Baudouin.
Les yeux noirs ne quittaient pas la main du gardien des lieux posées sur son bras lorsqu'une jeune femme qu'il connaissait s'avança vers lui, étirant sur ses lèvres un fin rictus. Elle semblait plus fatiguée que la dernière fois qu'il l'avait croisée, courtisée ou courtisant Jules. Elle était pourtant toujours aussi belle et mystérieuse. Le genre de femme qui lui plaisait, et pour cause. Il s'inclina pour la saluer. Courtois.
Le bonsoir, Ma Dame. Ne savez-vous pas que la Rose Noire est partout?
Il lui sourit aimablement avant de reprendre son air impassible tout en regardant à nouveau Moran. Sa présence n'était certainement ni désirée, ni désirable. Il se doutait déjà que Cerdanne serait furieuse de le voir ici, et il aurait droit... à une scène. Mais le vieux était coutumier de la chose et si avec la mère de sa fille, ce genre d'esclandre avait le don de le rendre tout à fait lymphatique, l'effet avec Cerdanne était tout le contraire. Soit il devenait d'une ironie crasse, voire de mauvaise foi, soit - pire! - il entrait dans une colère monstrueuse ce qui avait pour conséquence de faire monter le ton un peu plus, agaçant Cerdanne, l'énervant tout autant et au final... Il avait envie de la gifler, de se gifler, de la violer et il n'arrivait plus du tout à maîtriser quoique ce soit. On est un sanguin ou on ne l'est pas.
L'idée que les choses prennent un tel tour ne l'enchantait guère, cela va sans dire. D'autant que rencontrer Judas lui était bien désagréable. Cet homme le débectait et le fait même de se trouver dans la même pièce que lui, en présence de Cerdanne qui plus est, tendait à lui donner la nausée.
Il soupira ravalant la réplique qu'il allait sortir au garde de la demeure, posa sa main sur son pommeau et entra dans la pièce sus-dite.
Un bref instant, il prit son inspiration, faisant le plein de calme, de patience et de tempérance, puis son regard fit le tour de la pièce, dubitatif.
Baudouin.
[Et là, c'est le drame*]
Si la femme a un sixième sens qu'on appelle l'intuition, l'homme aussi peut avoir le même dans le cas où quelqu'un touche à ce qu'il croit posséder. Baudouin, depuis longtemps avait compris qu'il ne possédait plus Cerdanne, l'amour rend aveugle, certes, mais pas complètement idiot. Pourtant, il avait beaucoup de mal à se le mettre dans le crâne. Elle n'était pas à lui mais il se comportait avec elle en vieil amant aigri, ce qu'il était d'ailleurs.
Vous l'aurez compris aussi, le vieux était quelque peu lymphatique. Lui, le breton au sang chaud, autrefois fier croisé en Terre Sainte, puis vaillant soldat de France, était devenu un portier grincheux, et lorsqu'il était loin de SA porte, il devenait juste un vieux soupe au lait. Parfois, cependant, le vieux cerbère avait des coups de sang imprévus et c'est ce qui se passa là.
Il s'avança dans la salle, s'approchant de l'âtre, légèrement voûté, la mine sombre. Certainement, le garde de Bolchen lui emboîtait le pas.
Une voix sortant d'une pièce attenante à la grande salle, un froncement de sourcils du vieil homme et déjà, il se jetait sur la porte, pressentiment oblige. La porte poussée, il se retrouva face à son pire cauchemar: Cerdanne dans les bras d'un autre. Et encore ça, il aurait pu le supporter mais là, Cerdanne était dans les bras du pire du pire.
Cerd...
Son sang ne fit qu'un tour. Il se jeta sur l'homme en question, lui collant un violante droite, plein de hargne et de fureur. Tout vacillait. La vie, l'amour, les rêves, sa fille, il n'y avait plus que de la haine brute et cette douleur qui lui oppressait le poitrail et son sang qui battait dans ses tempes.
Fils de chien! Pervers! Ôtes tes sales pattes de là! Ne la touche pas, sottard**! Truandaille***! Vil bric****!
La nausée le prenait et il ne voyait plus rien tant il était aveuglé par sa colère. Son souffle devenait plus court, ses yeux exorbités étaient parsemés de rouge et tout en l'injuriant, il l'assénait de coups sans même savoir s'il touchait son but ou pas, il vomissait toute sa hargne, tout ce qu'il avait tant retenu, bien à tort.
* Merci Groland
** Couillon
***Voyou
****Coquin
Baudouin.
[La folie est le propre de l'homme. - Blaise Cendrars, Extrait du Bourlinguer]
Alors que les mains de Judas se refermaient sur sa gorge, alors même que la colère irradiait tout son être et qu'il cognait, encore et encore, plus rien d'autre n'existait pour le vieillard. Fol, il était, il le savait fort bien et le pied dans la tombe, cela faisait longtemps qu'il en avait un. L'autre, il le gardait sagement pour un petit bout de fille qui n'était autre que son engeance. Mais le deuxième pied menaçait sérieusement d'y plonger, dans cette tombe.
Un vent de folie soufflait sur la petite pièce aux poisons. Les yeux exorbités par la pression sur son cou, le souffle qui lui manquait et cette douleur lancinante dans sa poitrine qui l'oppressait de plus en plus terriblement. Baudouin avait le regard fixé sur Judas, les mains agrippées aux poignets du Von Frayer, tentant de se dégager. Dernier réflexe d'une vie qui s'étiole.
Tout allait trop vite. La meute arrivait. Un cri strident et puis de multiples projectiles volèrent en l'air. Au même moment, les chiens étaient sur lui et une nuée blanchâtre se répandait dans la pièce, les asphyxiants. L'odeur âcre prenait à la gorge et alors que le vieux cerbère après avoir été à moitié étranglé par Judas, menait une lutte sans merci avec la meute, la tête se mit à lui tourner, le faisant horriblement souffrir, tout son corps était endolori. L'odeur, la douleur, le goût du sang, et ces cris, animal. On n'y voyait goutte. Une chance pour Baudouin, les chiens survivants incommodés et étouffant tout autant que les humains décampèrent en jappant.
Lamentable, amoindrit, sérieusement blessé, il rampait au sol, ses forces le quittaient et l'oppression qu'il ressentait depuis un moment dans son poitrail lui coupait la respiration. A bout de force, il succombait, immobile. Les yeux levés vers le plafond, il sentait sa vie sans aller. Paralysé. Ses yeux le piquaient, de même que sa gorge, mais dans un râle, il murmura:
Cerdanne?
Sa colère l'avait aveuglé, il n'avait plus vu que le Von Frayner et tout s'était déroulé si vite qu'il n'avait pas vu ce que faisait le petit Chardon. Où était-elle? Tapie dans l'ombre? Morte? L'appel entre les lèvres du mourrant ressemblait plus à une prière. Sa dernière prière.
Baudouin.
[Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime !
Charles Baudelaire, A celle qui est trop gaie.]
L'ai-je aimée un jour? Cette femme qui me méprise? Cette femme qui était tout? Mon monde, ma vie, ma joie, mon bonheur, ma femme, mon amante, mon amie. T'ai-je aimé un jour?
Le corps inerte, il ne sent plus rien. Sa vie s'en va. Seuls ses yeux contemplent l'étendue de son erreur. Il l'a aimé plus que sa vie, mais qui est-il pour elle? Un vieux fou, perdu, mort.
Les yeux noirs brillants croisent ceux de Cerdanne.
Tu vois? Nous n'avons rien compris? Nous avons tout gâché. Nous avons tout râté. Et je préfère croire que tu étais une chimère, tu ne m'as jamais aimé, tes mots étaient mensonges, ton corps n'était que fiel, promesses avortées. Tu n'es plus rien. Je meurs en paix. Enfin l'oubli, l'apaisement, loin de toi. Tu n'es pas mon amour, tu es mon âme damnée, ma perte, mais une fois perdu, je renais. Ce n'est pas vers la mort que je fais route, c'est vers la vie, sans toi.
Il sourit le vieil homme qui se meurt, la moitié de son visage ne le brûle même pas alors que le liquide jeté d'une fiole fini de le dévisager. Son sourire est intact. Et dans un râle alors que son dernier souffle approche, il murmure.
Je te hais, mon amour.
Le corps se tend, le poison se distille, le coeur s'emballe, prêt à exploser, secoué de spasmes, le calme surgit après la tempête, sa respiration est plus forte, saccadée, hachée. Son regard se pose sur elle, une dernière fois.
Fermer les yeux pour mieux voir la mort venir, doucement.