En entendant ces douces paroles, Antoine ne put s'empêcher de décocher un charmant sourire à Della... et fit un clin d'oeil complice à Amelia.
Il ne pouvait bien sûr lui confier l'envie qu'il avait d'avoir un jour une petite fille semblable à elle...
Mais il ressentait un grand amour, presque paternel mais également celui d'un ami pour l'enfant qui jouait avec sa poupée.
L'île avait-elle déjà émergé de la douce Loire qui maintenant la berce? On dit qu'à la place de la jolie petite ville de Decize s'étendait, en ce jadis si lointain qu'on ne sait où le fixer, les domaines du comte Gontran de Colomban Raveau. Nous ne répondons pas du titre et du nom, que nous conserverons pour la commodité du récit. Le répertoire de ces vieilles généalogies légendaires est bien mal tenu!
Le comte et la comtesse avaient une fille, Marie-Agathe, et c'était, lorsque notre histoire commence, leur seul enfant vivant. Les autres, des garçons, étaient morts sur les champs de bataille.
Marie-Agathe était jolie, obéissante, affectueuse, elle savait un peu lire et écrire, pas trop.. Avec tout ça, riche héritière! On imagine que les prétendants à sa main ne manquaient pas. Mais ses parents trouvaient toujours prétexte à refuser les meilleurs partis. Elle était leur joie du coeur et des yeux. D'ailleurs, il ne semblait pas que Marie-Agathe, qui ignorait ces démarches, eût eu chagrin d'abandonner le monde merveilleux de l'enfance.
Les soucis commencèrent cet été-là... Et enveloppés de quels mystères! Lourds de quels insondables dangers!
Écoutez plutôt :
Un matin, sa dévouée gouvernante constata avec stupeur l'usure des mignonnes chaussures que Marie-Agathe avait portées la veille pour la première fois! Pourtant, elle l'avait vue les ranger, comme d'habitude, au pied de son lit!
Combien d'heures, combien de kilomètres avait-il fallu pour les détériorer à ce point? Elles n'avaient même plus de semelles! Marie-Agathe était-elle donc atteinte de cette maladie qui vous tire du lit malgré vous et vous fait marcher au bord des précipices, à l'arête des toits? Et l'on doit se garder d'intervenir, un simple contact, un mot, pouvant provoquer la mort de l'inconscient équilibriste!
Dame Juliette. en larmes, voulut se précipiter auprès des infortunés parents.
Le regard de Marie-Agathe, entre ses paupières, l'immobilisa. Puis, cette supplication, une supplication qui était à peine un souffle :
- Ne... dis... ne dis... rien!
- Ma colombe! s'écria la quinquagénaire. Que s'est-il passé?
Mais la fillette, visiblement exténuée, ne put qu'esquisser un mouvement de tête avant de tourner vers le mur son joli visage.
Julitte, qui n'avait jamais su lui résister, cacha les petits souliers détériorés et les remplaça par une paire toute neuve, qui était encore neuve lorsque Marie-Agathe se déchaussa le soir.
Au matin suivant, les beaux petits souliers n'avaient plus de semelles. Prudemment, dame Julitte découvrit les pieds de Marie-Agathe. Ces pauvres petits pieds - il y a deux jours si gracieux! - apparurent eux aussi meurtris, déchirés. La lourde larme que ne retint pas la bonne gouvernante, en tombant sur la cheville enflée arracha une plainte à la dormeuse qui s'éveilla et, ramenant les draps avec une surprenante colère :
- Je t'ai dit que cela n'était pas ton affaire!
Comme elle avait changé!
Rabrouée et douloureuse, Julitte, comme la veille, emporta les petits souliers mis à mal pour les remplacer par une nouvelle paire toute neuve.
Et le matin suivant, au pied du lit où reposait Marie-Agathe exténuée, faisaient tache deux petits tas de cuir.
Il n'était plus possible de tromper la vigilance des infortunés parents. De jour en jour, la fatigue creusait les traits de la fillette et elle avait perdu sa démarche légère, paraissant souffrir à chaque pas.
Mais les plus pressantes et les plus tendres questions ne parvenaient pas à rompre son mutisme. Quel terrible secret lui fermait la bouche?
Et comment pouvait-elle quitter le château la nuit, à l'insu des siens et de la garde en faction?
Tout fut tenté pour la surprendre. Curieusement, elle s'y prêta volontiers jusqu'à admettre que s'organisât, dans sa chambre même, autour de sa couche, du soir au matin, une véritable veillée d'armes!
Mais le matin venu, les veilleurs les plus intrépides dormaient et, au pied du lit, semblant se moquer d'eux, les petits souliers informes.
Le comte recourut aux grands moyens : il fit savoir par voie de héraut qu'il donnerait sa fille à qui résoudrait l'énigme de ses sorties nocturnes.
Ce fut une belle ruée! On y voyait de grands seigneurs, on y voyait le fils du meunier, on y voyait un tailleur de pierre, un vendeur d'orviétan, un montreur d'ours, de riches prêteurs et de pauvres journaliers.
Tous durent y renoncer, et ce fut avec un amer pessimisme que le comte reçut la candidature du jeune marquis Hubert de Dié de la Flèche. Mais le jeune marquis, frais revenu de la guerre, semblait avoir plus d'un tour dans son sac. Outre une raison toute personnelle de vouloir l'emporter.
- Je réussirai, Monsieur, dit-il au comte qui hochait tristement la tête. Je réussirai, car mon coeur est pur et j'aime Mademoiselle votre fille plus qu'aucun autre ne s'en peut vanter.
Minutieusement, il se fit expliquer tout ce qu'il était possible d'expliquer, et le comte énuméra les précautions prises.
La garde doublée aux créneaux, dans la grande salle du bas, aux commandes du pont-levis, le guet aux portes de la jeune fille et dans sa chambre même.
Ainsi renseigné, le jeune marquis appela son valet fidèle, Renaud, qui l'avait accompagné, et il lui confia un message. Aussitôt, le valet fidèle partit au grand galop sur le plus rapide alezan des écuries du comte. La nuit commençait à embrumer la campagne quand il revint et remit à son jeune maître un mystérieux sachet.
A quoi bon vous le cacher? Renaud s'était rendu auprès d'une gracieuse dryade à qui son maître avait sauvé la vie en interdisant que fût abattu le hêtre superbe qui la retenait dans ses branches. Comme toute fée, les dryades peuvent être rancunières, mais reconnaissantes elles le sont toujours. « Souviens-toi de moi qui ne t'oublierai pas, avait dit la dryade à Hubert. S'il m'était donné de t'aider à mon tour... »
Au château, la veillée réunissait, ce soir-là, autour de la couche de MarieAgathe, sa mère, deux servantes et dame Juliette. Du côté des hommes : le comte, trois soldats, armés jusqu'aux dents, un jeune piqueur, d'une vivacité de singe, et donc, le chevalier.
Minuit! A l'éclat mouvant des lampes, on distingue, sous ses couvertures de soie, la forme immobile de Marie-Agathe. Chez les veilleurs aussi, la vie paraît suspendue. D'abord, il y avait eu un toussottement réprimé... un froissement d'étoffe... le choc d'une arme dont le bruit s'élargissait dans le silence réprobateur, comme, dans l'eau, les cercles que trace la chute d'un caillou. Ces notes diverses se confondirent en une orchestration sonore. Les veilleurs ne veillaient plus. Ils s'étaient endormis. Pas tous, notre chevalier gardait les yeux bien ouverts. Il portait sur sa poitrine le mystérieux sachet rapporté par Renaud.
Mais il ne tarda pas à comprendre qu'il devait feindre d'avoir, comme les autres, sombré dans le sommeil. Car Marie-Agathe, soulevée sur un coude, examinait sa garde vaincue. Rassurée, elle rejeta ses couvertures de soie et apparut tout habillée. Pauvre dame Juliette! Elle n'en croirait pas ses yeux!
La jeune fille, avec un soupir triste, mit ses chaussures neuves, brillantes comme des souliers de bal. Ensuite, elle s'assit devant son miroir, arrangea ses cheveux en une haute coque entourée d'un léger diadème de diamants et de saphirs. Les gestes las, de plus en plus las, elle se drapa, s'ennuagea plutôt d'un voile lumineux et bleuté comme les pierres de sa coiffure.
Des coups légers résonnèrent qu'elle ne parut pas entendre et Hubert craignit un instant que ce fût le bruit de son coeur qui cognait, cognait.
Les coups devinrent plus forts.
Avec un autre soupir triste, Marie-Agathe déplaça la table qui occupait le centre de la pièce sur un étroit tapis, qu'elle retira. Puis sa fine main trop diaphane fit glisser l'une des lames du parquet. Une trappe s'ouvrit livrant passage à trois ravissantes créatures. Hubert comprit qu'elles étaient fées. De vaporeuses mousselines tendrement colorées frémissaient et s'irisaient à chacun de leurs mouvements.
- Tu as bien tardé à ouvrir! fit l'une. On voit que ton temps n'est pas compté!
- J'aurais tellement voulu... ce soir... ne pas vous accompagner!
- Nous nous en doutions! ricana une autre.
- Le beau soldat est revenu de guerre! chantonna la troisième.
- N'ai-je pas le droit d'aimer et d'être aimée?
Le métier des armes est une haute école de maîtrise de soi. Hubert eut la force de se contenir.
Et le vaporeux quatuor disparut. La trappe se referma... pour s'ouvrir de nouveau une ou deux minutes plus tard sous les doigts du chevalier. Une échelle y était accrochée.
Il arriva au dernier barreau, plongeant dans une obscurité épaisse, mais il distingua sur sa droite une lueur blafarde au fond du couloir dans lequel il s'engagea et qui, tout suintant, devait s'enfoncer sous les douves du château.
À chaque pas, il manquait glisser et il se sentait frôler par il ne savait quoi de vivant qu'il dérangeait. Des rats? D'autres bêtes de ténèbres? Était-il possible que Marie-Agathe eût suivi ce chemin? Il aurait dû se jeter plus vite a sa suite et la retenir. Tout à coup, à la blafarde lueur succédait une atmosphère de crépuscule, violet et lourd comme un deuil, et où s'élevaient des arbres de métal. Sous le vent incessant, leurs feuilles tintaient d'un tintement grêle qui faisait mal. Mais de tout cela, le chevalier eut à peine conscience, sous le choc d'une vision combien plus incroyable : dans l'espace circulaire formé par les arbres sans vie, Marie-Agathe et les visiteuses de la nuit dansaient, dansaient en silence. Elles dansaient et leurs cavaliers, cornus, avec des pieds de chèvre, se les passaient tour à tour. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Fonçant dans la mêlée, il en arracha Marie-Agathe, Marie-Agathe qui s'écriait, d'un air de douce extase :
- Enfin! Vous êtes venu! Demain, il eût été trop tard.
Tandis que, tout soudain, s'effaçaient l'enclos maléfique, ses démons et ses fées, pour laisser place à une pénombre sans mystère.
Ce fut presque avec aisance que le hardi chevalier, portant son cher fardeau, refit en sens inverse le parcours de tout à l'heure.
Marie-Agathe avait été victime de trois méchantes fées, jalouses de sa beauté! Elles étaient belles, elles aussi, seulement elles ne l'étaient plus que de minuit à l'aube, où elles redevenaient laides à faire peur. Telle avait été la sentence du Grand Tribunal des Fées pour les punir d'avoir mésusé de leurs grâces naturelles. Et, de ces quelques heures de beauté, elles ne pouvaient profiter que sous terre. Elles qui avaient tant aimé la danse, sur les grandes pierres plates des prairies, par les fluides soirs de lune, entre les bras de quelque beau sylphe, étaient condamnées à n'avoir pour partenaires que ces diables hideux. Elles crurent supporter mieux leur triste sort en se donnant une compagne d'infortune et choisirent Marie-Agathe. Pour obtenir qu'elles les suivît et n'en dît rien, elles la menacèrent de se venger sur ses parents. Par amour filial, la jeune fille obtempéra et garda son affreux secret. Chaque nuit, elle devait répondre à l'appel des fées mauvaises et danser, danser, jusqu'à l'usure de ses semelles, emportée par les faunes. Seul un homme assez habile pour en percer le mystère, et assez courageux pour en braver le danger, pouvait mettre fin à son supplice. A condition, encore, qu'il ne se fît pas trop attendre. Passé le délai fixé par ses ennemis, Marie-Agathe ne pourrait plus être sauvée. Or, ce délai expirait le soir même où l'amoureux chevalier interrompit le bal d'enfer.