Ils arrivèrent bientôt et ce soir là elle prit la parole.
Il y a longtemps, si longtemps, que les plus anciens du pays ne lont appris que par leur aïeul, qui lavait appris du sien, vivait en Normandie, non loin de la ville de Caen, un puissant et noble seigneur, dont les terres étaient tout un canton, les vassaux un petit peuple, et les richesses immenses ; aussi le sire de Quesnay était-il respecté et envié de ses voisins, craint de ses vassaux, magnifiquement servi par des gens sans nombre. Son nom était redoutable au loin, malheur fût vitement advenu à quiconque eût tenté de forfaire à son encontre.
Vous dire que messire de Quesnay était heureux, serait chose superflue ; cependant, si vous croyiez que sa puissance et ses richesses étaient à la source de son bonheur, vous vous tromperiez ; la fortune ne suffit pas au coeur : ce qui rendait le sire heureux, cétait sa fille.
Jamais plus parfaite créature ne parut sur la terre, jamais le monde ne contempla forme plus angélique. Cest pour cela quà peine elle avait atteint sa quinzième année, quand jolis troubadours, preux chevaliers, nobles hommes briguaient lhonneur de son sourire, le bonheur de son regard. Bien des lances avaient été rompues, bien des épées brisées, pour attester sa beauté ; plus dun tournoi avait retenti de son nom, plus dun barde lavait prise pour muse.
Oh ! quil y avait dorgueil au coeur de ses parents ! oh ! que la noble dame de Quesnay et son époux étaient heureux dans leur fierté paternelle ! Ils ne savaient trouver dactions de grâces assez ferventes pour remercier le Ciel davoir exilé un de ses anges ; par elle ; ils revoyaient lère de leur jeunesse, ils retrouvaient les douceurs de leur temps passé.
Souvent des joûtes étaient ouvertes à Quesnay ; Lucia se plaisait à ces divertissements gracieux, elle aimait les cris de héraults le bruit des épées, la poussière des coursiers couverts de fer, les plumets des casques, les corselets de maille ; puis les clameurs de la foule, les trépignements des spectateurs, et surtout, pourquoi nen conviendrions-nous pas ? les hommages des preux auxquels elle applaudissait. Cétait à qui se rendrait à ces fêtes ; car Lucia navait pas encore fait le choix dun chevalier. Souvent encore des bardes sarrêtaient au castel, et leur lyre ne trouvait que des accents damour ; elle oubliait ses chants guerriers, jusquà ce que Lucia leur demandât sils navaient jamais ouï de hauts-faits, assisté à de gentes prouesses. Alors, subitement, vous les eussiez vus, passant de la tendresse à lenthousiasme, se lever de leur siège, et célébrer des triomphes auxquels rien nétait pareil.
Un jour il arriva au château un jeune barde qui demandait lhospitalité. Cétait pendant le repas du soir ; assis sous un dais magnifique, à la droite de son épouse, le comte présidait un brillant festin ; un vin généreux remplissait les coupes avant quelles ne fussent vides ; des mets délicieux couvraient la table, et plusieurs seigneurs festoyaient en chantant. A larrivée du troubadour, il se fit un silence très profond. Le sénéchal le conduisit à son maître qui parut enchanté de sa bonne mine. Cétait un beau jeune homme de vingt-cinq ans, à la chevelure noire, bouclée sur les épaules, richement couvert dun justaucorps vert, à galon dargent, de vêtements dessinant à merveille ses formes sveltes, coiffé dune toque bleue, à glands dor, où se balançait un plumet blanc. Après sêtre incliné devant ses hôtes, et avoir pris quelques rafraîchissements, il offrit de leur chanter quelque lai joyeux analogue à la circonstance ; mais Lucia sécria :
Sire troubadour, dites-nous plutôt les triomphes et la gloire dun noble chevalier ; nous aimons ici les hauts-faits ! Ah ! quand brillera le jour où je trouverai à qui donner lécharpe que ma bénite le père Ambroise !
Le barde se leva, ôta sa toque, et, après avoir préludé sur son luth :
(nefi fit de même et poursuivit comme l'aurait fait le troubadour)
Beaux chevaliers et nobles dames, seigneurs et barons, prêtez attention, retenez votre esprit, écoutez les combats et les victoires du chevalier des Lions, du preux chevalier Noir !
« Savez-vous qui a parcouru la Bretagne et le pays des Cénomans ; qui a vu les Turroniens et la Gaule, jusquau pays dOc, les Austriens, lItalie sans crier une fois merci ? cest le chevalier des Lions, le preux chevalier Noir !
« Savez-vous qui combattit six fois dans un tournoi, qui brisa dans une heure six bois de lances, qui désarçonna six chevaliers en un seul combat ? Savez-vous qui a triomphé de Tagur, surnommé le Roi des Héros ; de Tagur dont le nom était si longtemps demeuré sans reproches ? cest le chevalier des Lions, le preux chevalier Noir !
« Qui na jamais combattu avec félonie et traîtrise ; qui na jamais menti à sa foi ; qui a surpassé en loyauté Magahal, appelé le Prince des Francs-Chevaliers ? cest le chevalier des Lions, le preux chevalier Noir !
« Devant qui nul chevalier nose-t-il plus aller la visière baissée ; qui est celui qui court sur le vent, abat comme la foudre, triomphe comme léclair, brille comme un astre aux cieux ? cest le chevalier aux Lions, le preux chevalier Noir !
« Et cependant, qui voit-on la nuit, rêver en silence dans lallée solitaire ; qui erre sombre et pensif dans les champs isolés ; qui entend-on soupirer ? cest le chevalier des Lions, le preux chevalier Noir !
« Qui a refusé plus décharpes et de dons damour, plus de souvenirs et de gages, plus danneaux et de fleurs ? Personne ; cependant, il est triste, il est triste et le sera jusquà ce quil ait trouvé une âme comme son âme, le noble chevalier des Lions, le preux chevalier Noir ! »
On applaudit de tous côtés, et Lucia, frappant dans ses petites mains, sourit au poète.
Sire troubadour, demande le sire de Quesnay, notre noble épouse et nous-même, espérons que vous nous donnerez quelques jours.
Le barde remercia, et sexcusa de ne pouvoir accepter une si gracieuse invitation, demandant à partir dès le lever du soleil.
Le lendemain, il reçut maints présents de son hôte ; et, comme il allait franchir le pont-levis, il se sentit arrêté.
Beau chanteur, lui disait la voix douce de Lucia, dis-moi, je te prie, où tu as trouvé les paroles dhier soir ? est-ce une fable, ou nous as-tu dit des choses vraies ?
Noble demoiselle, repartit le voyageur en souriant, si la renommée ne vous a pas encore fait connaître le chevalier des Lions, cest grand hasard ; mais il doit venir en Neustrie, et je ne doute point que celui qui passe sa vie à chercher la plus belle des belles, ne sarrête à Quesnay.
Merci mon joli troubadour ; et elle senfuit de toute sa vitesse.
A peu de temps de là, des héraults et des messagers darmes annoncèrent en tous lieux, quune lutte à armes courtoises aurait lieu à Quesnay. Ce devait être une éclatante solennité, car le sire de Quesnay promettait la main de sa fille, au chevalier qui sortait vainqueur de larène.
Lucia était pour beaucoup dans ces choses. Depuis le jour où le barde lui avait appris le nom du chevalier, elle était exaltée pour ce héros, sans le connaître que par le lai du ménestrel ; elle avait soupiré plus dune fois en songeant à lui. Elle espérait que sil était près de venir en Normandie, le bruit dune joûte éclatante lattirerait au château.
Le grand jour arriva enfin, et avec lui une foule innombrable de curieux et dhommes darmes, parmi lesquels un chevalier aux armes noires ; son écusson, richement armorié, portait trois lions dor en champ dazur, avec cette devise :
QUAND TROUVERA ?
Vous dire tous les détails du combat, tous les traits de valeur des nobles chevaliers, serait chose au-dessus de ma faible portée. Sachez seulement quun seul obtint tous les triomphes ; quun seul resta debout dans la lice ; quun seul, après maintes longues et rudes joûtes, demeura proclamé vainqueur par les juges du camp, nul adversaire nosant plus se mesurer à lui.
Honneur ! honneur ! cria-t-on au chevalier des Lions ! Lui le coeur plein démotion, plia le genou devant Lucia, et son écuyer enleva son casque.
Cétait le barde !... Lhabit de chevalier lui allait aussi bien que le costume de troubadour.
Je cherchais la plus belle, dit le chevalier, en montrant sa devise, elle est trouvée !
La jeune fille, un peu remise de son émotion déploya une écharpe :
Beau chevalier-troubadour, car vous méritez ces deux titres, recevez cette écharpe ; elle a été bénite par un saint homme, portez-la comme un gage de souvenir de votre triomphe et de celle qui vous la donne.
En achevant ces mots, elle posa doucement ses lèvres sur celles du chevalier, et son visage se couvrit dun vif incarnat.
Nobles chevaliers et belles dames, dit Osmend, je vous prends à témoin des paroles de ma généreuse dame, et je reviendrai, si Dieu aide, lui offrir dans deux ans, mon coeur et mes lauriers
On applaudit de toutes parts, tandis que le sire de Quesnay vint assurer Osmend que sil soutenait sa gloire pendant ces deux années dépreuve, sa fille serait à lui.
Elle fit une pause, regarda les visages autours d'elle.