Actarius
Le rp est ouvert, il y a des places de libre dans l'auberge
Le froid, inhabituellement glaçant, semblait avoir dépouillé le quai de sa vie. Les temps glorieux s'étaient écoulés trop vite. Loin déjà le temps où la Grande Gênes mettait tout en oeuvre pour empêcher l'expansion de cette petite ville, née de l'union de deux villages. Loin le joug bienveillant de l'Aragon et de Majorque. Loin cette douce odeur d'épices orientaux, ce fourmillement de gros bras déchargeant les entrailles d'une véritable puissance commerciale, deuxième ville de France. Loin l'aura culturel, le prestige d'une université reconnue au-delà des bornes occitanes. Loin le fleuron méridional du Royaume de France. Loin la foule bigarrée des marchands, des bateliers, des voyageurs. Plus que le bruissement cristallin du paisible Lez et les craquements de quelques foncets, survolés parfois par les éclats de voix de quelques irréductibles badauds égarés par hasard. Le port Juvénal n'avait plus rien de ce qu'il avait été. Autrefois, ouverture sur Aigues-Mortes et la Méditerranée, il ne ressemblait plus aujourd'hui qu'à un refuge de pêcheurs et de quelques marchands ambulants. Sans doute lui était-il préféré le port de Lattes, un peu plus au sud.
En ce jour pourtant, il y régnait un peu de cette vie de jadis comme un souvenir de ces puissants arômes orientaux. Comme chaque deuxième lundi du mois, un marché tout de même bien fourni, qui expliquait vraisemblablement que le quai ne fût pas réduit à l'étage de ruine et où s'agglutinaient les "rescapés" des faubourgs montpelliérains, quelques bourgeois soucieux de faire affaire, des serviteurs des nobles gens animés par leur devoir d'approvisionnement, redonnait au quai une aura de plateforme commerciale. Comme chaque deuxième lundi du mois, étaient déchargées ou chargées nombre de caisses et de tonneaux en provenance ou à destination de Saint-Dionisy. Comme chaque deuxième lundi du mois, un capitaine et son second se retrouvaient attablés non loin de ce quai, dans une auberge étonnamment bien tenue, avec un homme. Les trois personnes buvaient, mangeait et négociaient. Mais contrairement à chaque deuxième lundi du mois, l'homme n'avait rien à voir avec l'affable et habile intendant du Vicomte du Tournel. Même s'il était assis, on pouvait lui deviner sans peine une haute taille coupée par de solides épaules. Ses traits navaient plus rien de la jeunesse qu'arboraient Joan. Ils paraissaient taillés dans le granit du temps et semblaient tous converger vers une forme de sévérité encore accentuée par une barbe diablotine et une chevelure épaisse, lâchée en mèches aventureuses mais courtes. Le regard était farouche et pas franchement cordial. Ce qui s'expliquait par la profonde méfiance que l'homme en question nourrissait à l'égard de tout ce qui se déplaçait sur deux jambes et provenait de la botte.
Non, Actarius, puisque il s'agissait bel et bien de lui, n'aimait pas ces gens-là. Ils en payaient certains pour son commerce, mais ne le faisait jamais en personne et toujours à contrecur. Mais ce lundi-là, le puissant feudataire languedocien avait dérogé à la coutume. Il s'était déplacé en personne pour une raison bien précise, un changement dans l'itinéraire habituel, un détour à faire. Dans son souci de bien se faire comprendre sur l'importance de ce détour, il avait décidé de se présenter lui-même à ce rendez-vous mensuel. Il menait la discussion avec un ton impérieux porté par son attitude austère et négociait donc sans concession.
Sa voix bien que puissante était totalement couverte par une bruyante tablée de quelques inconnus, dont les éclats de voix, les rires gras et l'accent insupportablement provençal irritait un Phénix qui abhorrait avec plus de ferveur encore les voisins félons que les deux Génois auxquels ils s'adressaient. Plus loin encore, un bourgeois dévorait son morceau de gras avec appétit. Légèrement bedonnant, il ne pouvait qu'inspirer une forme de sympathie tant son visage trahissait de cette naïveté joviale si propre aux jeunes imbéciles à qui la vie réussissait. Sans doute, avait-il fait un bon profit ou une acquisition intéressante pour s'empiffrer avec un tel sourire de contentement. Fort heureusement, il n'était pas dans le champ de vision vicomtal et avait le bon sens de savourer son met silencieusement, car il serait peut-être devenu cette fameuse goutte d'eau. Il devait y avoir en tout et pour tout une dizaine de table qui se dressaient dans une grande salle commune. Cette vaste pièce rectangulaire, spécificité du lieu, débouchait sur un large comptoir derrière lequel, outre la charmante tavernière aux traits hispaniques, sélevaient deux escaliers. L'un menait à une porte qui elle devait ouvrir sur les chambres, l'autre amenait à une mezzanine qui offrait un espace suffisant pour quelques tables supplémentaires, dont celle du Vicomte. L'ensemble était lumineux et n'avait rien du glauque qu'on aurait pu attendre non loin d'un port tombé en désuétude. L'auberge de Belena Sangria, baptisée "La Catalane", commençait même de se faire une petite réputation dans la capitale languedocienne.
Sa propriétaire était la soeur d'une véritable figure de l'ombre en Languedoc, Maria Sangria, autrefois tenancière de l'Antre des Artistes. Elle avait elle aussi quitté son Hispanie pour le Languedoc et sous le conseil de sa soeur s'était adressé à un ancien directeur du CLE. De cette rencontre, étaient venus les moyens de réaliser ce rêve: posséder sa propre auberge. Généreux, le même homme à l'allure antipathique ? Oui, on le surnommait d'ailleurs parfois le Coeur d'Oc. D'ailleurs, que se disait-il autour de cette table ?
Capitani ! Vous ne comprenez pas. Vous n'avez qu'à suivre le trajet habituel. Vous rejoignez la Méditerranée, Marseille, vous remontez le Rhône, comme d'habitude. La lassitude et un certain agacement consécutifs à de multiples répétitions des données de l'équation étaient palpable dans le ton. Vous déchargerez la cargaison habituelle à Lyon dès votre arrivée et je vous demande simplement de vous assurer qu'une partie de cette cargaison, les deux caisses marquées, soit déchargée deux jours plus tard, quand Joan et son escorte seront arrivés. Donc, d'attendre deux jours de plus à Lyon. C'est pourtant simple grogne bleu !
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