Ingeburge
Et toujours cette tendresse, cette douceur, cette prévenance, ce respect, qui habillaient le moindre de ses gestes, qui paraient la moindre de ses délicatesses, qui nimbaient le moindre de ses mots alors qu'elle, toujours, l'écartait, le repoussait, le rejetait, se montrant tout juste courtoise, ne mettant les formes et à peine, encore! que par habitude, que par automatisme, ne le traitant au final pas mieux que ce tout-venant auquel elle n'accordait qu'une attention polie a minima. Dès son accueil dans la cour, il avait été tout ce que sa raison refusait, tout ce dont sa conscience ne voulait pas et il en avait été ainsi durant leur progression à travers les corridors de l'hôtel alors qu'il gardait sa main dans la sienne et maintenant, ici, dans ce salon dont elle ne voyait rien.
Alors qu'il l'étreignait à nouveau, plus raisonnable mais non moins ardent, elle se reprocha un bref instant de s'être montrée aussi mélodramatique dans son débarquement même si sur le moment elle n'en avait guère eu conscience. En fait, pas du tout même, il n'y avait eu dans son apparition aucun calcul, aucune stratégie, juste la nécessité de combler son besoin de le revoir alors que désormais, sa vie serait autre. Mais elle ne se gourmanda pas longtemps car c'était bon ce doux bercement, cet environnement chaleureux, cette présence rassurante après le froid, le rejet, la privation, la faim, la soif et c'était agréable quand il lui fallait de la chaleur, de l'attachement, la conscience d'être encore quelque chose pour quelqu'un. Et puis, à quoi bon, alors que tout était net maintenant dans son esprit, nier que c'était bon parce que c'était lui, que cela l'avait toujours été malgré la faute, le manquement, que cela l'avait été dès lors qu'elle avait pris conscience que sa répulsion native n'avait plus cours quand il la frôlait, la caressait ou alors l'étreignait avec cette violence, réminiscence du mal de ce qu'ils étaient en train de faire et de s'infliger.
Mais alors qu'elle avait tout refusé, le confort, l'eau, la couverture, il se sépara d'elle et ce fut comme si, un instant, le charme se fut rompu. Elle entrevit alors, nettement, désormais dégagée des brumes de son heur, qu'il n'y avait pas que ses besoins et ce qu'elle voulait qui comptaient, il s'agissait avant tout de ce qu'elle était et devrait être. S'étant assise, très droite et sur le rebord du fauteuil, les mains posées en son giron, elle prit la parole dans cet étrange silence :
J'ai bien conscience que l'on ne tombe pas ainsi chez quelqu'un et croyez bien que j'apprécie que vous acceptiez de me recevoir sans que j'aie été annoncée ou sans que je n'aie fait savoir ma venue.
L'on eût pu croire en entendant son entrée en matière qu'Ingeburge se livrait là à la représentation de la duchesse d'Auxerre en société mais cette courtoisie qu'elle lui refusait par ailleurs, c'était elle, elle ne savait pas agir autrement, sauf dans des moments de grande colère assez rares d'ailleurs... sauf avec lui. Et la suite du discours démontra que c'était la femme qu'elle était qui parlait, et non cette duchesse de mascarade, de parade :
Je n'abuserai pas de votre temps mais je tiens à vous faire savoir certaines choses et je vais donc, dans ce but, me permettre de vous conter une histoire... La mienne.
Un instant, son regard pâle quitta le visage franc du vicomte du Tournel pour ses propres mains dont le dépouillement la gênait, elle ne pouvait, comme à chaque fois qu'elle était troublée, jouer avec ses bagues. Et mal à l'aise, elle l'était, elle était sur le point de lui livrer ce que peu si ce n'est personne et encore, par bribes savaient.
Ne me coupez pas, je vous prie, car il m'est difficile de m'exprimer à ce sujet et je ne suis pas sûre de l'avoir déjà fait, si ce n'est à mon confesseur.
L'idée qu'Actarius pût se sentir comparé à un prêtre lui arracha un petit sourire et relevant les yeux, elle s'empressa de démentir la comparaison qui aurait pu être logiquement conclue :
Non pas que je vous prenne comme tel, ce n'est pas le propos. Mais je vous dois certaines explications et il ne m'est pas pénible de m'en ouvrir à vous car c'est vous, justement.
Ses dents vinrent mordiller sa lèvre inférieure, peu satisfaite de ce qui lui apparaissait comme une maladresse.
Un soupir vint clore ce déplorable exorde et elle se lança, enfin :
Je suis née il y a vingt-cinq années à Copenhague, capitale du Royaume du Danemark, de parents de la noblesse locale, dernière d'une fratrie de cinq enfants et ayant un écart d'âge assez conséquent avec mes frères et surs, la plus proche ayant neuf ans de plus que moi. J'ai passé les premières années de ma vie à la campagne, sur l'île de Fyn, dans un environnement clos et privilégié. Ma naissance, espérée ou non, je ne l'ai jamais su, a ouvert de fructueuses espérances pour mes parents en ce qu'un seul de mes frères avait survécu, qu'une de mes surs avait déjà choisi de prendre le voile et que la seconde semblait emprunter le même chemin. En ce qui concerne celles-ci, il n'était pas question pour mes parents d'aller contre ce qui était à leurs yeux signe d'une distinction divine; j'étais donc, de fait, celle par qu'ils pouvaient réaliser d'intéressantes perspectives. C'est ainsi que j'ai été élevée au Danemark et que j'ai été éduquée plus tard, dans le but d'être mariée à un parti permettant de hausser davantage notre famille et je n'ai pas souvenance d'en avoir conçu de l'opposition. Je n'imagine d'ailleurs pas agir autrement avec ma propre fille même si cette élévation sociale désirée par mes parents s'est bel et bien réalisée.
Les sourcils d'Ingeburge se froncèrent, le souvenir de Mette n'était jamais agréable et elle n'évoquait jamais son enfant sans en concevoir de regrets. Cela viendrait plus tard dans le récit, pour qu'il comprenne, et elle enchaîna, le visage un peu plus fermé :
Tout fut mis en uvre, matériellement et moralement, pour que je sois protégée et choyée, cette résolution m'écartant davantage de frères et surs qui m'étaient déjà éloignés par l'âge, cette résolution m'isolant tout à fait, cette résolution me coupant des autres. Il ne fallait surtout pas que quoi que soit m'arrivât, il ne fallait pas que l'on me fît du mal, j'étais traitée en fragile idole et j'étais plus souvent entourée d'adultes aux ordres que d'enfants moi qui pourtant, ayant eu une nourrice, avais quelques frères de lait de mon âge. Las, comme vous le savez déjà, ce n'est pas en Danemark que ce pour quoi j'ai été éduquée s'est accompli. Le Danemark, la Scandinavie en fait, réunie dans l'Union de Kalmar, connaissait des troubles assez importants, du fait notamment de la puissance et de l'influence grandissantes de la Ligue Hanséatique et la question de quitter Copenhague pour la plus grande part de famille se posait avec plus d'acuité chaque jour, au point que ce fut l'idée même de partir du Danemark qui fut un jour conçue. Mon frère était déjà établi et marié, ma première sur cloîtrée, et mes parents refusaient de s'en aller. Il fut décidé que ma seconde sur et moi partirions en exil. Nous fûmes toutes deux séparées et ce fut étonnamment en Empire que je fus envoyée, malgré les menées de la Hanse. Ma mère avait des relations avec une religieuse de ses amies qui s'était établie en Provence et elle espérait qu'à l'écart de tout, protégée par les murs d'un couvent placé aux confins d'un potentiel agresseur, je pourrais grandir loin du conflit latent et ainsi revenir, un jour, en jeune fille accomplie et prête à marier. Je ne suis pas rentrée mais je me suis mariée, indubitablement.
Et elle rit, spontanément, tant cette docilité lui apparaissait tout à coup cocasse, secouant légèrement la tête. Se reprenant, elle continua d'évoquer ses souvenirs :
Le temps s'est écoulé, long et paisible, et même si je n'ai jamais été que l'étrangère, préfiguration de ce que je serais toujours au final, je n'ai pas été malheureuse. Mes compagnes étaient agréables même si je ne me liai à aucune en particulier, et j'incline à penser que si j'avais été comme elles, je n'en aurais pas moins été solitaire. Je passais ainsi de longues heures dans la bibliothèque à lire tout ce qui m'était accessible et à chaparder ce qu'il ne fallait surtout pas que nous voyions, apprenant aussi bien dans les textes sacrés que dans les textes profanes, puisant tant dans le Livre des Vertus que dans des billevesées païennes. Bien sûr, l'île de Fyn me manquait même si j'étais à la campagne, j'eus d'ailleurs vraiment du mal à m'habituer au bruit, aux odeurs... Vous savez, ces cigales qui ne cessent jamais de vibrionner, c'était... déconcertant, incompréhensible; tout l'était. Je recevais, assez irrégulièrement, mais avec constance tout de même, des lettres de ma mère, conservant ainsi un lien avec le Danemark et la langue que je ne pratiquais plus. Je ne la parle plus d'ailleurs, pouvant la comprendre, mais je ne me sens pas à l'aise et à mon neveu, fils de mon frère aîné, qui lui a passé toute sa jeunesse entre le Norvège et le Danemark et donc la manie fort bien, je réponds différemment. Ces missives, oh, je les attendais ardemment, sachant par avance que je ne serais jamais déçue et poussant la torture à ne pas les décacheter sitôt arrivées afin de pouvoir en profiter bien à fond. Je les ai toutes conservées et elles ne me quittent jamais, même quand je voyage, car c'est là tout ce qu'il me reste du Danemark et de ma mère.
Ainsi, le coffret, actuellement, trônait dans sa chambre, à l'Hôtel de Bourgogne. Mais il fallait délaisser la période de l'innocence et passer à ce qui lui serait dur. Sa voix d'ailleurs devint blanche, perdit de ses inflexions attendries; elle reprit :
Je me suis mariée. C'était peu de temps après mon entrée dans le monde. Il avait été décidé que l'abbaye de La Celle quittée, je resterais dans un premier temps en Provence, il n'était pas question de rentrer. Je suis donc restée, puisqu'il le fallait, n'ayant de toute façon rien qui ne m'attendait nulle part ailleurs et je restai dans le voisinage du seul lieu que je connaissais vraiment, ce couvent qui avait abrité mon enfance et mon adolescence, m'installant ainsi à Brignoles. Il me fallut m'adapter, ne connaissant rien ni personne et ce fut au bout de quelques mois que je m'ouvris réellement à ce nouveau lieu et aux gens y gravitant, m'investissant pour la ville et m'intéressant aux affaires du comté. La période, ce que je fis exactement, me sont étrangement flous, peut-être parce qu'ils sont le point de départ de quelque chose qui va totalement m'échapper. Désormais impliquée dans la vie du comté, je me plaçai sous la protection du vicomte de Cassis qui m'avait ouvert les portes de son parti et rencontrai un homme dont on disait qu'il était l'avenir. Le fait m'intéressa grandement, ayant dans l'idée qu'une femme honorable ne peut demeurer sans époux et ayant au final été élevée dans ce but. Je savais ce qui était attendu de moi et j'étais la seule à pouvoir y parvenir, personne ne m'aiderait, j'étais loin de ma famille. Et le fait m'intéressa d'autant plus que cet homme n'était pas inatteignable même s'il m'était plus vieux de dix-sept années car il était lui-même reparti de rien, ayant quitté le Piémont quelque temps plus tôt. C'était donc un étranger, comme moi, issu de noblesse, comme moi, déjà fieffé en Provence mais pas au point de dédaigner une jeune fille de noble extraction bien qu'assez démunie. Et puis, il y avait cette perspective, qu'un jour, il serait plus, on lui promettait ainsi des responsabilités au niveau impérial et son ascension en Provence était écrite. Le hasard fit qu'il était lui aussi dans le parti du vicomte de Cassis et nous ne tardâmes pas à nous opposer sur certaines questions lors de discussions internes. Je ne sais ce qu'il vit en moi, s'il se livra aux mêmes calculs, s'il estima que j'étais un bon investissement mais le fait est que nous nous fiançâmes, rapidement. L'aimais-je? Non, je ne le crois pas, mais je le respectais et même l'admirais, il était hâbleur, volubile, ouvert, aimable, tout ce que je n'étais pas et il m'offrait une sécurité qui me faisait cruellement défaut, un avenir radieux et en sus, toute une famille de Piémontais tout aussi...
Elle eut un geste vague, comme pour dire qu'ils étaient tous fada, ces Martius et elle dit encore :
... moi qui étais seule. Le vicomte de Cassis, devenu comte de Provence, me dota et fit de moi sa vassale et ainsi pourvue, j'épousai le baron d'Apt. Ce fut non sans mal car prise de doutes, je ne me présentai pas à la cathédrale d'Aix où j'aurais dû me marier sous les yeux de tout ce que la Provence comptait de notables. La noce eut lieu à Brignoles, dans ce chez moi que je m'étais créé et l'union fut bénie par une personne qui compterait, plus tard, mais que je ne connaissais nullement, MrGroar von Valendras. Nous nous étions donc mariés et plus que jamais investis en politique, conseillers comtaux du vicomte de Cassis qui, comte de Provence, éleva la baronnie de mon époux en vicomté et m'octroya une baronnie. Si je me mariai avec Vittorio sans n'éprouver pour lui guère plus que du respect, de l'admiration et certainement de l'amitié, je commençai, dès les premiers temps de notre union union, à subir son charme à finalement en tomber amoureuse, flattée certainement par le fait que c'est moi qu'il avait distinguée parmi d'autres, comme je l'apprenais alors. Je m'étais tellement attachée à parvenir à mes fins que j'avais occulté le fait que je ne le connaissais pas, que je ne savais rien de son passé, ne serait-ce qu'en Provence et j'avais vite fait de découvrir que sa séduction était toute une partie de lui, qu'elle lui était irrémédiablement liée et que si c'était moi qu'il avait épousée, il se montrait charmeur avec tout ce qui portait jupon. Mais mon cur était touché et ce n'était qu'après tout qu'une attitude de sa part, je n'avais nulle raison de redouter quoi que ce soit. C'est à la même époque que la déclaration d'indépendance fut proclamée. Je ne reviendrai pas sur le pourquoi, il est de toute façon de notoriété publique que cette indépendance, je l'ai votée et il est facile de dire désormais que si, et puis si... Nous fûmes alors emportés dans un extraordinaire tourbillon et c'est là que je découvris qu'il n'y avait pas que la Provence et que mes yeux s'ouvrirent au reste du monde. C'était... passionnant, transcendant et c'est à ce moment-là que me fut donné le goût d'écrire et de faire des annonces, je fus d'ailleurs chargé de la propagande des félons. Ces écrits expliquent, pour partie, l'hostilité toujours persistante de certaines personnes en Empire.
Ses épaules se haussèrent gracieusement, comme pour signifier qu'elle n'avait cure de ce que pensaient ces mauvais coucheurs et elle poursuivit :
Je ne mettrai pas sur le dos de l'indépendance l'échec de mon mariage mais toute cette euphorie, tous ces projets à mener à bien, tout ce comté pour lequel il fallait construire du neuf n'aidèrent pas une union faussée dès le départ. Faussée car c'est le calcul qui m'avait fait accepter cette homme, faussée car les séductions de celui-ci ne s'arrêtaient pas aux mots. Vittorio était en lice pour devenir le nouveau comte de Provence, de Provence libre comme il était de mode de le présenter, et nous menâmes en ce sens une campagne offensive, efficace, au point que nos rapports ne se bornaient plus qu'à cette élection qu'il fallait à toute force remporter. Nous gagnâmes, largement, et la reconnaissance ne fut qu'une formalité. C'est ainsi que je devins la comtesse cornue de Provence car mon cher et tendre époux n'avait rien trouvé de mieux que d'aller voir ailleurs durant la dernière soirée électorale. J'eus tous les torts, je l'avais abandonné, délaissé, m'étais détournée et si dans un premier temps, je me défendis comme une diablesse, je lâchai prise, ahurie, hébétée, désormais tout en haut... mais à quel prix? Je ne sais qui souffrit le plus entre mon cur blessé et mon honneur outragé car il y avait bien au milieu de tout ce désastre une cuisante brûlure d'orgueil. C'est au lendemain de cette infidélité que je fis le deuil d'un mariage heureux et que je décidai de me vêtir de noir. Je n'ai pas varié depuis et n'ai nulle raison de me comporter autrement. Pour autant, je ne le quittai pas; mes sentiments pouvaient avoir été méconnus, ma réputation écornée, je pouvais être la risée de tous, je pouvais bien être blessée, l'on ne défait pas un engagement pris devant le Très-Haut. Je restai donc, allant même à corriger ce qu'il m'avait reproché, à savoir mon peu d'attachement, mon manque de tendresse et tâchant de... me montrer plus... empressée... pour...
Là, elle s'interrompit tout à fait et baissa à nouveau les yeux, triturant ses doigts à défaut pouvoir de triturer ses bagues et elle murmura, une légère rougeur lui colorant les joues :
Je lui avais fermé ma porte dès la première nuit de notre mariage et il y eut d'autres nuits où je lui refusai l'accès de ma chambre. Il était donc facile pour moi de conclure qu'il était allé chercher ailleurs ce que je ne lui donnais qu'avec trop de... parcimonie. Et je le crus, durant quelque temps, me reprochant cette répugnance que je n'avais que trop mollement cherché à combattre, cette répugnance qui concernait bien d'autres chapitres puisque le monde effleurement, la moindre proximité me sont insupportables et qu'il en a toujours été ainsi. Nul ne pouvait me toucher, nul ne pouvait s'approcher, et j'incline à penser que cela est dû à ce statut de clé pour l'avenir que j'avais, de toute cette protection dont j'avais sans cesse été entourée. Tout était de ma faute, je ne lui avais pas donné ce qui est pourtant commandement divin et moi qui montrais une dévotion de tous les instants, j'étais sur ce chapitre une bien mauvaise aristotélicienne. J'ai su, très vite, que c'était faux, que ce n'était pas sa première infidélité et qu'avant notre mariage, il était tenu pour un véritable coureur; il avait déjà donc, et plus que son content, ce qu'il lui fallait.
Les derniers mots furent crachés avec mépris alors qu'elle relevait fièrement le menton et trouvait ainsi le courage de continuer :
Je restai, il continua à contribuer à mon statut de femme trompée. Je supportais tout, docile, et ne variais pas dans ma résolution, malgré le fait que cette femme que j'avais cru la première était devenue sa maîtresse, malgré les récits de ses conquêtes que l'on me faisait, malgré l'enfant qu'il fit à celle vers qui il s'était tourné alors que moi, la légitime, j'étais incapable de lui donner un héritier. Il avait du reste deux grands garçons issus d'un premier mariage mais son épouse précédente n'était pas de notre monde, j'étais donc celle chargée de lui offrir ce mâle qui propagerait nom et titres. Sa maîtresse lui donna un garçon, je finis par accoucher d'une fille, plus tard; faisant à nouveau ce qu'il ne fallait pas. Ces mois furent difficiles, très difficiles, et je lançai à fond dans mes diverses charges, le déchargeant efficacement de ses soucis de régnant là où dans le privé, je n'étais qu'une incapable. Les projets pour un marquisat se montaient, j'étais sceptique mais convaincue de la nécessité de créer quelque chose, il y était tout à fait opposé. Il quitta le trône, se repentit solennellement auprès de Kreuz von Valendras, nouvel Archevêque d'Arles, et fit pénitence, m'offrit de grandioses et somptueuses festivités sur son nouveau domaine comtal en guise d'excuses et je le crus et lui pardonnai. Je devins à mon tour comtesse de Provence nous permettant de profiter enfin, à deux, de notre pouvoir et de notre puissance, comme nous aurions dû pouvoir en jouir quelques mois plus tôt. Nous avions des divergences politiques et j'essayais de ne pas m'en formaliser car ce n'était pas nouveau, devenant sur ce chapitre plus indépendante qu'avant. Ce qui, étonnamment, nous rapprocha, ce fut la Très Sainte Eglise, lui le pécheur et moi la simple fidèle. J'avais été ouverte à la religion par mes surs, très pieuses, et j'avais d'ailleurs eu l'occasion de retrouver l'une d'elles, la plus jeune, devenue abbesse de Toulon, puis Archevêque d'Aix. Mais je n'étais rien de plus qu'une spectatrice. Je devins pourtant diaconesse, puis archidiaconesse, rejoignant là mes surs. Pour autant, je connus une fin de mandat difficile, Vittorio perdant tout à fait la raison. Je ne croyais plus en ses propos, remettais en cause la moindre de ses paroles, sentait mes sentiments venus tardivement s'amoindrirent plus vite qu'ils ne s'étaient renforcés et ma sur de son côté tâchait de le chapitrer et de lui faire cesser ses tromperies et incartades. Kreuz était devenu mon confesseur et était, même sans cela, le témoin du désastre de notre mariage et des lubies de mon époux. Celui-ci m'accusa de projeter de me débarrasser de lui car il sentait bien que mon amour se mutait en une sorte de tendresse forgée par l'habitude et de convoler avec celui que l'on présentait comme le futur marquis, mon suzerain ayant renoncé au trône. Il professa d'autres insanités, insultant Kreuz, tenant des propos hérétiques et finalement, pour ce comportement outrancier et anti-aristotélicien, fut excommunié. Malgré cela, depuis, je porte toujours mon alliance, certainement pour ne pas oublier. Mon mandat s'acheva, je me retirai dans ma seigneurie sise non loin de Brignoles, tandis que mon mari, me poursuivant de ses déclarations d'amour, de fidélité, de pardon, finit par partir en pèlerinage. Je ne le revis pas et quelque temps plus tard, appris que son corps avait été retrouvé dans un ravin. Le coup m'assomma à m'en bouleverser physiquement et j'accouchai de son enfant dont l'arrivée était de toute façon imminente.
Son regard se porta au loin, alors qu'elle se revoyait à Sainte-Anastasie avec ce nourrisson qui la réclamait toute alors qu'elle aurait voulu pouvoir pleurer son père. D'une voix neutre, elle présenta son enfant qui ne l'était que par le sang :
Vittoria, pour son père, Mette, pour l'une de mes aïeules, naquit orpheline de père et serait sous peu orpheline de mère. Ma sur, écurée par la situation provençale et le peu de respect que les nobles lui opposaient, avait décidé de briguer un autre archevêché et de quitter la Provence. La Primatie des Gaules se trouvait alors vacante et elle postula pour devenir le nouvel Archevêque de Lyon. Mais elle était inquiète pour Aix, tout comme Kreuz, et ils en vinrent à me proposer de reprendre la place. Mon étonnement était grand, j'étais peut-être le bras droit de l'Archevêque mais j'étais mariée, mère et à mille lieues d'être une religieuse, toute vertueuse que je pouvais être. Mais j'étais aussi honorée que ces deux grandes figures de l'Eglise de Provence et de l'Empire pensassent à moi et je me laissai convaincre, mettant comme condition que je ne serais ordonnée que si je gagnai le siège. Je le remportai comme ma sur remporta Lyon et je fus ordonnée et intronisée à Cologne, par le Primat du Saint-Empire, renonçant à nombre de choses et envoyant mon enfançon à Assens, au Danemark, auprès de ma sur abbesse. Ce fut ainsi que Magnus et Helle von Ahlefeldt-Oldenbourg se trouvèrent avec trois filles ordonnées, voyant leurs prédictions tout à la fois concrétisées puisque j'avais fait d'eux les parents d'une comtesse et déjouées car je quittais à mon tour le monde temporel.
Que voyait-elle maintenant? La Kölner Dom, qui serait le théâtre d'autres succès et d'une plus haute ascension encore. Il lui semblait encore entendre les vivats mais pour autant, ils ne pouvaient couvrir tout à fait les insultes et protestations :
Tout aurait été facile si je m'étais contentée de rester ce bon Archevêque d'Aix, mais je n'étais pas issue du moule, j'avais vécu et c'est cette expérience que je lançai dans les actions. Très rapidement, trop rapidement aux yeux de bon nombre, je pris de l'importance, devenant coup sur coup Primat du Saint-Empire, moi la félonne au Saint-Empereur Long John Silver, et finissant par être appelée par la Très Sainte Curie que je dérangeais par mes prises de position primatiale et qui avait là le moyen, du moins le croyait-elle, de me faire taire. Ce fut l'affaire de quelques mois tout au plus, mois durant lesquels, parallèlement, je prenais conscience que la Provence ne suivait pas le bon chemin, embrassant ainsi l'opinion de mon époux, qui, le premier, avait essayé de traiter avec l'Empire et qui s'était élevé contre toutes les décisions visant à priver la Provence de sa souveraineté au profit d'une entité sans légitimité. Devenir primat m'avait permis de mieux connaître un empire qui m'était au final étranger, la position excentrée de la Provence, son enclavement conduisant à ce que l'on reçoive d'Aachen ce que l'on voulait bien nous faire savoir. Durant quelques mois, ma position de cardinal me protégea et j'étais bien l'une des seules, en Provence, à tenir des positions opposées au marquisat, attitude qui, pour le tout-venant exposait celui-ci à des poursuites pour haute trahison. Je devenais donc celle à abattre, sans qu'on l'osât pour autant, cette pourpre que je ne portais pas me constituant une barrière efficace. Mais vint le temps où mon statut et ma dignité ecclésiastiques ne me protégèrent plus et comme ma sur auparavant, maltraitée, je laissai Aix pour Lyon devenue vacante à la suite du décès de mon aînée.
Le regard d'Ingeburge se fit plus dur et elle expliqua, brièvement :
On l'a assassinée et ces mécréants ne méritent même pas que je les nomme. Ils ne sont rien et ce qu'ils ont osé perpétrer n'ont fait que conforter ma résolution à les combattre eux, et tous ceux de leur engeance. Je le fis, en tant que Primat des Gaules, en tant que cardinal, en tant que Connétable de Rome. Mais Lyon ne fut pas que le symbole de la peine et du combat, ce fut aussi la Bourgogne où je m'installai, durablement, d'abord dans la campagne mâconnaise, puis à Auxerre.
La dureté avait été balayée par l'évocation de son chez elle :
C'était la première fois, au final, que j'avais le sentiment d'être à ma place, même si je n'étais, encore et toujours, qu'une étrangère. Mais je connus un tel accueil, une telle chaleur, que mon installation se passa fort bien. La suite, peu ou prou, vous la connaissez, en ce qui concerne mon investissement politique en Bourgogne et mes premiers pas au service de la Couronne puisque c'est en cette dernière occasion qu'il nous a été permis de nous rencontrer.
Une sourire tendre étira ses lèvres mais il était aussi empreint de tristesse, elle arrivait au terme de son récit :
Je ne dirai rien de plus là-dessus, pas plus que je ne parlerai de la campagne provençale où je me lançai puisque j'étais de nouveau vassale du Saint-Empereur et que j'entendais bien honorer le pardon qui m'avait été offert et démontrer que ma fidélité n'était pas seulement pétrie de mots. J'ai dit l'essentiel sur le chapitre bourguignon et politique car ce chapitre n'est pas clos et que je n'ai certainement pas le recul nécessaire pour l'analyser comme j'ai pu examiner le reste. Ce qui compte maintenant, c'est mon engagement clérical. Vous l'aurez fort bien compris, je ne suis pas de ceux qui se contentent de suivre, je m'exprime dès lors que je l'estime nécessaire, je fais connaître ma position dès lors qu'elle m'apparaît porteuse. Il en est allé ainsi en Provence, il en est allé ainsi en Bourgogne, il en va ainsi à la Curia et vous ne serez pas étonné si je vous dis qu'il en est allé ainsi à Rome. J'ai connu divers périodes dans l'exercice de mes ministères. Il y a eu la locale où je ne m'occupais que de ma paroisse, puis de mon diocèse. Il y eut ensuite le niveau primatial où je m'occupais de l'Empire dans sa totalité, qu'il fût italien, néerlandais, allemand ou français. Et pour poursuivre, il y eut la période universelle, en ce que j'étais un cardinal romain et avais donc toute autorité sur l'universalité des fidèles mais, paradoxalement, elle déboucha sur la période romaine, il n'y avait plus que le palais pontifical, la Curie, les dicastères, les congrégations. Et à chaque fois, eh bien, je ruai dans les brancards. Cela en devint gênant, on me le fit comprendre, surtout que j'estimais que nous nous coupions davantage chaque jour de la base. J'en revins donc à mes premières amours, sans pour autant quitter Rome tout à fait et me consacrai à ma province ecclésiastique. Là est la base, là est le fondement de notre sacerdoce et il est condamnable et même coupable d'oublier que nous tenons une part importante de notre légitimité des fidèles.
Et elle disait encore " notre ", comme si elle avait encore été clerc, comme elle disait encore " mon époux " pour un homme qui ne l'avait plus été, avant même de décéder. Il est des habitudes dont on ne peut se dépêtrer, elle ne s'en rendit pas compte, toujours plongée dans son récit :
Mais je ne trouvai pas de satisfaction, certainement parce que je gardais des responsabilités romaines et j'en vins à démissionner de Lyon. Mon départ me fut refusé, je restai donc, m'occupant toujours de Lyon, tentant sans trop de conviction d'honorer mes obligations de cardinal. Il n'y eut pas plus de succès que de conviction et je me recentrai davantage sur ma province et sur la Bourgogne où j'accomplis un nouveau mandat de duchesse. La rupture, avec Rome, fut consommée, les orientations prises par le Sacré Collège me paraissaient effarantes et inconséquentes et je fus faite émérite. Je ne parus plus à Rome, ou si peu, désintéressée de cette cuisine interne qui s'apparentait davantage à des magouilles et à des compromissions. Ce fut à cet instant précis que je commençai à me poser des questions sur qui j'étais, sur ce que j'avais fait, sur mes fautes, sur les personnes que j'avais blessées et il m'apparut que si c'est dans la Très Sainte Eglise que je trouverais le salut, Rome n'en était pas le centre.
Un frisson la parcourut, alors qu'elle mettait les choses en ordre, les datait et elle lâcha, incrédule :
Cette introspection a débuté à l'automne mille quatre cent cinquante-huit, l'automne de notre rencontre puisque nous venions tous deux d'être nommés aux Cérémonies de France.
Cette coïncidence, elle l'avait déjà remarquée quand le mal de tout ça, de toute leur relation lui était apparu et elle avait vu en cette mise en présence une épreuve envoyée par le Très-Haut à une de Ses enfants plongée dans le doute. Le percevait-elle toujours ce mal? Elle ne savait plus. Revenue de son étonnement, elle dit :
Je crois aux signes et je ne puis y voir qu'un présage. J'espère ne pas vous heurter car nous savons qu'à l'époque, jamais vous n'auriez levé les yeux sur moi, du reste, vous n'étiez guère présent au début, retenu par vos affaires en Languedoc. Mais je serai, toujours, frappée par ce fait. Je commence à m'interroger, vous apparaissez; le lien est à mes yeux indubitable même si sur le moment, je n'ai rien vu venir. Et je suis d'autant plus encline à le croire que la suite des événements présente d'autres cas du genre. Mais il est facile de pointer ces éléments avec le recul.
Le recul, mais pas l'apaisement. Elle ne triturait plus ses doigts, car elle aurait fini par se faire mal tant son trouble allait grandissant, elle froissait désormais un bout de la soie grossière dans laquelle avait été coupée sa cottardie de pénitente :
C'est à ce moment-là que j'ai envisagé de quitter la Très Sainte Eglise, totalement et définitivement. Pour autant, je ne parvenais pas à m'y résoudre, ayant pour mes vux la même vision que celle que j'ai du mariage. Ils sont perpétuels, irrévocables, rien ni personne ne peut aller à leur encontre car il s'agit d'un engagement envers le Très-Haut. Mais il est des choses qu'un être humain ne peut, tout convaincu soit-il, supporter; il est des choses qu'un être humain ne peut endurer et j'ai dû faire face à une véritable campagne de haine de la part de certains de mes pairs. Jamais cela n'a été frontal, ce n'est pas le genre de la maison, mais je voyais là la confirmation d'une résolution que je ne parvenais pas à convertir en actes. Le summum du grotesque fut atteint quand l'on m'accusa d'avoir épousé Charles de Margny. Je tombais des nues, réellement, moi qui étais, comme eux, liée par le vu de chaste célibat, comment aurais-je pu me marier? Et me connaissaient-ils si mal pour me prêter un pareil comportement? Je ne sais si je puis être fière de grand chose mais je me flatte de n'avoir répondu à aucune avance de quelque nature que ce fût pas plus que je n'ai jamais encouragé un homme à me courtiser. Je sais que d'aucuns se sont crus autorisés à regarder la femme en moi, ils m'ont été proches, comme le duc d'Amboise ou le comte de Belfort, mais il ne s'est jamais agi pour moi de plus que de l'amitié et jamais mon honneur n'a pu être entaché par ses relations. Je sais aussi que l'on clabaude sur mon compte quant à mes rapports avec le vicomte d'Aubusson mais il s'agit là d'un lien plus fort que la vassalité qui s'est forgé dans la lutte pour un idéal. J'ai ma vertu pour moi et si certains ne veulent pas comprendre, je n'irai pas les édifier.
Sa voix s'était faite farouche alors qu'elle tirait sur sa jupe et qu'elle se justifiait. Et c'était tant pour mettre au point certaines chose que pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas légère, qu'elle n'était pas une coquette enragée. Elle répéta :
J'ai ma vertu pour moi. Ils le savaient, ils n'en ont pas tenu compte. Ils m'ont accusée, ils ont convoqué mon neveu, est-ce ainsi que ceux que j'avais côtoyés des années durant me voyaient? Est-ce ainsi que je devais être traitée? Et comme je l'ai dit, cette accusation ridicule n'a pas été la seule et il est des choses qu'une innocente ne peut accepter. Alors, j'ai renoncé, j'ai cessé de me battre et je n'ai eu plus aucun goût pour l'exercice de mon ministère. J'ai choisi, pour la troisième fois, de démissionner de mon siège archiépiscopal l'été dernier et, petit à petit, de laisser chacune des charges et dignités restantes. Le Primat de France n'était plus là, j'ai dû attendre le suivant, et pour une démission posée en juillet, je ne me suis vue remplacer que fin novembre. Entre temps, n'y tenant plus puisque l'on se moquait de moi, j'ai finalement résigné de toutes mes fonctions et ai demandé dans le mouvement d'être libérée de mes vux.
Elle s'était levée, ne pouvant plus contenir son énervement pétri de lassitude et, malgré sa faiblesse, malgré sa fatigue, elle commença à tourner autour de son siège, ahurie, secouant la tête, les mains :
Je le devais, pour qu'ils ne me contrôlent plus, pour qu'ils me laissent enfin en paix car même absente, ils trouvaient le moyen de me toucher! J'aurais pu rester simple prêtresse et continuer ainsi ma vie, entre mes occupations à la Hérauderie et la gestion de mes domaines. J'aurais pu et je ne serais ainsi pas allée contre mes principes, mes valeurs et surtout, je ne serais pas allée contre le Très-Haut! Mais il le fallait, ils me faisaient vivre l'enfer!
Et en disant cela, elle le regarda franchement, comme s'il était inclus, pour d'autres raisons, dans ce " ils " :
L'enfer. Alors, j'ai fait l'irréparable, j'ai commis l'impardonnable, je me suis laissée aller à l'irrémissible. J'ai failli, j'ai trahi tous mes serments en demandant la rupture de mes vux, cette rupture à laquelle je pensais depuis près d'un an. J'ai franchi la frontière et désormais...
Elle se mit alors à carrément arpenter la pièce, esquissant des gestes plus grands à mesure qu'elle exprimait sa colère, sa honte :
Et croyez-vous qu'ils auraient accepté de me libérer si facilement? Oh non, bien sûr que non! Nulle réponse, nul signe, même pas pour me faire savoir que ma requête avait bel et bien été reçue. Ils m'ont laissée dans l'ignorance la plus totale, me traitant plus que jamais comme une moins que rien. Et j'ai finalement appris que cela ne leur était pas assez bon, voilà qu'ils y étaient opposés pour des prétextes fallacieux, se drapant dans un droit canon dont ils ne respectaient la lettre que lorsque cela les arrangeait! Ils refusaient, eux qui avaient uvré pour que je m'en allasse! Et maintenant que je décidai effectivement de partir, ils disaient non. Et ils disaient non alors qu'ils allaient dire oui pour un autre cardinal, ce que je n'étais d'ailleurs plus, puisque je n'étais plus évêque... mais encore quelque chose qui démontre que le respect des lois, c'est selon le sens du vent avec eux!
Durant quelques secondes, elle s'immobilisa puis se tut, se prenant la tête dans les mains. Elle n'avait pas imaginé avoir tant de colère en elle, tant d'amertume, à croire que la pénitence infligée dans le but de la faire réfléchir n'avait fait qu'exciter son ire. Accablée, elle laissa glisser ses mains sur le dossier du fauteuil derrière lequel elle était revenue et elle continua, sans passion :
Il a fallu l'intervention de Sa Sainteté elle-même pour solder définitivement le contentieux. Et c'est Sa Sainteté qui m'a libérée de mes vux, me frappant d'interdit et m'imposant de rester trois jours et trois nuits étendue sur le sol d'une église pour me rendre compte et que mon humiliation soit visible et connue. C'est à Saint-Germain-l'Auxerrois que j'ai effectué cette punition et c'est de là dont je reviens, à peine, et c'est de là que je suis partie afin de venir à vous.
Son visage était plus calme, comme ses gestes, comme son comportement, elle avait expulsé tout ce qu'elle avait à sortir. Et elle ajouta, redevenue maîtresse d'elle-même malgré cette exténuation qui l'affaiblissait à nouveau :
Je me devais de vous l'annoncer en personne, eu égard à ce que j'ai pu vous dire à Saint-Dionisy. Je vous ai fait savoir que ce n'était pas possible, que je Lui étais liée et que rien ne viendrait faire varier ce lien qui m'attache à Lui depuis que j'ai été ordonnée à Cologne. Je ne voulais pas que vous appreniez par la rumeur publique que j'avais demandé à ce que l'on rompît mes vux, je ne souhaitais pas que vous l'appreniez par d'autres et je ne désirais pas que vous le sachiez en un lieu public ou lors d'une quelconque réunion à caractère officiel. Et je me devais d'en être la messagère car cette libération...
Et là, sa voix chavira, et ce calme revenu se fendilla en ce cri venant du plus profond d'elle-même, provenant de son cur trahi par sa raison :
... Dieu du ciel, elle ne change rien!
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Alors qu'il l'étreignait à nouveau, plus raisonnable mais non moins ardent, elle se reprocha un bref instant de s'être montrée aussi mélodramatique dans son débarquement même si sur le moment elle n'en avait guère eu conscience. En fait, pas du tout même, il n'y avait eu dans son apparition aucun calcul, aucune stratégie, juste la nécessité de combler son besoin de le revoir alors que désormais, sa vie serait autre. Mais elle ne se gourmanda pas longtemps car c'était bon ce doux bercement, cet environnement chaleureux, cette présence rassurante après le froid, le rejet, la privation, la faim, la soif et c'était agréable quand il lui fallait de la chaleur, de l'attachement, la conscience d'être encore quelque chose pour quelqu'un. Et puis, à quoi bon, alors que tout était net maintenant dans son esprit, nier que c'était bon parce que c'était lui, que cela l'avait toujours été malgré la faute, le manquement, que cela l'avait été dès lors qu'elle avait pris conscience que sa répulsion native n'avait plus cours quand il la frôlait, la caressait ou alors l'étreignait avec cette violence, réminiscence du mal de ce qu'ils étaient en train de faire et de s'infliger.
Mais alors qu'elle avait tout refusé, le confort, l'eau, la couverture, il se sépara d'elle et ce fut comme si, un instant, le charme se fut rompu. Elle entrevit alors, nettement, désormais dégagée des brumes de son heur, qu'il n'y avait pas que ses besoins et ce qu'elle voulait qui comptaient, il s'agissait avant tout de ce qu'elle était et devrait être. S'étant assise, très droite et sur le rebord du fauteuil, les mains posées en son giron, elle prit la parole dans cet étrange silence :
J'ai bien conscience que l'on ne tombe pas ainsi chez quelqu'un et croyez bien que j'apprécie que vous acceptiez de me recevoir sans que j'aie été annoncée ou sans que je n'aie fait savoir ma venue.
L'on eût pu croire en entendant son entrée en matière qu'Ingeburge se livrait là à la représentation de la duchesse d'Auxerre en société mais cette courtoisie qu'elle lui refusait par ailleurs, c'était elle, elle ne savait pas agir autrement, sauf dans des moments de grande colère assez rares d'ailleurs... sauf avec lui. Et la suite du discours démontra que c'était la femme qu'elle était qui parlait, et non cette duchesse de mascarade, de parade :
Je n'abuserai pas de votre temps mais je tiens à vous faire savoir certaines choses et je vais donc, dans ce but, me permettre de vous conter une histoire... La mienne.
Un instant, son regard pâle quitta le visage franc du vicomte du Tournel pour ses propres mains dont le dépouillement la gênait, elle ne pouvait, comme à chaque fois qu'elle était troublée, jouer avec ses bagues. Et mal à l'aise, elle l'était, elle était sur le point de lui livrer ce que peu si ce n'est personne et encore, par bribes savaient.
Ne me coupez pas, je vous prie, car il m'est difficile de m'exprimer à ce sujet et je ne suis pas sûre de l'avoir déjà fait, si ce n'est à mon confesseur.
L'idée qu'Actarius pût se sentir comparé à un prêtre lui arracha un petit sourire et relevant les yeux, elle s'empressa de démentir la comparaison qui aurait pu être logiquement conclue :
Non pas que je vous prenne comme tel, ce n'est pas le propos. Mais je vous dois certaines explications et il ne m'est pas pénible de m'en ouvrir à vous car c'est vous, justement.
Ses dents vinrent mordiller sa lèvre inférieure, peu satisfaite de ce qui lui apparaissait comme une maladresse.
Un soupir vint clore ce déplorable exorde et elle se lança, enfin :
Je suis née il y a vingt-cinq années à Copenhague, capitale du Royaume du Danemark, de parents de la noblesse locale, dernière d'une fratrie de cinq enfants et ayant un écart d'âge assez conséquent avec mes frères et surs, la plus proche ayant neuf ans de plus que moi. J'ai passé les premières années de ma vie à la campagne, sur l'île de Fyn, dans un environnement clos et privilégié. Ma naissance, espérée ou non, je ne l'ai jamais su, a ouvert de fructueuses espérances pour mes parents en ce qu'un seul de mes frères avait survécu, qu'une de mes surs avait déjà choisi de prendre le voile et que la seconde semblait emprunter le même chemin. En ce qui concerne celles-ci, il n'était pas question pour mes parents d'aller contre ce qui était à leurs yeux signe d'une distinction divine; j'étais donc, de fait, celle par qu'ils pouvaient réaliser d'intéressantes perspectives. C'est ainsi que j'ai été élevée au Danemark et que j'ai été éduquée plus tard, dans le but d'être mariée à un parti permettant de hausser davantage notre famille et je n'ai pas souvenance d'en avoir conçu de l'opposition. Je n'imagine d'ailleurs pas agir autrement avec ma propre fille même si cette élévation sociale désirée par mes parents s'est bel et bien réalisée.
Les sourcils d'Ingeburge se froncèrent, le souvenir de Mette n'était jamais agréable et elle n'évoquait jamais son enfant sans en concevoir de regrets. Cela viendrait plus tard dans le récit, pour qu'il comprenne, et elle enchaîna, le visage un peu plus fermé :
Tout fut mis en uvre, matériellement et moralement, pour que je sois protégée et choyée, cette résolution m'écartant davantage de frères et surs qui m'étaient déjà éloignés par l'âge, cette résolution m'isolant tout à fait, cette résolution me coupant des autres. Il ne fallait surtout pas que quoi que soit m'arrivât, il ne fallait pas que l'on me fît du mal, j'étais traitée en fragile idole et j'étais plus souvent entourée d'adultes aux ordres que d'enfants moi qui pourtant, ayant eu une nourrice, avais quelques frères de lait de mon âge. Las, comme vous le savez déjà, ce n'est pas en Danemark que ce pour quoi j'ai été éduquée s'est accompli. Le Danemark, la Scandinavie en fait, réunie dans l'Union de Kalmar, connaissait des troubles assez importants, du fait notamment de la puissance et de l'influence grandissantes de la Ligue Hanséatique et la question de quitter Copenhague pour la plus grande part de famille se posait avec plus d'acuité chaque jour, au point que ce fut l'idée même de partir du Danemark qui fut un jour conçue. Mon frère était déjà établi et marié, ma première sur cloîtrée, et mes parents refusaient de s'en aller. Il fut décidé que ma seconde sur et moi partirions en exil. Nous fûmes toutes deux séparées et ce fut étonnamment en Empire que je fus envoyée, malgré les menées de la Hanse. Ma mère avait des relations avec une religieuse de ses amies qui s'était établie en Provence et elle espérait qu'à l'écart de tout, protégée par les murs d'un couvent placé aux confins d'un potentiel agresseur, je pourrais grandir loin du conflit latent et ainsi revenir, un jour, en jeune fille accomplie et prête à marier. Je ne suis pas rentrée mais je me suis mariée, indubitablement.
Et elle rit, spontanément, tant cette docilité lui apparaissait tout à coup cocasse, secouant légèrement la tête. Se reprenant, elle continua d'évoquer ses souvenirs :
Le temps s'est écoulé, long et paisible, et même si je n'ai jamais été que l'étrangère, préfiguration de ce que je serais toujours au final, je n'ai pas été malheureuse. Mes compagnes étaient agréables même si je ne me liai à aucune en particulier, et j'incline à penser que si j'avais été comme elles, je n'en aurais pas moins été solitaire. Je passais ainsi de longues heures dans la bibliothèque à lire tout ce qui m'était accessible et à chaparder ce qu'il ne fallait surtout pas que nous voyions, apprenant aussi bien dans les textes sacrés que dans les textes profanes, puisant tant dans le Livre des Vertus que dans des billevesées païennes. Bien sûr, l'île de Fyn me manquait même si j'étais à la campagne, j'eus d'ailleurs vraiment du mal à m'habituer au bruit, aux odeurs... Vous savez, ces cigales qui ne cessent jamais de vibrionner, c'était... déconcertant, incompréhensible; tout l'était. Je recevais, assez irrégulièrement, mais avec constance tout de même, des lettres de ma mère, conservant ainsi un lien avec le Danemark et la langue que je ne pratiquais plus. Je ne la parle plus d'ailleurs, pouvant la comprendre, mais je ne me sens pas à l'aise et à mon neveu, fils de mon frère aîné, qui lui a passé toute sa jeunesse entre le Norvège et le Danemark et donc la manie fort bien, je réponds différemment. Ces missives, oh, je les attendais ardemment, sachant par avance que je ne serais jamais déçue et poussant la torture à ne pas les décacheter sitôt arrivées afin de pouvoir en profiter bien à fond. Je les ai toutes conservées et elles ne me quittent jamais, même quand je voyage, car c'est là tout ce qu'il me reste du Danemark et de ma mère.
Ainsi, le coffret, actuellement, trônait dans sa chambre, à l'Hôtel de Bourgogne. Mais il fallait délaisser la période de l'innocence et passer à ce qui lui serait dur. Sa voix d'ailleurs devint blanche, perdit de ses inflexions attendries; elle reprit :
Je me suis mariée. C'était peu de temps après mon entrée dans le monde. Il avait été décidé que l'abbaye de La Celle quittée, je resterais dans un premier temps en Provence, il n'était pas question de rentrer. Je suis donc restée, puisqu'il le fallait, n'ayant de toute façon rien qui ne m'attendait nulle part ailleurs et je restai dans le voisinage du seul lieu que je connaissais vraiment, ce couvent qui avait abrité mon enfance et mon adolescence, m'installant ainsi à Brignoles. Il me fallut m'adapter, ne connaissant rien ni personne et ce fut au bout de quelques mois que je m'ouvris réellement à ce nouveau lieu et aux gens y gravitant, m'investissant pour la ville et m'intéressant aux affaires du comté. La période, ce que je fis exactement, me sont étrangement flous, peut-être parce qu'ils sont le point de départ de quelque chose qui va totalement m'échapper. Désormais impliquée dans la vie du comté, je me plaçai sous la protection du vicomte de Cassis qui m'avait ouvert les portes de son parti et rencontrai un homme dont on disait qu'il était l'avenir. Le fait m'intéressa grandement, ayant dans l'idée qu'une femme honorable ne peut demeurer sans époux et ayant au final été élevée dans ce but. Je savais ce qui était attendu de moi et j'étais la seule à pouvoir y parvenir, personne ne m'aiderait, j'étais loin de ma famille. Et le fait m'intéressa d'autant plus que cet homme n'était pas inatteignable même s'il m'était plus vieux de dix-sept années car il était lui-même reparti de rien, ayant quitté le Piémont quelque temps plus tôt. C'était donc un étranger, comme moi, issu de noblesse, comme moi, déjà fieffé en Provence mais pas au point de dédaigner une jeune fille de noble extraction bien qu'assez démunie. Et puis, il y avait cette perspective, qu'un jour, il serait plus, on lui promettait ainsi des responsabilités au niveau impérial et son ascension en Provence était écrite. Le hasard fit qu'il était lui aussi dans le parti du vicomte de Cassis et nous ne tardâmes pas à nous opposer sur certaines questions lors de discussions internes. Je ne sais ce qu'il vit en moi, s'il se livra aux mêmes calculs, s'il estima que j'étais un bon investissement mais le fait est que nous nous fiançâmes, rapidement. L'aimais-je? Non, je ne le crois pas, mais je le respectais et même l'admirais, il était hâbleur, volubile, ouvert, aimable, tout ce que je n'étais pas et il m'offrait une sécurité qui me faisait cruellement défaut, un avenir radieux et en sus, toute une famille de Piémontais tout aussi...
Elle eut un geste vague, comme pour dire qu'ils étaient tous fada, ces Martius et elle dit encore :
... moi qui étais seule. Le vicomte de Cassis, devenu comte de Provence, me dota et fit de moi sa vassale et ainsi pourvue, j'épousai le baron d'Apt. Ce fut non sans mal car prise de doutes, je ne me présentai pas à la cathédrale d'Aix où j'aurais dû me marier sous les yeux de tout ce que la Provence comptait de notables. La noce eut lieu à Brignoles, dans ce chez moi que je m'étais créé et l'union fut bénie par une personne qui compterait, plus tard, mais que je ne connaissais nullement, MrGroar von Valendras. Nous nous étions donc mariés et plus que jamais investis en politique, conseillers comtaux du vicomte de Cassis qui, comte de Provence, éleva la baronnie de mon époux en vicomté et m'octroya une baronnie. Si je me mariai avec Vittorio sans n'éprouver pour lui guère plus que du respect, de l'admiration et certainement de l'amitié, je commençai, dès les premiers temps de notre union union, à subir son charme à finalement en tomber amoureuse, flattée certainement par le fait que c'est moi qu'il avait distinguée parmi d'autres, comme je l'apprenais alors. Je m'étais tellement attachée à parvenir à mes fins que j'avais occulté le fait que je ne le connaissais pas, que je ne savais rien de son passé, ne serait-ce qu'en Provence et j'avais vite fait de découvrir que sa séduction était toute une partie de lui, qu'elle lui était irrémédiablement liée et que si c'était moi qu'il avait épousée, il se montrait charmeur avec tout ce qui portait jupon. Mais mon cur était touché et ce n'était qu'après tout qu'une attitude de sa part, je n'avais nulle raison de redouter quoi que ce soit. C'est à la même époque que la déclaration d'indépendance fut proclamée. Je ne reviendrai pas sur le pourquoi, il est de toute façon de notoriété publique que cette indépendance, je l'ai votée et il est facile de dire désormais que si, et puis si... Nous fûmes alors emportés dans un extraordinaire tourbillon et c'est là que je découvris qu'il n'y avait pas que la Provence et que mes yeux s'ouvrirent au reste du monde. C'était... passionnant, transcendant et c'est à ce moment-là que me fut donné le goût d'écrire et de faire des annonces, je fus d'ailleurs chargé de la propagande des félons. Ces écrits expliquent, pour partie, l'hostilité toujours persistante de certaines personnes en Empire.
Ses épaules se haussèrent gracieusement, comme pour signifier qu'elle n'avait cure de ce que pensaient ces mauvais coucheurs et elle poursuivit :
Je ne mettrai pas sur le dos de l'indépendance l'échec de mon mariage mais toute cette euphorie, tous ces projets à mener à bien, tout ce comté pour lequel il fallait construire du neuf n'aidèrent pas une union faussée dès le départ. Faussée car c'est le calcul qui m'avait fait accepter cette homme, faussée car les séductions de celui-ci ne s'arrêtaient pas aux mots. Vittorio était en lice pour devenir le nouveau comte de Provence, de Provence libre comme il était de mode de le présenter, et nous menâmes en ce sens une campagne offensive, efficace, au point que nos rapports ne se bornaient plus qu'à cette élection qu'il fallait à toute force remporter. Nous gagnâmes, largement, et la reconnaissance ne fut qu'une formalité. C'est ainsi que je devins la comtesse cornue de Provence car mon cher et tendre époux n'avait rien trouvé de mieux que d'aller voir ailleurs durant la dernière soirée électorale. J'eus tous les torts, je l'avais abandonné, délaissé, m'étais détournée et si dans un premier temps, je me défendis comme une diablesse, je lâchai prise, ahurie, hébétée, désormais tout en haut... mais à quel prix? Je ne sais qui souffrit le plus entre mon cur blessé et mon honneur outragé car il y avait bien au milieu de tout ce désastre une cuisante brûlure d'orgueil. C'est au lendemain de cette infidélité que je fis le deuil d'un mariage heureux et que je décidai de me vêtir de noir. Je n'ai pas varié depuis et n'ai nulle raison de me comporter autrement. Pour autant, je ne le quittai pas; mes sentiments pouvaient avoir été méconnus, ma réputation écornée, je pouvais être la risée de tous, je pouvais bien être blessée, l'on ne défait pas un engagement pris devant le Très-Haut. Je restai donc, allant même à corriger ce qu'il m'avait reproché, à savoir mon peu d'attachement, mon manque de tendresse et tâchant de... me montrer plus... empressée... pour...
Là, elle s'interrompit tout à fait et baissa à nouveau les yeux, triturant ses doigts à défaut pouvoir de triturer ses bagues et elle murmura, une légère rougeur lui colorant les joues :
Je lui avais fermé ma porte dès la première nuit de notre mariage et il y eut d'autres nuits où je lui refusai l'accès de ma chambre. Il était donc facile pour moi de conclure qu'il était allé chercher ailleurs ce que je ne lui donnais qu'avec trop de... parcimonie. Et je le crus, durant quelque temps, me reprochant cette répugnance que je n'avais que trop mollement cherché à combattre, cette répugnance qui concernait bien d'autres chapitres puisque le monde effleurement, la moindre proximité me sont insupportables et qu'il en a toujours été ainsi. Nul ne pouvait me toucher, nul ne pouvait s'approcher, et j'incline à penser que cela est dû à ce statut de clé pour l'avenir que j'avais, de toute cette protection dont j'avais sans cesse été entourée. Tout était de ma faute, je ne lui avais pas donné ce qui est pourtant commandement divin et moi qui montrais une dévotion de tous les instants, j'étais sur ce chapitre une bien mauvaise aristotélicienne. J'ai su, très vite, que c'était faux, que ce n'était pas sa première infidélité et qu'avant notre mariage, il était tenu pour un véritable coureur; il avait déjà donc, et plus que son content, ce qu'il lui fallait.
Les derniers mots furent crachés avec mépris alors qu'elle relevait fièrement le menton et trouvait ainsi le courage de continuer :
Je restai, il continua à contribuer à mon statut de femme trompée. Je supportais tout, docile, et ne variais pas dans ma résolution, malgré le fait que cette femme que j'avais cru la première était devenue sa maîtresse, malgré les récits de ses conquêtes que l'on me faisait, malgré l'enfant qu'il fit à celle vers qui il s'était tourné alors que moi, la légitime, j'étais incapable de lui donner un héritier. Il avait du reste deux grands garçons issus d'un premier mariage mais son épouse précédente n'était pas de notre monde, j'étais donc celle chargée de lui offrir ce mâle qui propagerait nom et titres. Sa maîtresse lui donna un garçon, je finis par accoucher d'une fille, plus tard; faisant à nouveau ce qu'il ne fallait pas. Ces mois furent difficiles, très difficiles, et je lançai à fond dans mes diverses charges, le déchargeant efficacement de ses soucis de régnant là où dans le privé, je n'étais qu'une incapable. Les projets pour un marquisat se montaient, j'étais sceptique mais convaincue de la nécessité de créer quelque chose, il y était tout à fait opposé. Il quitta le trône, se repentit solennellement auprès de Kreuz von Valendras, nouvel Archevêque d'Arles, et fit pénitence, m'offrit de grandioses et somptueuses festivités sur son nouveau domaine comtal en guise d'excuses et je le crus et lui pardonnai. Je devins à mon tour comtesse de Provence nous permettant de profiter enfin, à deux, de notre pouvoir et de notre puissance, comme nous aurions dû pouvoir en jouir quelques mois plus tôt. Nous avions des divergences politiques et j'essayais de ne pas m'en formaliser car ce n'était pas nouveau, devenant sur ce chapitre plus indépendante qu'avant. Ce qui, étonnamment, nous rapprocha, ce fut la Très Sainte Eglise, lui le pécheur et moi la simple fidèle. J'avais été ouverte à la religion par mes surs, très pieuses, et j'avais d'ailleurs eu l'occasion de retrouver l'une d'elles, la plus jeune, devenue abbesse de Toulon, puis Archevêque d'Aix. Mais je n'étais rien de plus qu'une spectatrice. Je devins pourtant diaconesse, puis archidiaconesse, rejoignant là mes surs. Pour autant, je connus une fin de mandat difficile, Vittorio perdant tout à fait la raison. Je ne croyais plus en ses propos, remettais en cause la moindre de ses paroles, sentait mes sentiments venus tardivement s'amoindrirent plus vite qu'ils ne s'étaient renforcés et ma sur de son côté tâchait de le chapitrer et de lui faire cesser ses tromperies et incartades. Kreuz était devenu mon confesseur et était, même sans cela, le témoin du désastre de notre mariage et des lubies de mon époux. Celui-ci m'accusa de projeter de me débarrasser de lui car il sentait bien que mon amour se mutait en une sorte de tendresse forgée par l'habitude et de convoler avec celui que l'on présentait comme le futur marquis, mon suzerain ayant renoncé au trône. Il professa d'autres insanités, insultant Kreuz, tenant des propos hérétiques et finalement, pour ce comportement outrancier et anti-aristotélicien, fut excommunié. Malgré cela, depuis, je porte toujours mon alliance, certainement pour ne pas oublier. Mon mandat s'acheva, je me retirai dans ma seigneurie sise non loin de Brignoles, tandis que mon mari, me poursuivant de ses déclarations d'amour, de fidélité, de pardon, finit par partir en pèlerinage. Je ne le revis pas et quelque temps plus tard, appris que son corps avait été retrouvé dans un ravin. Le coup m'assomma à m'en bouleverser physiquement et j'accouchai de son enfant dont l'arrivée était de toute façon imminente.
Son regard se porta au loin, alors qu'elle se revoyait à Sainte-Anastasie avec ce nourrisson qui la réclamait toute alors qu'elle aurait voulu pouvoir pleurer son père. D'une voix neutre, elle présenta son enfant qui ne l'était que par le sang :
Vittoria, pour son père, Mette, pour l'une de mes aïeules, naquit orpheline de père et serait sous peu orpheline de mère. Ma sur, écurée par la situation provençale et le peu de respect que les nobles lui opposaient, avait décidé de briguer un autre archevêché et de quitter la Provence. La Primatie des Gaules se trouvait alors vacante et elle postula pour devenir le nouvel Archevêque de Lyon. Mais elle était inquiète pour Aix, tout comme Kreuz, et ils en vinrent à me proposer de reprendre la place. Mon étonnement était grand, j'étais peut-être le bras droit de l'Archevêque mais j'étais mariée, mère et à mille lieues d'être une religieuse, toute vertueuse que je pouvais être. Mais j'étais aussi honorée que ces deux grandes figures de l'Eglise de Provence et de l'Empire pensassent à moi et je me laissai convaincre, mettant comme condition que je ne serais ordonnée que si je gagnai le siège. Je le remportai comme ma sur remporta Lyon et je fus ordonnée et intronisée à Cologne, par le Primat du Saint-Empire, renonçant à nombre de choses et envoyant mon enfançon à Assens, au Danemark, auprès de ma sur abbesse. Ce fut ainsi que Magnus et Helle von Ahlefeldt-Oldenbourg se trouvèrent avec trois filles ordonnées, voyant leurs prédictions tout à la fois concrétisées puisque j'avais fait d'eux les parents d'une comtesse et déjouées car je quittais à mon tour le monde temporel.
Que voyait-elle maintenant? La Kölner Dom, qui serait le théâtre d'autres succès et d'une plus haute ascension encore. Il lui semblait encore entendre les vivats mais pour autant, ils ne pouvaient couvrir tout à fait les insultes et protestations :
Tout aurait été facile si je m'étais contentée de rester ce bon Archevêque d'Aix, mais je n'étais pas issue du moule, j'avais vécu et c'est cette expérience que je lançai dans les actions. Très rapidement, trop rapidement aux yeux de bon nombre, je pris de l'importance, devenant coup sur coup Primat du Saint-Empire, moi la félonne au Saint-Empereur Long John Silver, et finissant par être appelée par la Très Sainte Curie que je dérangeais par mes prises de position primatiale et qui avait là le moyen, du moins le croyait-elle, de me faire taire. Ce fut l'affaire de quelques mois tout au plus, mois durant lesquels, parallèlement, je prenais conscience que la Provence ne suivait pas le bon chemin, embrassant ainsi l'opinion de mon époux, qui, le premier, avait essayé de traiter avec l'Empire et qui s'était élevé contre toutes les décisions visant à priver la Provence de sa souveraineté au profit d'une entité sans légitimité. Devenir primat m'avait permis de mieux connaître un empire qui m'était au final étranger, la position excentrée de la Provence, son enclavement conduisant à ce que l'on reçoive d'Aachen ce que l'on voulait bien nous faire savoir. Durant quelques mois, ma position de cardinal me protégea et j'étais bien l'une des seules, en Provence, à tenir des positions opposées au marquisat, attitude qui, pour le tout-venant exposait celui-ci à des poursuites pour haute trahison. Je devenais donc celle à abattre, sans qu'on l'osât pour autant, cette pourpre que je ne portais pas me constituant une barrière efficace. Mais vint le temps où mon statut et ma dignité ecclésiastiques ne me protégèrent plus et comme ma sur auparavant, maltraitée, je laissai Aix pour Lyon devenue vacante à la suite du décès de mon aînée.
Le regard d'Ingeburge se fit plus dur et elle expliqua, brièvement :
On l'a assassinée et ces mécréants ne méritent même pas que je les nomme. Ils ne sont rien et ce qu'ils ont osé perpétrer n'ont fait que conforter ma résolution à les combattre eux, et tous ceux de leur engeance. Je le fis, en tant que Primat des Gaules, en tant que cardinal, en tant que Connétable de Rome. Mais Lyon ne fut pas que le symbole de la peine et du combat, ce fut aussi la Bourgogne où je m'installai, durablement, d'abord dans la campagne mâconnaise, puis à Auxerre.
La dureté avait été balayée par l'évocation de son chez elle :
C'était la première fois, au final, que j'avais le sentiment d'être à ma place, même si je n'étais, encore et toujours, qu'une étrangère. Mais je connus un tel accueil, une telle chaleur, que mon installation se passa fort bien. La suite, peu ou prou, vous la connaissez, en ce qui concerne mon investissement politique en Bourgogne et mes premiers pas au service de la Couronne puisque c'est en cette dernière occasion qu'il nous a été permis de nous rencontrer.
Une sourire tendre étira ses lèvres mais il était aussi empreint de tristesse, elle arrivait au terme de son récit :
Je ne dirai rien de plus là-dessus, pas plus que je ne parlerai de la campagne provençale où je me lançai puisque j'étais de nouveau vassale du Saint-Empereur et que j'entendais bien honorer le pardon qui m'avait été offert et démontrer que ma fidélité n'était pas seulement pétrie de mots. J'ai dit l'essentiel sur le chapitre bourguignon et politique car ce chapitre n'est pas clos et que je n'ai certainement pas le recul nécessaire pour l'analyser comme j'ai pu examiner le reste. Ce qui compte maintenant, c'est mon engagement clérical. Vous l'aurez fort bien compris, je ne suis pas de ceux qui se contentent de suivre, je m'exprime dès lors que je l'estime nécessaire, je fais connaître ma position dès lors qu'elle m'apparaît porteuse. Il en est allé ainsi en Provence, il en est allé ainsi en Bourgogne, il en va ainsi à la Curia et vous ne serez pas étonné si je vous dis qu'il en est allé ainsi à Rome. J'ai connu divers périodes dans l'exercice de mes ministères. Il y a eu la locale où je ne m'occupais que de ma paroisse, puis de mon diocèse. Il y eut ensuite le niveau primatial où je m'occupais de l'Empire dans sa totalité, qu'il fût italien, néerlandais, allemand ou français. Et pour poursuivre, il y eut la période universelle, en ce que j'étais un cardinal romain et avais donc toute autorité sur l'universalité des fidèles mais, paradoxalement, elle déboucha sur la période romaine, il n'y avait plus que le palais pontifical, la Curie, les dicastères, les congrégations. Et à chaque fois, eh bien, je ruai dans les brancards. Cela en devint gênant, on me le fit comprendre, surtout que j'estimais que nous nous coupions davantage chaque jour de la base. J'en revins donc à mes premières amours, sans pour autant quitter Rome tout à fait et me consacrai à ma province ecclésiastique. Là est la base, là est le fondement de notre sacerdoce et il est condamnable et même coupable d'oublier que nous tenons une part importante de notre légitimité des fidèles.
Et elle disait encore " notre ", comme si elle avait encore été clerc, comme elle disait encore " mon époux " pour un homme qui ne l'avait plus été, avant même de décéder. Il est des habitudes dont on ne peut se dépêtrer, elle ne s'en rendit pas compte, toujours plongée dans son récit :
Mais je ne trouvai pas de satisfaction, certainement parce que je gardais des responsabilités romaines et j'en vins à démissionner de Lyon. Mon départ me fut refusé, je restai donc, m'occupant toujours de Lyon, tentant sans trop de conviction d'honorer mes obligations de cardinal. Il n'y eut pas plus de succès que de conviction et je me recentrai davantage sur ma province et sur la Bourgogne où j'accomplis un nouveau mandat de duchesse. La rupture, avec Rome, fut consommée, les orientations prises par le Sacré Collège me paraissaient effarantes et inconséquentes et je fus faite émérite. Je ne parus plus à Rome, ou si peu, désintéressée de cette cuisine interne qui s'apparentait davantage à des magouilles et à des compromissions. Ce fut à cet instant précis que je commençai à me poser des questions sur qui j'étais, sur ce que j'avais fait, sur mes fautes, sur les personnes que j'avais blessées et il m'apparut que si c'est dans la Très Sainte Eglise que je trouverais le salut, Rome n'en était pas le centre.
Un frisson la parcourut, alors qu'elle mettait les choses en ordre, les datait et elle lâcha, incrédule :
Cette introspection a débuté à l'automne mille quatre cent cinquante-huit, l'automne de notre rencontre puisque nous venions tous deux d'être nommés aux Cérémonies de France.
Cette coïncidence, elle l'avait déjà remarquée quand le mal de tout ça, de toute leur relation lui était apparu et elle avait vu en cette mise en présence une épreuve envoyée par le Très-Haut à une de Ses enfants plongée dans le doute. Le percevait-elle toujours ce mal? Elle ne savait plus. Revenue de son étonnement, elle dit :
Je crois aux signes et je ne puis y voir qu'un présage. J'espère ne pas vous heurter car nous savons qu'à l'époque, jamais vous n'auriez levé les yeux sur moi, du reste, vous n'étiez guère présent au début, retenu par vos affaires en Languedoc. Mais je serai, toujours, frappée par ce fait. Je commence à m'interroger, vous apparaissez; le lien est à mes yeux indubitable même si sur le moment, je n'ai rien vu venir. Et je suis d'autant plus encline à le croire que la suite des événements présente d'autres cas du genre. Mais il est facile de pointer ces éléments avec le recul.
Le recul, mais pas l'apaisement. Elle ne triturait plus ses doigts, car elle aurait fini par se faire mal tant son trouble allait grandissant, elle froissait désormais un bout de la soie grossière dans laquelle avait été coupée sa cottardie de pénitente :
C'est à ce moment-là que j'ai envisagé de quitter la Très Sainte Eglise, totalement et définitivement. Pour autant, je ne parvenais pas à m'y résoudre, ayant pour mes vux la même vision que celle que j'ai du mariage. Ils sont perpétuels, irrévocables, rien ni personne ne peut aller à leur encontre car il s'agit d'un engagement envers le Très-Haut. Mais il est des choses qu'un être humain ne peut, tout convaincu soit-il, supporter; il est des choses qu'un être humain ne peut endurer et j'ai dû faire face à une véritable campagne de haine de la part de certains de mes pairs. Jamais cela n'a été frontal, ce n'est pas le genre de la maison, mais je voyais là la confirmation d'une résolution que je ne parvenais pas à convertir en actes. Le summum du grotesque fut atteint quand l'on m'accusa d'avoir épousé Charles de Margny. Je tombais des nues, réellement, moi qui étais, comme eux, liée par le vu de chaste célibat, comment aurais-je pu me marier? Et me connaissaient-ils si mal pour me prêter un pareil comportement? Je ne sais si je puis être fière de grand chose mais je me flatte de n'avoir répondu à aucune avance de quelque nature que ce fût pas plus que je n'ai jamais encouragé un homme à me courtiser. Je sais que d'aucuns se sont crus autorisés à regarder la femme en moi, ils m'ont été proches, comme le duc d'Amboise ou le comte de Belfort, mais il ne s'est jamais agi pour moi de plus que de l'amitié et jamais mon honneur n'a pu être entaché par ses relations. Je sais aussi que l'on clabaude sur mon compte quant à mes rapports avec le vicomte d'Aubusson mais il s'agit là d'un lien plus fort que la vassalité qui s'est forgé dans la lutte pour un idéal. J'ai ma vertu pour moi et si certains ne veulent pas comprendre, je n'irai pas les édifier.
Sa voix s'était faite farouche alors qu'elle tirait sur sa jupe et qu'elle se justifiait. Et c'était tant pour mettre au point certaines chose que pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas légère, qu'elle n'était pas une coquette enragée. Elle répéta :
J'ai ma vertu pour moi. Ils le savaient, ils n'en ont pas tenu compte. Ils m'ont accusée, ils ont convoqué mon neveu, est-ce ainsi que ceux que j'avais côtoyés des années durant me voyaient? Est-ce ainsi que je devais être traitée? Et comme je l'ai dit, cette accusation ridicule n'a pas été la seule et il est des choses qu'une innocente ne peut accepter. Alors, j'ai renoncé, j'ai cessé de me battre et je n'ai eu plus aucun goût pour l'exercice de mon ministère. J'ai choisi, pour la troisième fois, de démissionner de mon siège archiépiscopal l'été dernier et, petit à petit, de laisser chacune des charges et dignités restantes. Le Primat de France n'était plus là, j'ai dû attendre le suivant, et pour une démission posée en juillet, je ne me suis vue remplacer que fin novembre. Entre temps, n'y tenant plus puisque l'on se moquait de moi, j'ai finalement résigné de toutes mes fonctions et ai demandé dans le mouvement d'être libérée de mes vux.
Elle s'était levée, ne pouvant plus contenir son énervement pétri de lassitude et, malgré sa faiblesse, malgré sa fatigue, elle commença à tourner autour de son siège, ahurie, secouant la tête, les mains :
Je le devais, pour qu'ils ne me contrôlent plus, pour qu'ils me laissent enfin en paix car même absente, ils trouvaient le moyen de me toucher! J'aurais pu rester simple prêtresse et continuer ainsi ma vie, entre mes occupations à la Hérauderie et la gestion de mes domaines. J'aurais pu et je ne serais ainsi pas allée contre mes principes, mes valeurs et surtout, je ne serais pas allée contre le Très-Haut! Mais il le fallait, ils me faisaient vivre l'enfer!
Et en disant cela, elle le regarda franchement, comme s'il était inclus, pour d'autres raisons, dans ce " ils " :
L'enfer. Alors, j'ai fait l'irréparable, j'ai commis l'impardonnable, je me suis laissée aller à l'irrémissible. J'ai failli, j'ai trahi tous mes serments en demandant la rupture de mes vux, cette rupture à laquelle je pensais depuis près d'un an. J'ai franchi la frontière et désormais...
Elle se mit alors à carrément arpenter la pièce, esquissant des gestes plus grands à mesure qu'elle exprimait sa colère, sa honte :
Et croyez-vous qu'ils auraient accepté de me libérer si facilement? Oh non, bien sûr que non! Nulle réponse, nul signe, même pas pour me faire savoir que ma requête avait bel et bien été reçue. Ils m'ont laissée dans l'ignorance la plus totale, me traitant plus que jamais comme une moins que rien. Et j'ai finalement appris que cela ne leur était pas assez bon, voilà qu'ils y étaient opposés pour des prétextes fallacieux, se drapant dans un droit canon dont ils ne respectaient la lettre que lorsque cela les arrangeait! Ils refusaient, eux qui avaient uvré pour que je m'en allasse! Et maintenant que je décidai effectivement de partir, ils disaient non. Et ils disaient non alors qu'ils allaient dire oui pour un autre cardinal, ce que je n'étais d'ailleurs plus, puisque je n'étais plus évêque... mais encore quelque chose qui démontre que le respect des lois, c'est selon le sens du vent avec eux!
Durant quelques secondes, elle s'immobilisa puis se tut, se prenant la tête dans les mains. Elle n'avait pas imaginé avoir tant de colère en elle, tant d'amertume, à croire que la pénitence infligée dans le but de la faire réfléchir n'avait fait qu'exciter son ire. Accablée, elle laissa glisser ses mains sur le dossier du fauteuil derrière lequel elle était revenue et elle continua, sans passion :
Il a fallu l'intervention de Sa Sainteté elle-même pour solder définitivement le contentieux. Et c'est Sa Sainteté qui m'a libérée de mes vux, me frappant d'interdit et m'imposant de rester trois jours et trois nuits étendue sur le sol d'une église pour me rendre compte et que mon humiliation soit visible et connue. C'est à Saint-Germain-l'Auxerrois que j'ai effectué cette punition et c'est de là dont je reviens, à peine, et c'est de là que je suis partie afin de venir à vous.
Son visage était plus calme, comme ses gestes, comme son comportement, elle avait expulsé tout ce qu'elle avait à sortir. Et elle ajouta, redevenue maîtresse d'elle-même malgré cette exténuation qui l'affaiblissait à nouveau :
Je me devais de vous l'annoncer en personne, eu égard à ce que j'ai pu vous dire à Saint-Dionisy. Je vous ai fait savoir que ce n'était pas possible, que je Lui étais liée et que rien ne viendrait faire varier ce lien qui m'attache à Lui depuis que j'ai été ordonnée à Cologne. Je ne voulais pas que vous appreniez par la rumeur publique que j'avais demandé à ce que l'on rompît mes vux, je ne souhaitais pas que vous l'appreniez par d'autres et je ne désirais pas que vous le sachiez en un lieu public ou lors d'une quelconque réunion à caractère officiel. Et je me devais d'en être la messagère car cette libération...
Et là, sa voix chavira, et ce calme revenu se fendilla en ce cri venant du plus profond d'elle-même, provenant de son cur trahi par sa raison :
... Dieu du ciel, elle ne change rien!
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