[Du monastère à Saint-Pardoux, la réapparition d'une âme errante]
L'invitation lui a été remise dans sa cellule monastique, cette petite pièce sommairement décorée d'un lit, d'une armoire et d'un bureau avec une chaise bancale. L'odeur y est âpre, les effluves de sa sueur vieille de plusieurs semaines maintenant se mélangent avec celles de la bile qu'il vomit sans cesse. Il ne reçoit aucune visite, les religieux ont fini par comprendre que cela ne servait à rien d'attendre sa venue au réfectoire à l'heure du repas. Il n'est plus qu'un amas de chair maigre et d'os désarticulés qui repose en paix sur son lit, l'esprit voguant des souvenirs aux espoirs vains, de la Lune au Soleil en passant par sa condition misérable qu'il a finalement accepté.
Il serait peut-être mort, si la porte ne s'était pas ouverte sur cette robe de bure d'où dépassait une main tenant une lettre. Les yeux fermés comme s'il était mort, immobile, le parchemin fut déposer près de sa tête, avant que la porte ne se referme et laisse les ténèbres l'envelopper de nouveau. A l'odeur, il sut que c'était elle. Cette lettre scellée, qu'il ne toucha pas pendant plusieurs heures, plusieurs jours, était comme une porte de sortie vers tout ce qu'il y a de bon et d'agréable à l'extérieur. Ses doigts squelettiques finirent par saisir le papier, et il lut la lettre à la lumière aveuglante d'une bougie. Il viendrait, parce que c'est elle.
La bougie fut éteinte, et le lendemain, pour la première fois depuis bien longtemps, Aymeric sortit de sa chambre. Les yeux rougis par l'agressive lumière, la peau pâle, le dos voûté, les gestes lents et hésitants, d'humeur associable, il n'avait rien à part sa chemise de nuit noircie par la crasse à certains endroits. Il se rendit à Limoges, en toute discrétion pour que personne ne l'aperçoive, pour que les gens ne le voient pas dans ce piteux état, pour qu'ils le croient mort ou parti loin. Il se rendit à sa propriété, cette auberge qui n'a pas de nom, gérée pendant son absence par son fidèle -et rémunéré- cerbère qui veille à ouvrir la porte chaque jour de la semaine, même à des gens d'église qui essaient de convertir les innocents à leur religion. Dans l'arrière salle scellée par une lourde chaîne et un cadenas, toutes ses affaires de voyage l'attendait parmi les réserves de bière, soit sa charette et un baluchon renfermant cinq jours de provision en pain et en maïs, son épée et son casque. Prêt pour une remise à niveau de la vie dans ce monde, il prit la route et fit ce qu'il savait le mieux faire : se battre à l'épée et récupérer ses trophées.
Les jours passés, et la date de la cérémonie arriva. Presque quatre fois plus chargé qu'à l'aller, le retour se fit sans encombre malgré le fait qu'il y ait toutes ces armées. Il dirigeait maintenant deux charrettes, l'une accrochée à la suite de l'autre, et rentra à Limoges avec une mine un peu plus réjouie quoi qu'encore pâle. Il passa brièvement à son auberge pour déposer ses affaires et se dirigea vers Saint-Pardoux où Victorine devait déjà se trouver Les domestiques n'eurent pas le temps de lui demander son nom, il était déjà dans la salle de réception. Ses yeux sombres se posèrent sur la lumière des cheveux blonds, au centre de toute l'attention. Il s'approcha du petit regroupement, et ayant perdu l'habitude des contacts humains, il dit simplement pour répondre à la matriarche :
... Ou me souhaiter dignement la bienvenue. Après tout, je suis sorti de mon hibernation rien que pour cette cérémonie.
Il lui sourit, un brin provocateur, mais elle avait l'habitude. Il reporta ensuite son attention sur Victorine, lui sourit légèrement, plus tendre, heureux de la revoir, avant de remarquer que son bras était pris. Au bout, un comte princier qu'il salut d'un mouvement de la tête.
Arnaut, félicitations pour ton élection.
Il le pensait. Un peu. Il ne pouvait pas être pire qu'un autre sur le trône du Limousin, mais peut-être meilleur que les précédents. Il reporte de nouveau son attention sur Victorine. Aucun mot ne sort d'entre ses lèvres décolorées. Elle sait ce qu'il pense : "Je suis venu, mon amie".