--Joan
Sis à la rue du Chaume, l'hostel de Clisson semblait avoir recouvré une absolue sérénité. Depuis le départ de l'ancien Grand Chambellan à la guerre, le lieu avait peu à peu sombré dans l'inactivité, la vie n'y apparaissait que par intermittence, en apparence du moins. Ainsi fallait-il se lever aux aurores, alors que quelques commis se succédaient, ou jouir d'un facteur sympathie certain auprès de Dame Fortune. Une fois le mois, en début d'après-midi, quelques gros bras roulaient des tonneaux jusqu'aux caves de la demeure. Une fois la huitaine, une dizaine de serviteurs s'en allaient au marché, pourvoir aux réserves pourtant abondantes de cette petite place-forte du Marais. Le regard le plus inquisiteur qui fut ne pouvait se douter que la résidence fourmillait d'activités. Car à lui se dérobaient les rencontres discrètes, les confidences arrachées au fond d'un des verre, que le Seigneur se faisait livrer de Venise, ou dans les plis d'une bourse bien pleine...
Sans en avoir l'apparence, l'Hostel était devenu un appendice à travers lequel, le Pair de France gardait un oeil et une oreille dans l'enfer parisien. Apanage du puissant ou prudence excessive. De fait, un feudataire occupant de hautes charges se devait d'en savoir le plus possible, là où on ne se doutait pas le moins du monde que ce fut possible. La rumeur avait pris des allures de fond de commerce, elle était explorée dans les bouges, dans les bas-fonds de la tentaculaire capitale du Royaume, puis vérifiée dans les recoins du Louvre, jusque dans la salle du trône, dans les ambassades, certains Grands Offices. Sur le front poitevin, le Vicomte du Tournel recevait par ces biais détournés un nombre considérables d'informations. Certaines anecdotiques, d'autres beaucoup plus intéressantes, qui, mises ensemble, constituait un petit horizon. Un horizon que le Languedocien retrouverait un jour prochain. Alors, il ne serait point pris au dépourvu, il aurait un jeu fort bien fourni et n'aurait plus qu'à abattre ses cartes les unes après les autres.
Au coeur de cette toile, un renard aux milles fourrures. Un homme, un intendant, un comptable, un acheteur, un vendeur, un informateur, un limier, un serviteur, un garde, un coureur de jupon, un messager, un page... Un fidèle parmi les fidèles. Un de ses êtres insaisissable dont le service n'avait aucun prix pour un feudataire qui se respectait. Le "Rusé", ainsi que le surnommait son maître, veillait aux intérêts de ce dernier dans la discrétion la plus absolue. Sous ces multiples masques, un visage émacié mais non point disgracieux. Un regard sombre, vif, rapace. Un nez aquilin. Un bouche dessinée par de fines lèvres. Un menton marqué, des joues glabres. Une silhouette longiligne. Une allure austère, voire sévère. Trait accentué par ses sourcils fournis et naturellement froncés et une chevelure, rappelant par sa teinte les châtaignes cévénoles, coupée court. Une apparence qui n'était pas sans évoquer un de ses illustres sénateurs de la Rome antique, un de ces tribuns s'enflammant devant la plèbe ou encore l'un de ses philosophes stoïcien dispensant sa sagesse à quelques fils de fortunés patriciens.
Son père l'avait nommé Joan, comme l'avait fait son propre père avant lui... Le jeune Tournelois n'avait pas échappé à cette tradition encore persistante parmi les familles de paysans, dont les troupeaux paissaient sur les flancs du Mont Lozère. Lointaine semblaient ses origines, dont il avait gardé l'accent gévaudanais. Cela ne l'empêchait pas de s'exprimer dans un oïl parfaitement léché. De même, s'était-il aventuré à apprendre quelques rudiments d'anglois ou de germain. Mais ce fut bien en oïl qu'il s'exprima de sa voix rauque.
Les ordres sont arrivés. Prenez ces parchemins, ajouta-t-il un doigt tendu vers une montagne d'affiches. Partez sur les routes de France et répandez-la nouvelle dans les villages et les villes et surtout revenez-moi avec des intrépides !
Quelques hochements de tête, quelques "oui", quelques "oc", puis la petite assemblée se dispersa, trop consciente qu'à travers cette voix, c'était bel et bien le Seigneur qui s'exprimait. Ainsi s'engagea le jeune Joan dans une nouvelle aventure. Peut-être, la perspective d'endosser une nouvelle fourrure expliqua-t-elle le sourire étrange qui naquit sur les lèvres du "Rusé"...