[A sa grotte]
Un matin comme les autres. Ou pas comme les autres après tout. Pour une fois, elle avait du temps. Elle ne courait pas après comme elle le faisait depuis des mois. Assagi, le grain de folie ambulant? Peut-être, peut-être pas... Qui savait et qui le saurait... Elle avait bien changé depuis ses débuts... La fougue de la jeunesse, les premières rencontres, et rapidement l'accueil, les bizutages... Puis des rôles proposés, une confiance installée, rapidement au travail... Pour les proches qui le devenaient de plus en plus jour après jour, parfois allant au-delà. Déjà, la Ju s'assagissait, oeuvrant pour les siens. En journée, car le soir... La fête reprenait en taverne. De rencontres en rencontres, de choppe en choppe. Des amours, du bonheur, puis des déceptions, un coeur arraché qui essaie de se reconstruire, et une vie de travail intensif pour oublier le tout... impossible cependant, juste passer à autre chose. Et voilà que... peut-être bien qu'elle réussissait à avancer dans sa vie, après avoir connu quelques déboires.
En tout cas, une chose qui n'avait pas changé: ses promenades dans Blois. Sa bulle, comme elle aimait se le dire. Chaque parfum, chaque ruelle avait sa propre histoire, ses propres sensations, mais différentes d'un jour à l'autre malgré un fil conducteur qui perdurait et qui faisait qu'on ne s'y perdait pas. Et son endroit préféré dans Blois... Mise à part la rive aux libellules à laquelle trop de souvenirs se rattachaient et qui faisaient qu'elle ne pourrait jamais oublier... son endroit préféré, oui, c'était bien ce jardin, qu'Aurae avait rouvert en sa compagnie. Leur premier grand projet, inoubliable. Elle croyait en connaître chaque coin et recoin, mais elle y découvrait à chaque visite de nouvelles surprises qui faisaient chavirer son coeur d'émerveillement. Elle y avait dansé pieds nus dans l'herbe, lu ses plus beaux livres, imaginé des formes dans les nuages en machouillant un épi de blé...
Mais voilà... Elle n'avait eu que peu d'occasions d'y passer ces derniers temps, ou alors trop rapidement pour pouvoir en profiter, malgré les passages éclairs quand Ebène se sauvait pour courir après les écureuils, sautant dans la neige qui s'écroulait son son poids.
Alors ce matin, c'était décidé. Ils iraient faire une longue promenade, et elle lui ferait découvrir tous ces endroits d'Aspasie qu'elle aimait tant. Bien sûr, Aurae et Hélène n'avaient pas choisi n'importe quel nom pour ce petit coin de paradis, celui d'une grande femme, comme Blois en avait connu et en connaissait encore à l'heure actuelle... et en connaitrait encore longtemps, du moins elle l'espérait.
Au dehors, le soleil reflétait sur la neige la chaleur de ses rayons dorés, éblouissant les yeux, ravivant les âmes même les plus esseulées. Elle sourit. Un temps magnifique, pas si froid que ça en plus... Elle enfila quand même ses bottes et sa cape, et délaissant une fois de plus sa citole - un Terre-Neuve pris d'une crise de folie pouvait faire des ravages face à un instrument aussi délicat - elle prit un bout de corde qui trainait dans le guéridon d'entrée, pendant qu'Ebène sautillait déjà comme un forcené autour d'elle pour attraper l'objet de jeu. Au moins, lui qui ne voulait pas abandonner son jouet, le serrant dans sa gueule même si sa maitresse tenait l'autre bout dans sa main, il n'allait pas sauter sur les passants qui étaient déjà levés en cette heure matinale.
Elle passa la porte de sa grotte.
[Dans la rue]
Elle tourna le loquet afin de ne pas faire entrer trop de froid chez elle. L'air frais la revigora aussitôt, et lui mit juste l'entrain qu'il fallait.
Toujours accroché à son bout de corde, Ebène mordait de plus belle, tirant sa maman de substitution en avant, prenant appui sur ses pattes de derrière, se retenant avec celles de devant, remuant ses oreilles légèrement pendantes comme pour se donner plus de poids. Parfois, elle arrivait à lui reprendre le bout de corde et le dressait haut en l'air, s'amusant à le faire sautiller autour d'elle. Encore petit, plus trop chétif à présent, il avait bien changé en quelques mois. Elle se souvenait encore de la sortie d'Aspasie en compagnie du duc, qui lui avait tendu cette petite boule de poils emmitouflé dans une couverture bien trop grande pour lui. Couverture bleue dans laquelle il dormait toujours, dont il ne se séparait que pour aller en promenade, car sinon il se baladait dans la maison, le bout de tissu dans la gueule, tel un doudou pour un enfant. Cette petite boule de poils, elle l'avait aimée tout de suite. Elle avait tant d'amour dans son coeur, mais plus personne à qui le confier... Son ami la connaissait bien, à lui offrir pareil cadeau...
Elle l'avait vu grandir, un peu pataud surtout quand il dormait à moitié en marchant, parfois riant aux éclats quand il poursuivait sa queue, parfois se fâchant quand il cassait un vase, ayant parfois du mal à garder son autorité quand il faisait sa bouille de chien battu derrière...
Bientôt, elle n'aurait plus le dessus. Il partirait loin devant, le bout de corde entre les dents, et si elle le dressait loin au-dessus de sa tête, il l'attraperait facilement en plaquant ses pattes avant sur elle, la projetant aisément contre le sol de sa force de grand chien. Alors elle en profitait.
Tout en marchant et jouant avec lui, elle arpentait les ruelles. D'abord la maison de son parrain, bien vide depuis bien trop longtemps. Peut-être qu'un jour il y reviendrait avec Elisel, de joyeux cris d'enfants venant combler le silence qui y régnait. Puis le boucher, le charpentier, jusqu'à la vieille dame qui passait sa journée à la fenêtre. Chaque odeur et vision lui apportait un petit bout de bonheur, comme un puzzle à reconstituer.
Elle arriva devant le pont sur la Loire. En face, elle imaginait déjà les grilles du jardin. Elle s'y engagea, prenant gare à ne pas se faire renverser par les cavaliers qui galopaient toujours à cet endroit, faisant résonner énergiquement les sabots de leur monture sur les pavés. Elle aurait presque pu faire le chemin les yeux fermés. Mais avec une fripouille à ses côtés, il valait mieux qu'elle s'abstienne.,
[Devant les grilles]
Petite halte. Moment de recueillement. Les grilles se dressaient devant elle, gigantesques, un peu rouillées par l'usure du temps. Son coeur battait toujours aussi fort à cet endroit. Le mystère, l'inquiétude qu'un jour, ces grilles soient de nouveau fermées, que Blois perde son coeur et son âme. Elle avait bien souvent entendu les gens dire qu'elle était l'âme de Blois, malgré ses voyages qui la faisaient s'éloigner de temps à autre de son village. Mais pour elle, Blois, c'était Aspasie, en partie. Ses plus beaux souvenirs en dehors des tavernes, ses moments de réflexion, de peine, de joie, en communion avec la nature. Ici même où les animaux et les arbres reprenaient leurs droit sur la ville, où Ju redevenait sauvageonne, sans se soucier du monde extérieur et de ses "qu'en dira-t-on", bien qu'elle n'y faisait jamais vraiment attention...
Elle passa ses mains sur les barreaux gelés, fermant les yeux... Déjà, son esprit était à l'intérieur... Une grande inspiration... Elle poussa... Afin de vérifier que sa crainte ne soit pas réelle... Les gonds grincèrent...
[Dans le jardin]
Inspiration de soulagement après avoir retenu sa respiration le temps d'entrer dans ce nouvel univers, comme quand on plonge la tête dans l'eau. Elle tourna machinalement la tête vers l'arbre centenaire qui se tenait à l'entrée du jardin, lieu de rendez-vous de tout promeneur qui se rendait icelieu.
De toutes ses forces, elle lança le bout de corde loin devant, qui fut aussitôt suivi par une petite queue touffue et une langue pendante qui filaient à toute allure à sa poursuite. Souriant, elle s'avança, respirant de grandes bouffées d'oxygène, s'ennivrant de cette quiétude qu'elle était venue chercher.
Devant elle, une silhouette encapuchonnée, qu'elle connaissait bien. Quelques mètres, et elle serait à sa hauteur. Imbriquant ses pas dans les siens, elle la suivit quelques instants, sans faire de bruit malgré la neige qui la trahissait à chaque crissement de chausse... Mais elle devait être elle-aussi dans sa propre bulle... Ju passa à côté d'elle, penchant la tête en souriant afin de regarder sous la capuche...
Une jolie brunette... Qui ne tarda pas à se faire sauter dessus par un féroce mollosse qui avait lâché son bout de corde à ses pieds pour la croquer de folles léchouilles... Un baiser volé sur sa joue pour l'accompagner... La matinée s'annonçait sous les meilleurs hospices.[/i]