Sommeil de plomb, sommeil massif
Sommeil qui, au lieu de m'éloigner, me rapproche des récifs
Sommeil destructeur, démobilisateur, ravageur
Laissant mon âme et mon corps avides de torpeur
Flottement de mes pas. Je marche? Je vole? Je nage? Tout est sombre, calme, paisible. Comme un monde attendant de naître. Exception faite que je sais qu'il attend ma mort.
Le lieu est opaque, noir et étouffant et pourtant mes yeux voient comme en plein jour.
Que voient-ils ? Un lieu vide, sans obstacles, sans haut ni bas, sans début ni fin.
Un point étrange attire mon regard et je décide de men approcher. Ce point grandit lentement, je ne sais si je veux aller plus vite vers lui ou faire demi-tour. Crainte ou courage ? Assurance ou pleutrerie ? Curiosité ou indifférence ? Tout se bat en moi mais la décision semble prise avant même que mon esprit ne sen rende compte.
Je suis déposée délicatement, debout, au sommet dune colline verdoyante. Mes yeux clignent rapidement et longuement sous lassaut de la lumière du soleil. Ils protestent de cette agression après le repos de la nuit. Ils se sentent comme pris en faute, fouillés, épiés, surveillés par une clairvoyance intolérable. Je la fuis pour le moment, cherchant dans quel lieu je suis.
Un paysage ondoyant : des collines se succèdent, plus ou moins hautes, plus ou moins pentues. Au milieu de leurs courbes reposantes, serpente une rivière limpide. Sa couleur ou plutôt son absence de couleur, sa transparence suggère une eau froide, presque glaçante, tirée dun glacier, peut-être, ou des entrailles de la terre. Daussi loin, elle semble calme et paisible mais des ondulations se devinent ; leau épouse les formes des pierres qui reposent dans le fond, pierres qui font accélérer le courant ou le ralentissent, suggérant au regard les lieux propices ou non à la traversée. Mon regard remonte le courant sur la droite ; les collines diminuent, ainsi que la largueur du filet.
Au loin, noyées dans une brume grise-bleue, un mur massif se devine, scindé en son milieu. Un plateau large, sa gauche disparaît, dissimulée par les collines les plus proches ; sa droite continue dans le lointain, sans failles. Quelle force sest fait jour pour lever une telle masse ? Le regard revient sur la coupure. Des rayons semblent jouer dans la cascade, des embruns se devinent, scintillant par instants. La rivière semble trouver son origine dans ce lieu, défi aux créations terrestres.
Mon regard prend conscience dun nouvel élément, remontant les rais de lumière. Le ciel. Gris lui aussi. Bas. Sombre. Menaçant. Avant ou après un orage ? Les rayons filtrent doucement, comme sils devaient lutter pour simposer aux nuages. Autant de mains dardant vers la douceur de la terre. Le contraste des couleurs nen est que plus saisissant : vert des collines, gris des pierres et des nuages, doré des rayons, bleu glacier de leau. Un monde onirique. Un monde en suspens. Comme sil nattendait que ma venue pour délivrer un message et disparaître. Présomption ? Rougissement de mes joues à cette effronterie. Sentiment étrange de penser vivre dans un monde réel alors que lesprit sait quil ne sagit que donirisme.
A moitié vaincu par lapaisement des rayons, mon regard suit à nouveau la faille faite par la rivière pour découvrir la gauche du paysage. Si le néant semblait sincarner dans mon esprit, il était là. Une brume
Non un brouillard. Epais. Massif. Plus massif que le plateau au loin. Etouffant. Enrobant. Dévorant. Impossible de savoir sil avance vers moi. Il semble mattendre, guetter mes mouvements, comme un prédateur sur sa proie. Il pourrait être tapi dans un buisson ; sauf que ce monde est le buisson et je suis la proie. Se défendre dune attaque serait envisageable, toujours lutter envers et contre tout mais comment lutter contre le néant ? Comment lutter contre lappel de loubli ? Je me sens déjà happée, aspirée, une voix semble mappeler. Une voix douce, sussurante, murmurante, apaisante. Une hypnose facile pour un esprit fatigué et tourmenté. Mon corps lutte, il sait, il sent, comme un réflexe bestial, quil est trop tôt pour se laisser happer ; une chose doit être vue, ou accomplie, ce voyage ne peut être vain. Sinon, quel intérêt davoir flotter ? Réflexe de la volonté de connaissance, reprise en main de lesprit par le corps, sensation de réintégration de lenveloppe corporelle.
Le début ou la fin, je narrive pas à déterminer. Ce paysage est intemporel, infini, éternel. Je laisse à nouveau mon regard divaguer et il revient vers la colline qui me fait face.
Une colline plus verte que ses voisines, plus haute, mais avec une douce pente propice aux balades.
Tiens. Une ombre au sommet. Floue. Qui se précise sous lacuité de mon regard. Un homme. Grand
Sa carrure me parle
Sa prestance
Son allure
Cest
Lui ? Ici ? Comment ? Mon cur bondit dans ma poitrine, lenvie de mélancer prend possession de mon corps. Jessaie détudier soigneusement mais rapidement un parcourt possible ; la colline où je suis est beaucoup plus raide, il me sera difficile de ne pas me blesser en la dévalant ; la rivière peut être plus profonde, il me faudrait peut-être envisager un détour mais quimporte, une muraille possédée par de vaillants soldats ne saurait marrêter.
Décidant de ne pas perdre de temps à lui signaler ma présence, je commence ma course, vers lui. Le paysage se transforme sous mes pas mais je ne le remarque pas dans un premier temps. Lherbe se raréfie, se raccourcit, puis napparaît plus que par plaques maladives, virant au blond couleur paille, crissant sous mes pas. Les pierres se font plus nombreuses à labord de la rivière. Le paysage se dessèche rapidement. Il devient maladif mais cela me laisse indifférente.
Arrêtée par la rivière, jessaie de le chercher pour savoir où traverser pour arriver au plus vite à ses côtés. Mon cur sarrête dans ma poitrine. Ma respiration se suspend. Mon sang cogne dans ma tête, comme un tambour de guerre lancinant. Une deuxième ombre est apparue. Féminine. Séduisante. Aguichante. Douce. Elle enlace son bras. Le vent, moqueur, se lève et me rapporte des bribes de leur conversation. Je reste interdite, au bord de leau. Tel le chant des sirènes, elle lenvoûte de sa voix, le convainquant que je ne serais plus jamais à ses côtés, que je ne le méritais pas ; elle lenveloppe de tous mes sombres défauts, même les plus secrets. Il acquiesce à cette funeste description, se met à ricaner en entendant mon nom. Le monde souvre sous mes pieds quand il reconnaît quil sest fourvoyé à mes côtés et quelle sera une bien meilleure compagne que moi.
Comment décrire la fin dune vie ? Comment décrire la destruction de ses espoirs, de ses rêves, de ses attentes ? Un tremblement de terre bouleversant le monde ne sera quune pichenette à côté de la douleur de cette vision. Il prend son bras et séloigne. Souriant sans moi.
Une dernière volonté de lutte se fait jour en moi. Je traverse la rivière en voulant hurler mais le vent pousse mes cris au fond de ma gorge. Ils séloignent heureux. La colline se transforme à nouveau. Je suis arrêtée par une porte devant moi. Des signes lentourent, gravés dans la pierre. Un tumulus. Un sourire rapide naît sur mes lèvres en repensant aux Galgals dun conte qui berce mes nuits. Ce sourire est fugace, lhorreur de cette tombe finit de me glacer le cur. Signe funeste, Signe ultime. Un nom gravé sur la porte apparaît dans un rayon. Une phrase à demi-effacée par les intempéries. Ou plusieurs. Signée de la main dune amie. Quelques mots vagues : désespoir, recherche
mort, âme errante. Mes yeux retournent le chercher mais il a disparu. A nouveau mon corps peut se mouvoir. Mes pieds roulent sur la caillasse, toute herbe est partie. Toute vie semble happée. Arrivée au sommet, je ne peux que voir le néant reprendre son travail, en cernant lîlot où je suis. Un simple rayon lutte encore, les autres dévorés par la nuit de lorage. Il léclaire, lui, au loin, riant, la serrant dans ses bras. Le village où il se dirige est ignoré par le néant. Le vide semble se tourner vers moi. A quoi bon lutter, la vie ma quitté à jamais. A quoi bon vouloir la garder entre ses mains, quand dautres ont pris le relais ?
Je me laisse tomber à genoux, puis complètement, au sol. Je me roule en boule, les larmes ne coulent pas, ne coulent plus ; scellées par mes paupières fermées sur des yeux vides.
Un rire retentit dans mon esprit. Un rire machiavélique, comme celui dune malédiction qui a enfin porté ses fruits, atteint son but. Je suis détruite, cette entité a gagné.
Le brouillard menveloppe, me dévore, me digère. Le froid envahit mon corps. Un dernier mot damour, un dernier serment de protection. Mon âme flotte à nouveau pour lui murmurer, malgré son ignorance, que je serais toujours là pour lui.
Déchirement de la volonté :
Se laisser engloutir ou se réveiller ?
Se laisser bercer ou vouloir avancer ?
Quil fait bon là-bas, loin de toute douleur
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