Artheos
Qu'il avait mal aux jambes ! Qu'il avait faim ! Qu'il voulait se reposer ! Mais comment s'allonger, manger et dormir quand on ne possédait rien ? Arthéos était dans ce vagabondage triste et nostalgique. Qui était-il ? Que lui arrivait-il ? Il ne se reconnaissait plus. C'était un jeune homme frêle, aux joues creusées par la misère et aux vêtements salis par le temps. Depuis combien de temps n'avait-il pas pensé à lui ? Les tragédies qui entourèrent sa vie ces derniers mois ne lui avaient laissé aucun répit. Auparavant, il avait une bonne situation, stable et dont il ne se plaignait pas. Il n'était autre que valet dans la maison d'un des plus grands ducs de Champagne, Ghost d'Izard. Il était plus particulièrement attaché à la confidence de l'épouse, la duchesse Ana.Lise. Quel évènement manqua-t-il à ses côtés ? Il vécut la souffrance, la joie, la tristesse, le deuil, l'illégalité, le bonheur, l'absence... Il avait fui, sans mot dire, le jour où il entendit que le curé de Compiègne, qui l'avait presque élevé, était allé rendre visite à son supérieur. Dans le même temps, son professeur, qui lui avait appris à lire et à écrire, s'en était lui aussi allé rejoindre les ancêtres. Des pertes importantes pour le jeune homme qui échangeaient souvent des lettres aux deux défunts. Alors, le jour où il dut embarquer sur le navire avec ses maîtres, il renonça, tourna la tête et pleura.
Arthéos était un domestique attachant. Quelque peu naïf, certainement pas idiot. Il avait connu la haine et le mépris. Il ne reçut jamais l'amour qui lui manquait d'une mère partie trop rapidement, ni celui d'un père en fuite, ni même celui d'une femme. Il était seul. Ses vagabondages le menèrent premièrement à Orléans. Perdu, il ne connaissait personne. Où aller, que faire, qui croire ? Puis il fouilla dans ses poches et remarqua qu'un mouchoir brodé ne s'était pas échappé par les trous d'usure. Ce tissu où un A était inscrit, lui rappela aussitôt d'où il venait. C'était sa maîtresse qui le lui avait offert. C'était vers elle qu'il devait retourner, quoi qu'il advienne, la seule personne que ses pensées affichèrent à ce jour, celle qui l'avait toujours accepté tel qu'il était. Arthéos avait plaqué son nez dans le mouchoir et avait simplement senti l'odeur qui en émanait. Le parfum de la duchesse. Une idée folle lui traversa l'esprit. Peut-être qu'un pigeon pourrait la retrouver ? Dieu seul savait où elle se trouvait actuellement... Il fallait tout bonnement qu'il la retrouve et s'excuse... D'une main tremblante, il rédigea son chagrin et ses pleurs. L'oiseau voyageur s'envola dans le ciel gris et revint quelques jours plus tard à Arthéos. Incroyable. Une réponse d'Ana.Lise ! Il s'empressa de lire les mots de la duchesse. Elle lui pardonnait. Il n'en avait pas douté. De toutes les âmes du monde, la jeune femme était la plus gentille et douce.
La Normandie. C'est là-haut qu'elle se trouvait. Loin de la Champagne et de son mari dont elle voulait se séparer. Le temps s'était enfui et le couple s'était envolé. Arthéos l'avait toujours senti. Les mots qui font mal sont les mots de la fin. Il lui arrivait souvent de ressentir de la tristesse pour ceux qu'il connaissait. Il pleurait même parfois quand les gens pleuraient. Il ressentait leur douleur au plus profond de son être, comme lié au destin de chaque personne à qui il tenait. Dans un monde de chaos et de désordre, un jeune homme s'avançait, perforant les ténèbres profondes. Son sourire gravé à jamais et ses yeux dévoilant la joie de vivre, étaient éternels. C'est pour cela qu'on se souviendrait de lui. Malheureusement les mois passés avaient terni cette image. Arthéos n'était plus que l'ombre de lui-même. Submergé par des vagues noires et des vents bien trop violents.
"La Normandie ?
Un vieillard d'Argentan, en Alençon, lui désigna le Nord sans en dire plus. La mine du jeune homme pouvait alerter. Ses yeux étaient étranges. Ils avaient trop vu. Ils étaient trop vieux pour un visage si jeune. Le front poussiéreux, les joues et le menton sales, à force de dormir sur les parvis des églises centenaires et pourtant si froides. Parfois, quelques personnes lui donnaient de l'argent. Arthéos l'acceptait mais dès qu'il croisait un autre mendiant, il le lui attribuait. Car dans la misère, il n'était pas le plus à plaindre malheureusement. Certaines personnes n'étaient rien, n'avaient rien. Le valet lui, malgré l'infortune passagère, il lui restait sa duchesse. Qu'il était quand même triste le valet ! Quand ses yeux humidifiés venaient à perdre une ou deux larmes innocentes et pures...
Il quitta Argentan et pénétra dans le duché de Normandie. Il attira immédiatement la police sur lui. Une jeune femme, l'air hautain et le verbe répété, l'arrêta. Elle lui permit de rester seulement vingt-quatre heures à Lisieux, après quoi il devrait retourner à Argentan. Non, il n'en était pas question. Il ne partirait pas. Magré l'avertissement du douanier quant à un procès prochain, il savait qu'il n'était pas une menace. Il n'était un danger que pour lui-même. Si on l'arrêtait, peut-être aurait-il au moins à manger et à boire en prison. Un procès, au cours duquel il serait condamné à être pendu et jamais on n'entendit son rire s'élever des prés fleuris. Le temps est assassin et emporte avec lui les rires, les sourires et les joies. Ainsi va la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins.
Comme déjà perdu, Arthéos entra dans la première auberge de Lisieux. Il devait retrouver sa maîtresse. Lui dire un dernier au revoir, la regarder un dernier instant avant que la terrible justice s'empare de lui. Les yeux presque clos, la patronne de la taverne s'approcha de lui et le dévisagea.
"Connaissez-vous la duchesse de Sedan ?
Une phrase éperdue, qui résonnait dans le lointain de sa mémoire. Comme prévu, la patronne hocha négativement la tête. Evidemment, en Normandie, on ne connaissait guère les nobles champenois... Combien de temps devrait-il errer dans le duché pour la retrouver ? Et s'il la manquait ? Se laisser mourir, se laisser aller, telle était parfois la décision des hommes trop las, trop affaibli pas assez courageux pour affronter la fatalité d'un destin scellé d'avance dans les étoiles immortelles et somptueuses. Qu'il était triste, le jeune valet...
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