Un rouleau gris avait étendu son voile sur les cieux Muratais masquant les quelques rayons solaires du matin, et, des perles scintillantes s'en étaient détachées pour se déverser sur les présents dans les rue de la cité. Batcat en était et dut donc trouver refuge en attendant une accalmie. La taverne du sanglier fit parfaitement l'affaire. C'est en écoutant par hasard les échanges de quelques habitués qu'il crut comprendre que le bruit courait que les troupes auxquelles il appartenait allaient probablement se remettre en marche dès le lendemain.
Batcat s'était porté volontaire et, n'ayant aucune véritable attache à Murat, cette information, si elle se confirmait, aurait dû le réjouir. Découvrir de nouveau lieux, et aller là où on sera utile aurait dû selon lui être l'attitude attendue d'un volontaire. Cependant...
Le jeune homme brun, dont les yeux plissés semblaient fixer un objet imaginaire qu'on lui aurait fixé 20 cm face au visage, quitta le tabouret et alla régler son dû au tavernier en marmonnant mécaniquement des bribes de formules de politesse. Il baissa la tête au passage d'une porte un peu basse pour sa grande taille, et, constatant que la pluie avait cessé, se dirigea directement vers la grange.
Il était à peu près convaincu qu'il la trouverait dans l'état exact dans lequel il l'avait laissée à peine deux ou trois heures plus tôt, qu'aucun nouvel écrit n'aurait été déposé là. Il avait compris depuis longtemps qu'il n'y a que les enfants pour espérer et croire ainsi si fort que l'improbable se réalisera pourvu qu'ils le désirent très fort. Mais il fallait qu'il retourne une dernière fois, avant une absence dont il ne savait combien elle durerait, dans cette grange pour... lui dire au revoir ! (Le jeune homme n'aurait osé avouer à personne ce qui motivait sa visite !)
Alors, ayant évité de justesse une brebis égarée, et effarée, que deux jeunes paysans essoufflés tentaient vainement de rattraper, Batcat arriva enfin à destination lorsqu'il vit, se dirigeant dans sa direction, une femme - que seule sa timidité pouvait l'empêcher de douter qu'il s'agissait bien "d'elle", cette femme qui, en quelques jours, en quelques lignes, avait complètement chamboulé ses pensées, ses envies...
Fuir eut été ridicule, et lui adresser la parole complètement insensé, surtout si l'on considère qu'il n'était pas censé savoir qu'elle était l'auteure des poèmes qu'il affectionnait tant. En outre, plus elle approchait, plus Batcat pouvait constater que cette femme était une vraie Dame, une Dame comme jamais il n'en avait croisées dans sa vie... Elle devait être au moins.... reine ?! euh... non, peut-être pas... mais bon, un rang important. Ce qui ne manqua pas d'impressionner d'autant plus le vagabond qui tentait de dissimuler son trouble en conservant une allure tranquille, en maîtrisant le rythme de sa respiration et en regardant devant lui, sans rien fixer de particulier afin d'avoir un champ de vision large. Plus elle venait à sa rencontre, plus les efforts qu'il devait conduire pour paraître indifférent étaient gigantesques. Sa chevelure sombre et élégamment nouée, l'ondulation douce de sa robe n'étaient rien comparées à la finesse de son visage.
Il remarqua aussi son ventre rond, mais ne put analyser cette information sur le moment tant les choses allaient vite.
Vint ensuite le moment où ils se frôlèrent. Sans que chacun ne change sa vitesse ou sa trajectoire, comme s'ils étaient dans deux espaces-temps différents. Un échange de regards, Batcat inclinant imperceptiblement la tête en signe de respect, tandis qu'il inhalait le parfum qui confirma que c'était bien "elle".
L'ayant dépassée, Batcat marcha mécaniquement sur le même rythme, fermant les yeux, et relâchant dans un long souffle le trop plein d'air qu'il avait inspiré sans même y prêter attention pendant que progressivement, le bruit des pas de la belle sur les pavés s'éloignait derrière lui.
Elle m'a regardé ! se dit-il.
Jamais il ne pourrait oublier ce bleu profond. Avait-il vu une étincelle dans ce regard magnifique ? Ou l'avait-il seulement rêvée ?
Dès qu'il eut franchi la porte de bois, il se précipita vers le pupitre pour découvrir les nouvelles rimes.
A leur lecture, il s'en voulut d'avoir lui-même insufflé une ambiance si mortifère dans son précédent écrit.
Toutefois, en-dehors de cette considération, il apprécia que "sa reine" - hum... il rougissait de se permettre de penser à elle en la dénommant ainsi - ait produit un texte encore une fois époustouflant quand bien même il ne lui avait pas facilité la tâche avec ce contexte si sombre.
Il devait se l'avouer, il était en admiration devant un tel talent. Et, en fait, il se surprit à la revoir, avec ce ventre rebondi, et être heureux pour elle qu'un heureux évènement l'attende, de sorte qu'il ne s'inquiéta pas que des pensées obscures ne l'envahissent.
A son tour, il saisit la plume et, avec les mots qu'elle avait laissés, il s'appliqua à inscrire :
Embrassons avant qu'elle ne s'efface l'évidence
Qu'en ce vaste monde deux âmes en quête d'évasion,
Le temps d'une inspiration, chimérique romance,
De chaque trace, chaque mot, chaque son, furent au diapason.
A peine venait-il de reposer la plume qu'il réalisa qu'il était plongé dans un parfum de plus en plus enivrant. Alors tandis qu'il s'appuyait sur le dossier de la chaise, sa main glissa sur une étoffe si douce qu'il fut même étonné qu'une telle matière existât. Comment avait-il pu ne pas voir cette étoffe en approchant du pupitre ?! (Probablement était-il dans un tel état émotionnel qu'il serait passé au milieu d'un troupeau de moutons roses à 6 pattes sans même les apercevoir !)
Il attrapa l'étoffe vert sombre entre ses doigts et constata qu'il s'agissait d'une écharpe, de "son" écharpe. Un "M" en fil d'or y était joliment cousu. Il vérifia un détail sur l'un des vélins... Puis sourit.
Une personne dont les parures vestimentaires sont d'une telle qualité, personnalisées, est forcément une personne bien éduquée, et importante ! Et que lui, simple vagabond, qui apprit les joies de l'écriture auprès d'un père dans une abbaye dans sa jeunesse puisse avoir partagé quelques lignes, même anonymement, avec cette personne, c'était extraordinaire.
Soudain, il réalisa que l'étoffe parfumée qu'il tenait toujours entre ses doigts allait bouleverser la situation... Après avoir conclu qu'il était inutile de chercher à répondre aux questions de savoir si cet oubli était volontaire ou non, et si il était personnellement visé ou pas, l'indécis énuméra différentes hypothèses :
- Laisser l'écharpe à sa place ?... Non, elle pourrait être dérobée par le premier venu (elle devait être de grande valeur). Il lui fallait donc la prendre. Mais, qu'en faire ?
- Laisser une note indiquant son nom et... ? Non, il ne savait pas lui-même où il serait le lendemain. Et puis ce n'était pas à une Dame de devoir rechercher un vagabond pour récupérer son écharpe.
- Partir à la recherche de Dame "M" ? Mmmm... oui, mais, pas tout de suite, il devait retourner avec ses comparses et probablement se préparer à lever le camp.
Il trouva une solution temporaire permettant de respecter l'anonymat, tout en prévenant Dame "M" qu'il avait son écharpe. Il trouverait bien prochainement l'occasion de la lui rendre. Ainsi, malicieusement, Batcat nota - pour elle (elle comprendrait espérait-il) - les quatre mots :
écharpe, retour, peu, jours