Felryn
[Plusieurs jours plus tard]
La porte s'ouvrit lentement et Felryn entra en silence. Dehors, un feu de nuit crépitait sur la bordure d'un enclos. Tout ce qu'il y avait d'herbes étranges plantées entre les sillons de blé avaient été arrachées et posées là. Et voilà qu'elles se consumaient au regard de la nuit, rejetant des travées de fumées qui en aurait rendu joyeux plus d'un.
La porte fut refermée avec une douceur équivoque. La poigne resta fermement cramponnée à la poignée, et le regard parcourut le décor sans le voir. Avec un automatisme serein, il relâcha sa prise tranquille pour se diriger à pas lents vers le buffet. Là patientaient un verre encrassé et une cruche à demie remplie d'eau. Ses doigts s'insinuèrent dans la hanse et le bras souleva la vieille amphore pour emplir le verre, avant d'être reposée calmement.
Victime des tremblements de la main, le verre vint abreuver la gorge asséchée de l'ours. Quelques sillons d'eau égarés lui coulèrent le long du menton. Et bien que la langue fut heureuse de pouvoir s'ébattre au contact du liquide, les papilles la trouvèrent bien trop fade. Il leur fallait quelque chose de pimenté. Quelque chose comme de l'éther. À l'aune de sa fureur. Avec résignation, la main reposa le verre encore à moitié plein, dans un élan qui toutefois le fissura. La faute à quelques réminiscences toutes fraiches.
Sans crier gare, le calme s'évapora. L'ire fit valoir ses droits d'expression. Dents serrées, Felryn empoigna le haut du buffet et d'une traction irraisonnée, la fit basculer contre le plancher. À son contact, les portes se démirent, et tout ce qu'elle pouvait contenir de verre, de céramique ou de vieille porcelaine se brisa dans un fracas glaçant. Mais rien qui ne soit aussi glaçant que ce qu'il ressentait depuis une heure. Rien d'aussi tranchant que les mots proférés depuis une heure. Rien d'aussi brisé que lui-même, depuis cette même heure.
Car il était brisé, l'ours. Loin d'être en porcelaine, mais brisé tout comme. Son être était, à cet instant, comme une poupée de chiffon emplie de tessons de verre. Et cela cisaillait ses chaires avec une ardeur incomparable. Il avait aimé sans conditions. Et pour la première fois, on peut le dire. Il avait livré son palpitant sur un plateau d'argent, pour n'en récolter que des entailles. Le coup avait été porté avec grâce, rapide et sans fioritures. Un condamné en aurait su gré à son bourreau. Mais sa souffrance à lui promettait de durer pour des éons. Jamais l'ours n'avait accordé telle confiance. Jamais il n'avait été trahi de la sorte non plus. Il ne s'y était pas attendu. Pas une seule seconde.
Lou, Enguerrande, Marianne, Uo, Orinthia. Tous ces noms, fades et sans signification particulière, faisaient pâle figure à côté du sien. Cette fois, il s'était livré aveuglément, avait porté un espoir jamais imaginé par lui. Et au fond de son poitrail, un feu brûlant le consumait, sur la plaie béante qu'avait laissé l'emprunte d'une fouine. Belles de nuit, jamais son cur n'aurez. Son coeur. Tseuh! Cette charpie! Il la lui laissait volontiers. Qu'elle l'emporte et continue de le torturer. Loin, très loin. Le pardon n'avait pas sa place cette fois.
La face blême, il enjamba les débris de l'armoire et vint s'agenouiller devant l'âtre, prenant, par nervosité, plus de temps qu'il ne lui en fallait d'habitude pour y allumer un début de feu. Puis il le laissa prendre, l'alimentant d'une bûche. D'une de ces foutues bûches coupées de la main des Embrunais. Ils étaient d'ailleurs les seuls à savoir y faire proprement. Qu'avaient-ils eu besoin de laisser venir des étrangers à la ville faire le travail et empiéter sur leurs territoires? Il grinça en son for: Venez à Embrun, venez! Vous verrez comme nous avons le sens de l'hospitalité, vous verrez! Vous ne serez pas déçus. Venez vous frotter aux manches de nos haches et suer au cur de notre forêt. Venez partager les souffrances de nos corps. Vous y trouverez plaisir. Car quoi de mieux que la satisfaction d'une journée bien remplie? Venez à Embrun, la sereine. La sauvage! La puterelle!
D'imaginer la scène qu'il ne saurait jamais, et pour laquelle il n'aurait jamais d'explications, la nausée le prit. Il aurait voulu hurler pour la libérer, mais rien ne parvenait à lui sortir des entrailles. Il se contentait de regarder indéfiniment le feu danser devant lui, muet de douleur.
Comme il l'aimait. Pour qui le connaissait un tant soit peu, cela crevait pourtant les yeux. Mais ça n'avait pas suffi. Sans doute avait-il manqué de mots. Et voilà qu'il la haïssait, d'une haine qu'il sentait intarissable. C'était un miracle de ne l'avoir pas touchée à ce moment là. Un miracle, pour lui, de s'être contenté de mots, vains et spontanés. Sa colère cesserait-elle un jour? Ses désillusions se dissiperaient-elles? Rien ne le laissait présager. Et sans même y réfléchir, il avança sa main droite dans l'âtre pour y enfoncer une bûche dans les cendres, comme on enfoncerait ses tourments dans le néant. Sa main prise aux flammes ne le fit pas réagir.
Les craquelures se répandirent sur sa paume. Sa peau gondola au contact prolongé des flammes, noircit, et bientôt quelques morceaux de chair se soulevèrent et éclatèrent à gros bouillon. La douleur finalement se rappela à lui, et l'ours hurla enfin. Longuement, puissamment. Il hurla comme une bête prise aux enfers, tourmentée dans le Styx. Sa voix ne se tarrit que quand, à bout de supplice et dans un sursaut de raison, son corps bascula en arrière pour gésir à terre. Dehors, la flambée nocturne agonisait dans ses propres cendres, tranquille. L'esprit consentit enfin à lui échapper pour ne laisser que paix et repos.
Et plus rien ne fut.
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« Lerreur est humaine, le pardon divin. »
Alexander Pope.
La porte s'ouvrit lentement et Felryn entra en silence. Dehors, un feu de nuit crépitait sur la bordure d'un enclos. Tout ce qu'il y avait d'herbes étranges plantées entre les sillons de blé avaient été arrachées et posées là. Et voilà qu'elles se consumaient au regard de la nuit, rejetant des travées de fumées qui en aurait rendu joyeux plus d'un.
La porte fut refermée avec une douceur équivoque. La poigne resta fermement cramponnée à la poignée, et le regard parcourut le décor sans le voir. Avec un automatisme serein, il relâcha sa prise tranquille pour se diriger à pas lents vers le buffet. Là patientaient un verre encrassé et une cruche à demie remplie d'eau. Ses doigts s'insinuèrent dans la hanse et le bras souleva la vieille amphore pour emplir le verre, avant d'être reposée calmement.
- Tu mérites pas mieux que mon crachat sur ta vilaine figure. T'as jamais été aussi belle, ni aussi laide.
Victime des tremblements de la main, le verre vint abreuver la gorge asséchée de l'ours. Quelques sillons d'eau égarés lui coulèrent le long du menton. Et bien que la langue fut heureuse de pouvoir s'ébattre au contact du liquide, les papilles la trouvèrent bien trop fade. Il leur fallait quelque chose de pimenté. Quelque chose comme de l'éther. À l'aune de sa fureur. Avec résignation, la main reposa le verre encore à moitié plein, dans un élan qui toutefois le fissura. La faute à quelques réminiscences toutes fraiches.
- Si tu portais pas en toi quelque chose d'aussi sacré à mes yeux, par ma foi, j'promets que le portrait de Laki après mon passage aurait r'semblé à une Diane à côté du tiens.
Sans crier gare, le calme s'évapora. L'ire fit valoir ses droits d'expression. Dents serrées, Felryn empoigna le haut du buffet et d'une traction irraisonnée, la fit basculer contre le plancher. À son contact, les portes se démirent, et tout ce qu'elle pouvait contenir de verre, de céramique ou de vieille porcelaine se brisa dans un fracas glaçant. Mais rien qui ne soit aussi glaçant que ce qu'il ressentait depuis une heure. Rien d'aussi tranchant que les mots proférés depuis une heure. Rien d'aussi brisé que lui-même, depuis cette même heure.
- Si tu pars d'Embrun, j'jure que jamais plus t'y remettras les pieds.
Car il était brisé, l'ours. Loin d'être en porcelaine, mais brisé tout comme. Son être était, à cet instant, comme une poupée de chiffon emplie de tessons de verre. Et cela cisaillait ses chaires avec une ardeur incomparable. Il avait aimé sans conditions. Et pour la première fois, on peut le dire. Il avait livré son palpitant sur un plateau d'argent, pour n'en récolter que des entailles. Le coup avait été porté avec grâce, rapide et sans fioritures. Un condamné en aurait su gré à son bourreau. Mais sa souffrance à lui promettait de durer pour des éons. Jamais l'ours n'avait accordé telle confiance. Jamais il n'avait été trahi de la sorte non plus. Il ne s'y était pas attendu. Pas une seule seconde.
- Quel con j'ai été!
Lou, Enguerrande, Marianne, Uo, Orinthia. Tous ces noms, fades et sans signification particulière, faisaient pâle figure à côté du sien. Cette fois, il s'était livré aveuglément, avait porté un espoir jamais imaginé par lui. Et au fond de son poitrail, un feu brûlant le consumait, sur la plaie béante qu'avait laissé l'emprunte d'une fouine. Belles de nuit, jamais son cur n'aurez. Son coeur. Tseuh! Cette charpie! Il la lui laissait volontiers. Qu'elle l'emporte et continue de le torturer. Loin, très loin. Le pardon n'avait pas sa place cette fois.
- Un enfant souillé, j'en veux pas. Une femme infidèle, encore moins. Pars. Pars donc forniquer avec le tout venant. Tu f'ras fortune.
La face blême, il enjamba les débris de l'armoire et vint s'agenouiller devant l'âtre, prenant, par nervosité, plus de temps qu'il ne lui en fallait d'habitude pour y allumer un début de feu. Puis il le laissa prendre, l'alimentant d'une bûche. D'une de ces foutues bûches coupées de la main des Embrunais. Ils étaient d'ailleurs les seuls à savoir y faire proprement. Qu'avaient-ils eu besoin de laisser venir des étrangers à la ville faire le travail et empiéter sur leurs territoires? Il grinça en son for: Venez à Embrun, venez! Vous verrez comme nous avons le sens de l'hospitalité, vous verrez! Vous ne serez pas déçus. Venez vous frotter aux manches de nos haches et suer au cur de notre forêt. Venez partager les souffrances de nos corps. Vous y trouverez plaisir. Car quoi de mieux que la satisfaction d'une journée bien remplie? Venez à Embrun, la sereine. La sauvage! La puterelle!
D'imaginer la scène qu'il ne saurait jamais, et pour laquelle il n'aurait jamais d'explications, la nausée le prit. Il aurait voulu hurler pour la libérer, mais rien ne parvenait à lui sortir des entrailles. Il se contentait de regarder indéfiniment le feu danser devant lui, muet de douleur.
Comme il l'aimait. Pour qui le connaissait un tant soit peu, cela crevait pourtant les yeux. Mais ça n'avait pas suffi. Sans doute avait-il manqué de mots. Et voilà qu'il la haïssait, d'une haine qu'il sentait intarissable. C'était un miracle de ne l'avoir pas touchée à ce moment là. Un miracle, pour lui, de s'être contenté de mots, vains et spontanés. Sa colère cesserait-elle un jour? Ses désillusions se dissiperaient-elles? Rien ne le laissait présager. Et sans même y réfléchir, il avança sa main droite dans l'âtre pour y enfoncer une bûche dans les cendres, comme on enfoncerait ses tourments dans le néant. Sa main prise aux flammes ne le fit pas réagir.
- Disparais.
Les craquelures se répandirent sur sa paume. Sa peau gondola au contact prolongé des flammes, noircit, et bientôt quelques morceaux de chair se soulevèrent et éclatèrent à gros bouillon. La douleur finalement se rappela à lui, et l'ours hurla enfin. Longuement, puissamment. Il hurla comme une bête prise aux enfers, tourmentée dans le Styx. Sa voix ne se tarrit que quand, à bout de supplice et dans un sursaut de raison, son corps bascula en arrière pour gésir à terre. Dehors, la flambée nocturne agonisait dans ses propres cendres, tranquille. L'esprit consentit enfin à lui échapper pour ne laisser que paix et repos.
Et plus rien ne fut.
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