Astana
1450. Astana a quatorze ans.
Deux âmes se sont trouvées et s'enlacent. Elles s'accrochent l'une à l'autre comme si leur survie en dépendait. Et c'est le cas. Les deux créatures ne se quittent plus, de peur de découvrir un monde Autre, un monde A Part, dans lequel leur lien n'existerait pas. Par peur de la déception qui se fait poignante et meurtrière, et qui pourrait vous briser en un souffle, une brise. Par peur de cet Inconnu Inquiétant, tout simplement. Mais n'est-on pas plus fort lorsque nous sommes deux ?
Ensembles, ils vaincront ; et main dans la main, chevelures entremêlées, les gamins découvrent le Monde. Cruel et si beau à la fois. Traitre et somptueux. De l'Avenir ils ne veulent rien savoir puisque le passé lui-même les a rejetés. Le Destin a réuni un Hongrois et une Danoise, sur les chemins de traverse, et lui seul aura la faculté de les séparer par la suite. Ni le Temps, ni les Gens. Juste ce destin-là, ce futur ô combien incertain qu'ils portent sur leurs maigres épaules en dépit d'un passé noir et agressif. Noir et Ténébreux. Chacun ses casseroles à traîner. Pour la jeune blondeur : son viol, l'abandon d'un père aux mains de perverses connaissances, et une longue fuite. Pour le gitan : le massacre d'une famille sous ses yeux, la sienne, et une errance de plusieurs années.
Jusqu'alors, aucune promesse n'a été faite.
Jusqu'au soir où par Nécessité, par Envie de un serment est prononcé, du bout de leurs lèvres si innocentes. A la vie, à la mort. Et pour sceller tout ça, mutuellement ils gravent leurs initiales en leur chairs adolescentes. Une nuque, un coeur. S&F. Un coeur, une nuque. S&F.
1455. Astana a dix-neuf ans.
Plus rien. Plus rien.
Ne plus vouloir vivre, ne plus vouloir ressentir. Vouloir, désirer, espérer que tout glisse sur elle, comme une légère brise. Qu'aucun sentiment ne réussisse à passer cette barrière se voulant indestructible ; que chaque mot, chaque parole et chaque geste se brise dessus, comme une mer déchaînée viendrait s'éparpiller sur quelque falaise tranchante. Le mobilier vole, les dagues et les insultes fusent, comme d'habitude. On lui a prit son frère, qu'on le lui rende. Mais non. Rien, toujours Rien. Y'a des suppositions qui se font, parce l'on a pas retrouvé son corps ou bien tout simplement que le sien a été brûlé dans l'incendie.
«Mais rendez-moi mon frère ! Rendez-le moi ! Je vous maudis, tous, vous qui êtes là. Je vous maudis pour avoir tué un gosse ! Je vous maudis et vous ne trouverez le repos que lorsque son corps me sera rendu !»
Elle s'entaille alors la main et vient la presser sur les trois joues voisines.
«Son sang sur vos mains, le mien sur votre peau encore chaude. Prenez-le comme un avertissement. La prochaine fois que vous reverrez mon visage, espérons pour vous que le corps de mon frère vous accompagnera, ou vous goûterez à une mort lente et douloureuse.»
Déjà déterminée, la gamine, à cet âge-là. Ici déjà, l'on remarque les prémisses de cette folie lancinante qui l'habite désormais. Folie qui ne fait que grandir et n'atteindra son summum que dans quelques années.
Mais jamais le corps ne fit sa réapparition et les gardes périrent alors.
Le Sang appelle le Sang. La Vengeance aussi.
Et jamais elle n'aura de cesse de le chercher.
Les Serments sont sacrés.
Astana, ou plutôt Sisley comme on l'appelait encore parfois, ne sait rien du fait qu'Il est toujours en vie, quelque part.
1460. Astana a vingt-quatre ans.
Aujourd'hui, cette année... ce matin...
«Lab ? Pourquoi t'es partie ? Pourquoi l'as-tu laissé ? Il finira par en mourir »
Ce sont ces questions-là, qu'elle se pose intérieurement, sachant qu'aucune personne n'y répondra, et qu'on ne viendra pas la troubler. Astana est passée de Louve solitaire à Louve parmi les Loups. Chose qui ne lui déplaît pas, et qui l'agace en même temps. Elle y étouffe. Mais son frère oui, son frère est là c'est tout ce qui compte. Soudés. Impossibles à séparer.
Du moins, c'est ce qu'elle croyait, oui. Mais il faut se rendre à l'évidence : les gens changent. Même celles qu'on aime le plus. Surtout celles qu'on aime le plus. A peine l'avait-elle retrouvé qu'il souhaitait déjà aller s'empaler sur quelque épée traître.
Le Sang appelle le Sang. La Vengeance aussi. Surtout.
«Lab, Lab t'es morte t'es morte, c'est pas de ta faute mais j'te déteste.»
Sa voix est passée de la colère à la fatalité, amère réalité.
Le sang coule, goutte à goutte, et vient souiller le duvet neigeux qui recouvre le sol. Sa main gauche, quant à elle, s'ouvre et se renferme en quelque lent mouvement, cherchant à faire passer cette désagréable sensation. Un peu comme si son coeur battait en sa main blanchâtre.
Un peu plus tôt, une nouvelle promesse a été formulée. Face à tant de Haine, l'obligation, la supplique ne se fit guère attendre. En vertu de leurs identiques gravures, cicatrices, c'était avec ou sans elle. Dans une tentative désespérée, le pari égoïste de faire rester son frère un jour, une semaine, un mois de plus S'ouvrir la main alors, et mélanger son sang au sang fraternel. Nouvelle promesse, oui. Mais vaine.
Astana est consciente que le moment venu, l'icône fraternelle s'en ira pour trouver vengeance et satisfaire sa soif de sang. Le sang d'un homme qui prit la vie d'une femme sans savoir que derrière se cachait un homme qui ne trouverait le repos qu'une fois le meurtrier mis en terre. Devenir meurtrier à son tour. Cercle vicieux.
C'est Inévitable. C'est comme essayer de retenir de l'eau en ses mains Au début c'est facile, les mains font office de vasque, jusqu'à ce que l'eau s'échappe par quelques orifices de fortune. Alors on replonge ses mains dans l'eau et on réessaie tant de fois. Jusqu'à ce qu'on en vienne à la conclusion de circonstance : le problème nos mains. Mais le problème, ce n'est pas nos mains, c'est l'eau. Cette eau inconstante qui finira toujours par vous échapper, peu importe ce que vous ferez. Gardez-la dans vos mains : elle s'en échappera. Mettez-la dans un récipient : le récipient finira renversé, l'eau évaporée ou transformée en glace. Elle s'échappe toujours. Son frère c'est pareil.
Le jour viendra où il lui échappera, où il lui filera sous le nez et la Blondeur ne pourra rien y faire.
Mais soit. Qu'ils gardent les mains sales si leur âme est épargnée.
Elle a compris tous les mots. N'en trouve plus aucun autre. Ils sont tous morts, d'un coup, pris au vif, endormis par la neige, par le froid qui glace ses os, ses muscles et tout le reste.
Comme les félins, Astana lèche sa plaie, les yeux sournoisement fixés sur son épée. Peu importe pas sans elle. Un point c'est tout. Quitte à passer à trépas avant le gitan et la colombe.
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Deux âmes se sont trouvées et s'enlacent. Elles s'accrochent l'une à l'autre comme si leur survie en dépendait. Et c'est le cas. Les deux créatures ne se quittent plus, de peur de découvrir un monde Autre, un monde A Part, dans lequel leur lien n'existerait pas. Par peur de la déception qui se fait poignante et meurtrière, et qui pourrait vous briser en un souffle, une brise. Par peur de cet Inconnu Inquiétant, tout simplement. Mais n'est-on pas plus fort lorsque nous sommes deux ?
Ensembles, ils vaincront ; et main dans la main, chevelures entremêlées, les gamins découvrent le Monde. Cruel et si beau à la fois. Traitre et somptueux. De l'Avenir ils ne veulent rien savoir puisque le passé lui-même les a rejetés. Le Destin a réuni un Hongrois et une Danoise, sur les chemins de traverse, et lui seul aura la faculté de les séparer par la suite. Ni le Temps, ni les Gens. Juste ce destin-là, ce futur ô combien incertain qu'ils portent sur leurs maigres épaules en dépit d'un passé noir et agressif. Noir et Ténébreux. Chacun ses casseroles à traîner. Pour la jeune blondeur : son viol, l'abandon d'un père aux mains de perverses connaissances, et une longue fuite. Pour le gitan : le massacre d'une famille sous ses yeux, la sienne, et une errance de plusieurs années.
Jusqu'alors, aucune promesse n'a été faite.
Jusqu'au soir où par Nécessité, par Envie de un serment est prononcé, du bout de leurs lèvres si innocentes. A la vie, à la mort. Et pour sceller tout ça, mutuellement ils gravent leurs initiales en leur chairs adolescentes. Une nuque, un coeur. S&F. Un coeur, une nuque. S&F.
1455. Astana a dix-neuf ans.
Plus rien. Plus rien.
Ne plus vouloir vivre, ne plus vouloir ressentir. Vouloir, désirer, espérer que tout glisse sur elle, comme une légère brise. Qu'aucun sentiment ne réussisse à passer cette barrière se voulant indestructible ; que chaque mot, chaque parole et chaque geste se brise dessus, comme une mer déchaînée viendrait s'éparpiller sur quelque falaise tranchante. Le mobilier vole, les dagues et les insultes fusent, comme d'habitude. On lui a prit son frère, qu'on le lui rende. Mais non. Rien, toujours Rien. Y'a des suppositions qui se font, parce l'on a pas retrouvé son corps ou bien tout simplement que le sien a été brûlé dans l'incendie.
«Mais rendez-moi mon frère ! Rendez-le moi ! Je vous maudis, tous, vous qui êtes là. Je vous maudis pour avoir tué un gosse ! Je vous maudis et vous ne trouverez le repos que lorsque son corps me sera rendu !»
Elle s'entaille alors la main et vient la presser sur les trois joues voisines.
«Son sang sur vos mains, le mien sur votre peau encore chaude. Prenez-le comme un avertissement. La prochaine fois que vous reverrez mon visage, espérons pour vous que le corps de mon frère vous accompagnera, ou vous goûterez à une mort lente et douloureuse.»
Déjà déterminée, la gamine, à cet âge-là. Ici déjà, l'on remarque les prémisses de cette folie lancinante qui l'habite désormais. Folie qui ne fait que grandir et n'atteindra son summum que dans quelques années.
Mais jamais le corps ne fit sa réapparition et les gardes périrent alors.
Le Sang appelle le Sang. La Vengeance aussi.
Et jamais elle n'aura de cesse de le chercher.
Les Serments sont sacrés.
Astana, ou plutôt Sisley comme on l'appelait encore parfois, ne sait rien du fait qu'Il est toujours en vie, quelque part.
1460. Astana a vingt-quatre ans.
Aujourd'hui, cette année... ce matin...
«Lab ? Pourquoi t'es partie ? Pourquoi l'as-tu laissé ? Il finira par en mourir »
Ce sont ces questions-là, qu'elle se pose intérieurement, sachant qu'aucune personne n'y répondra, et qu'on ne viendra pas la troubler. Astana est passée de Louve solitaire à Louve parmi les Loups. Chose qui ne lui déplaît pas, et qui l'agace en même temps. Elle y étouffe. Mais son frère oui, son frère est là c'est tout ce qui compte. Soudés. Impossibles à séparer.
Du moins, c'est ce qu'elle croyait, oui. Mais il faut se rendre à l'évidence : les gens changent. Même celles qu'on aime le plus. Surtout celles qu'on aime le plus. A peine l'avait-elle retrouvé qu'il souhaitait déjà aller s'empaler sur quelque épée traître.
Le Sang appelle le Sang. La Vengeance aussi. Surtout.
«Lab, Lab t'es morte t'es morte, c'est pas de ta faute mais j'te déteste.»
Sa voix est passée de la colère à la fatalité, amère réalité.
Le sang coule, goutte à goutte, et vient souiller le duvet neigeux qui recouvre le sol. Sa main gauche, quant à elle, s'ouvre et se renferme en quelque lent mouvement, cherchant à faire passer cette désagréable sensation. Un peu comme si son coeur battait en sa main blanchâtre.
Un peu plus tôt, une nouvelle promesse a été formulée. Face à tant de Haine, l'obligation, la supplique ne se fit guère attendre. En vertu de leurs identiques gravures, cicatrices, c'était avec ou sans elle. Dans une tentative désespérée, le pari égoïste de faire rester son frère un jour, une semaine, un mois de plus S'ouvrir la main alors, et mélanger son sang au sang fraternel. Nouvelle promesse, oui. Mais vaine.
Astana est consciente que le moment venu, l'icône fraternelle s'en ira pour trouver vengeance et satisfaire sa soif de sang. Le sang d'un homme qui prit la vie d'une femme sans savoir que derrière se cachait un homme qui ne trouverait le repos qu'une fois le meurtrier mis en terre. Devenir meurtrier à son tour. Cercle vicieux.
C'est Inévitable. C'est comme essayer de retenir de l'eau en ses mains Au début c'est facile, les mains font office de vasque, jusqu'à ce que l'eau s'échappe par quelques orifices de fortune. Alors on replonge ses mains dans l'eau et on réessaie tant de fois. Jusqu'à ce qu'on en vienne à la conclusion de circonstance : le problème nos mains. Mais le problème, ce n'est pas nos mains, c'est l'eau. Cette eau inconstante qui finira toujours par vous échapper, peu importe ce que vous ferez. Gardez-la dans vos mains : elle s'en échappera. Mettez-la dans un récipient : le récipient finira renversé, l'eau évaporée ou transformée en glace. Elle s'échappe toujours. Son frère c'est pareil.
Le jour viendra où il lui échappera, où il lui filera sous le nez et la Blondeur ne pourra rien y faire.
Mais soit. Qu'ils gardent les mains sales si leur âme est épargnée.
Elle a compris tous les mots. N'en trouve plus aucun autre. Ils sont tous morts, d'un coup, pris au vif, endormis par la neige, par le froid qui glace ses os, ses muscles et tout le reste.
Comme les félins, Astana lèche sa plaie, les yeux sournoisement fixés sur son épée. Peu importe pas sans elle. Un point c'est tout. Quitte à passer à trépas avant le gitan et la colombe.
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