Regort
Emmitouflé dans sa fidèle robe usée, le bailli se rendait au conseil. Les plis de son visages se faisaient d'autant plus ostensibles, creusés par la brise glaciale, en dépit de sa capuche. Vive le vent d'hiver paraît-il...
Son bâton à la main, il ne s'attardait pas en chemin. Il s'agissait d'aller faire son sport quotidien : la chasse aux fonctionnaires. Une activité demandant de solides nerfs. Et accessoirement, de ne pas rendre son dernier souffle gelé sur les pavés andégaves.
Dites-moi mon brave, sauriez-vous m'indiquer la demeure du Penthièvre, ou à défaut une taverne bien chauffée?
Il se fige. Fermant les yeux, s'entame en lui un passionnant débat théologique.
Georges, archange de l'amitié : on te pose une question, va l'accueillir.
Galadrielle, archange de la conservation : tu n'as pas la réponse à la question. A sa voix elle est jeune et débrouillarde, elle s'en sortira. Ne reste pas là et vient te mettre au chaud.
Georges : Bravo pour le conseil, consoeur ! C'est bien la peine qu'on ait tout fait pour suivre Oane et ses enseignements si c'est pour ignorer un appel !
Galadrielle : Je sais bien mais le Regort il est tout usé, tu vas nous le claquer à trop en vouloir. C'est important de le ménager.
Georges : Tu parles ! Quand il s'agit d'aller ramasser des écus pour le duché il en trouve de l'énergie. Il aime se faire plaindre voilà tout !
Gabriel, archange de la tempérence : Bon vous n'avez pas fini vous deux ? Le temps de vous décider non seulement il sera congelé mais en plus il aura été d'aucune aide ! Allez hop, il sait ce qu'il a à faire, allons bronzer au soleil !
Regort tressaillit avant de grommeler.
Tss, c'est toujours pareil avec leurs conseils. Et puis c'est toujours sur moi que ça tombe les complications, c'est vraiment trop injuste.
Haussement d'épaules, après tout maintenant au point où il en était... Il tourna la tête pour découvrir une pâle et frêle jeune femme. De sa sénestre main, il se gratta le menton. Puisque les vertues avaient décidé de ne pas s'accorder, c'est son esprit espiègle qui répondra.
La demeure du Penthièvre dites-vous ? Pourriez-vous être plus précise ? Voyez-vous, ils sont nombreux dans cette famille et n'habitent pas tous ensemble.
Un sourire malicieux en coin, attendre le moment où elle s'apprêtera à répondre...avant de reprendre.
Remarque de toute façon, l'un ou l'autre, je ne saurais vous guider. Quand aux tavernes bien chauffées...vous avez du bois ?
Un regard inquisiteur vers l'attirail que transportait sa monture. Sa fonction de bailli reprenait le dessus, voyant déjà en tout visiteur un potentiel vendeur d'or boisé.
Vous savez, vous êtes en Anjou. Et ici comme on dit : pas d'bois, pas d'chaud qu'est là.
Un franc sourire.
Regort
Pas de bois, son sourire s'efface. Ingrate, n'est-il pas de coutume d'offrir un présent à son hôte ? Un chien pour se substituer au combustible ? ''Hot dog'' comme disent les anglois. L'idée ne manque pas d'originalité, mais d'efficacité. Cependant il serait inhospitalier de signaler l'impertinence de la proposition. S'il était bien couvert, il ne portait pas de gants, laissant ses mains en proie aux engelures. Les portant à sa bouche, il souffla en leur creux afin de les réchauffer. Relevant la tête, il répondit.
Rien ne vaut l'expérience pour...découvrir les facultés cachées de ce chien. Mais ce n'est pas l'endroit idéal.
Il faut bien le reconnaître, elle marque un point la jeunette. Ce n'est pas la meilleure saison pour tailler une bavette en plein air. Qui plus est la voyageuse semble de noble facture. Si l'habit ne fait pas le moine, il fait le nanti. Pour le coup, ses frusques ne laissaient pas place au doute. Il était de bon ton de s'éviter une montagne de paperasses en embarrassantes condoléances. Il devrait bien réussir à lui indiquer le chemin d'une auberge. Voyons-voir, d'ici il faut remonter la rue juste à gauche sur deux cents mètres, prendre à droite, déboucher sur la place saint Himerius, puis redescendre vers le port... Non non, ce n'est pas ça. Il faut tourner à droite avant d'arriver à la place... Ou bien il faut d'abord partir en face, ou alors...
Regort dodelina de la tête. Il fallait se rendre à l'évidence, il n'avait aucune chance de la mener à bon port. Et voilà que...Oooooooohhh. Si ce n'est pas mignon ! Personne ne pourrait résister devant cette petite bouille...Personne ? Euréka ! Le visage s'illumine, découvrant un large sourire. Il allait au château ? Il y aurait bien une place pour elle dans la bâtisse. Et avec une aide de cette qualité, plus aucun fonctionnaire n'osera se défiler ! Adieu les longues heures à courir à l'université, à son bureau, à répondre aux courriers. Il n'avait plus qu'à croiser les bras derrière son bureau et gérer la cohue des fonctionnaires qui viendront d'eux même satisfaire le fin minois implorant.
Il s'agissait maintenant de jouer avec tact, négocier le contrat. Entrer dans son jeu, préparer le terrain. Mais surtout ne plus trainer dans ce froid. Assoupi près d'un feu, l'on est moins regardant.
Allons, ressaisissez-vous, je m'occupe de tout. Regort, pour vous servir. Soyez la bienvenue en Anjou. Vous me suivez ?
Il lui sourit chaleureusement avant d'indiquer d''un signe de tête la route menant au château.
Regort
Marzina de Montfort-Penthièvre
Il avait fait le bon choix, la facture en lettres de condoléances aurait été salée... Et le sel de ces rapiats de poitevins, il n'est pas donné, foi de bailli. Se remettant en mouvement vers le château, sa démarche était mal assurée. Les jambes s'étaient déjà ankylosées par la brise glaciale qui insidieusement s'était infiltrée sous sa vétuste robe beige. Réprimer une grimace, avancer le plus naturellement possible. Elles se désengourdiront bien en chemin et il s'agissait de ne pas traîner.
Marzina. Si le nom ne lui était pas totalement étranger, hormis sa filiation avec le Grand Duc, il n'en savait pas plus. Les histoires de familles et ragots mondains n'étaient pas sa tasse de tisane. Toutefois sa présence dans la capitale Angevine éveillait sa curiosité. Celle du vieillard qui se plait à laisser trainer une oreille attentive et retenir tout ce que sa mémoire lui concède. Une manière de s'assurer de son bon fonctionnement. La sienne à vrai dire ne lui faisait pas défaut, à l'exception quelques bribes de sa vie bourbonnaise...et de l'orientation.
Alors qu'il désirait en apprendre un peu plus, il vit sa mine se renfrogner. Regort fronça les sourcils, cherchant à comprendre. Une princesse, un château...admettons qu'il faisait pâle figure dans le rôle du prince charmant qui l'y conduit mais tout de même, il y avait un bon début de conte ! Du reste, elle aurait dû s'en apercevoir avant. Et puis toute mauvaise volonté gardée, se battre contre les dragons n'était plus de son âge. Il laissait cette activité au petit Evolio qui était bien plus talentueux pour les affronter. Bien qu'à cette heure, l'idée de voir surgir un jet de flammes ne lui aurait pas déplu. Il sourit machinalement en y pensant avant de replonger dans l'instant présent. Ne pouvait-il donc pas se concentrer un seul instant ?
« Dites, ce serait pas le château ducal ? Vous êtes sûr quon peut y aller ? Je veux pas dennuis moi
»
Serait-elle craintive ? Le sens de l'hospitalité angevin n'est-il donc pas encore légendaire ? Avait-elle commis quelconques méfaits en Anjou auparavant ? Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir. Si c'est le cas il serait de bon aloi de la confesser avant qu'elle soit transpercée. Sans compter sur le fait que la précision des..euh de l'archer après quelques verres de vin d'Anjou laissait à désirer. Mais si la folie de sa grâce n'était plus à démontrer, elle n'avait d'égal que son habileté politique. Peu de risques qu'il ait jugé l'Anjou en position de déclencher un conflit avec la Bretagne voisine.
Il tenait le rythme de la marche, prenant lourdement appui sur son bâton afin de traîner ses rigides jambes. Alors qu'il allait la rassurer, vint l'ultime question.
« Vous êtes angevin ? »
Norf, comme disent les berrichons. L'était-il ? De sang, sûrement pas. De sol ? Il n'y vivra jamais assez pour certains qui se sont auto-proclamés garants de la ''véritable identité angevine''. De coeur, nul doute. Ces terres et les rencontres qu'il y avait faite lui avaient redonné vie, à lui, le vieillard retiré de toute vie active. Mais voilà bien une réponse qui ne lui convient pas. D'un ennui... ''Je suis enfant du Très Haut'' ? Le prosélytisme a ses limites, celle-ci manque de subtilité. Ne reste plus qu'une possibilité : répondre en angevin.
Non, je suis mainois par ma mère et tourangeau par mon père. Je viens infiltrer le château et je recrutais justement, merci d'avoir accepté. À deux, ça devrait être un jeu d'enfant. Vous êtes d'attaque ?
Il la dévisageait un espiègle sourire aux lèvres.
Ou alors je suis bailli d'Anjou et je dois me rendre à mes bureaux. Je vous trouverais alors où loger et nous mangerons autour d'un chaleureux feu de cheminée de juteux fruits tout juste arrivés de Bretagne. Vous connaissez la Bretagne ?
Il se gratta nonchalamment le menton en l'observant, les sourcils froncés, l'air concentré, masquant son amusement.
En tout cas c'est l'un des deux, j'en suis certain. Mais vous savez à mon âge, entre deux détails parfois... Le garde à l'entrée saura bien vite nous donner la réponse, n'ayons crainte.
Et c'est qu'il était fier de lui en plus en lui affichant à nouveau un cordial sourire, les yeux pétillant de malice. Le château leur faisait maintenant face.