand même, même pas un petit trône doré sur lequel s'appuyer...
- Bien, commençons. Tout d'abord, il me faut préciser que l'épisode que je vais vous raconter n'est pas celui où, de façon très protocolaire, Matpel est allé à la rencontre de mon père sur son destrier blanc afin de s'agenouiller devant lui et de le supplier de lui accorder ma main sans quoi il s'oterait la vie. Tout cela est purement trivial quoique protocolaire mais donc nettement moins romantique que la scène que je vais vous raconter. C'est vrai, les hommes, vous savez... Ils évoquent dot, fiefs, futurs héritiers et même parfois quelques verres d'armagnac mais ils ne laissent guère de place à l'émotion, même si mon père a dû être dévasté de perdre ma compagnie.
Voilà. On fera abstraction du "ouf, une de casée" qu'il avait lâché une fois que le prêtre l'ait unie à Roudoudou Ier. Alors... Il fallait maintenant inscrire dans la légende la demande en mariage qui servirait à l'avenir de jauge pour tous les couples, étant naturellement placée tout en haut de l'échelle du "highly romantique".
Evidemment, on ferait taire les malveillants qui pourraient vouloir dire que c'était elle qui l'avait supplié de l'épouser et qu'il n'avait cédé qu'après un mauvais coup reçu à la guerre, et pour mieux en crever quelques mois plus tard. De l'émotion, du spectacle, bordel !
- Cela faisait quelques temps que j'avais rencontré Roudou... ahem... Matpel. Depuis notre rencontre dans ce champ de fleurs où il avait rattrapé mon ruban qui s'était envolé et m'avait aidé à rentrer chez moi quand je m'étais tordue la cheville...
Ouais, ouais, c'était bien, ça, le détail qui tue "oh je me suis foulée la cheville!" "permettez que je vous transporte en mes bras puissants vers la demeure de votre père". Un tout petit peu éloigné du "Orkaaaaaaaa ! Fais un noeud, il est en train de s'échappeeeeeeer!" qu'elle avait hurlé à sa soeur quand elle s'était agrippée à la botte de celui qui n'était encore qu'un inconnu mais qui avait eu le malheur de glisser qu'il était baron.
De l'emphase, donc.
- Depuis ce jour, donc, j'avais à plusieurs reprises croisé cet apollon blond vénitien dont mon père me vantait les mérites sur le champ de batailles. Pudique, je n'avais jamais osé lui adresser un mot seule, mais mes yeux le cherchaient partout où il pouvait apparaître.
Oui, bon, elle ne déformait pas tant que ça la réalité, après tout. Elle l'avait vraiment guetté partout après l'épisode de la botte. Et elle avait à peine osé lui prononcer quelques mots, même si ceux qui avaient franchi la barrière de ses lèvres avaient été "mais épousez-moi, tudieu ! C'est la chance de votre vie ! Ne partez pas ! C'est lâche de fuir à la guerre, baron !".
- Un soir, un grand bal fut donné.
M.erde, m.erde, m.erde, un bal ? Mais quelle idée à la c... Ils avaient été à un bal ensemble ?? Son cerveau lui tendait des pièges. Ou alors... Han mais si, le bal qu'elle avait donné en Maine pour sa soirée de réception d'ambassadeur ! Il était venu ! Elle l'avait chopé sous une table avec une de ses meilleures amies d'ailleurs ! Pis elle l'avait giflé !
A la réflexion, ce détail minuscule n'allait certainement pas intéresser deux gentilshommes hérauts du quotidien.
- J'étais ambassadrice, oyez-vous, et ma mission était de promouvoir l'amitié maino-périgourdine.
En plus, la menace de guerre qu'elle avait proclamée ce soir là n'avait même pas été entendue, comme quoi c'était vraiment un détail.
- Il me fit la surprise de venir... Oui, vous ne rêvez pas, il avait fait des lieues et des lieues pour me retrouver.
C'était le moment idéal pour écraser une nouvelle larmichette.
- Bavardant parmi la foule... alors que j'ai horreuuuur des mondanités, que voulez-vous, ma timidité naturelle... bref, bavardant parmi les invités, je le vis soudain arriver dans son habit de lumière.
Elle saisit le bras d'un des hérauts afin d'appuyer son saisissement.
- Stupeur ! Jamais je ne l'aurais imaginé devant moi ! Vêtu de sa plus belle armure, il s'avança vers moi...
Bordel, c'était beau, elle s'y croyait presque. Pour son prochain mari, il faudrait qu'elle essaye ce genre de scène, ça vous créait une légende en moins de deux...
- Et mettant un genoux à terre, il prit ma main et me supplia de l'épouser.
Elle écrasa la main du héraut dans les siennes.
- La tête me tournait... Oui, elle avait pas mal éclusé ce soir là... Et le voyant pâle et tremblant, je crus un instant qu'il allait défaillir. "Messire", lui dis-je, tremblante également... Elle ne lâchait plus la main qu'elle portait contre son coeur, les yeux levés vers un radieux souvenir imaginaire. "Messire... Si je n'écoutais le son de vos douces lèvres, je croirais que vous venez de m'annoncer votre départ prochain pour la guerre". Oui, il y avait beaucoup de guerres déjà à l'époque. "Nenni !" souffla-t-il en se relevant et en prenant mes mains dans les siennes. "Nenni douce damoiselle ! Je suis tremblant devant vous car je dépose ce soir mon coeur à vos pieds !" Oh, si vous l'aviez vuuuuu !
Elle regarda la main blanche du héraut dans ses mains et elle la rendit à son propriétaire tout en la tapotant pour que le sang revienne.
- Toutes les damoiselles de la soirée étaient littéralement vertes de jalousie. Mais c'est moi qu'il regardait ! N'osant dire un mot, je devins rouge et n'osais lui répondre. Prenant mon silence pour une hésitation, il se lança pleinement, réalisez-vous son courage ? "Damoiselle Mahaut qui faites ma joie et mon bonheur..." Il parlait tellement bien, je vous l'avais déjà dit ? "Accepteriez-vous de devenir ma femme ?"
Malgré le mal de pieds, elle s'était laissée emporter par son radieux mensonge. Raaah, une demande pareille, elle allait rester dans les mémoires. De deux hérauts, certes, mais c'était un début, puisqu'ils sauraient l'inscrire dans la légende d'une façon ou d'une autre.
- Messires, la pudeur m'empêche de vous avouer le sentiment qui m'emporta ce soir-là. Sachez cependant que c'est ce soir très précisément que furent scellées mes fiançailles avec Matpel. Juste ciel, j'en pleure encore... Avoir connu un tel bonheur... si court ! Si dense !
Si pauvre, oui. Crevé quelques temps après le mariage et aucun héritage, môssieu préférant s'enterrer dans un linceul en soie et un cercueil d'ébène. Pff. Égoïste !
- Voilà, messires, le récit de la demande en mariage de mon défunt époux. J'espère que cela vous aura transmis une part de l'attachement qui nous unissait...
Et surtout que le récit de choses aussi honteusement fausses et larmoyantes allait opérer sur leurs hormones mâles en leur ordonnant de fuir au plus vite pour éviter la suite de l'histoire, si besoin en s'occupant trèèèès rapidement des papiers que souhaitait la brune.
Elle commença à faire glisser son pied hors de sa chausse, profitant de la longueur de la houppelande pour cacher le tout. Voilà, elle avait une ampoule. Tsss.
Elle guetta une expression sur leurs visages. Fuiraient ? fuiraient pas ? 900 écus et une vicomté en jeu tout de même...