...Jadis, on racontait que Saint Nicolas, patron de Buguélès, avait fait marché avec Saint Gildas et qu'il devait lui fournir en tout temps du sel pour sa sécherie de morue. Tant que la morue a donné sur nos côtes, la sécherie a fonctionné, et les paludiers de Buguélès n'ont pas cessé de produire le sel nécessaire à la conservation de ce poisson.
On transportait le sel à marée basse de Buguélès à Saint Gildas, à dos d'hommes et de chevaux, et il arrivait toujours sec et en bon état.
Les paludiers de Crec'h-Morvan fournissaient aussi du sel à Saint Gildas; mais comme ils étaient obligés de traverser la mer dans de mauvais bateaux pourris (1) le sel arrivait toujours humide à destination, et même très souvent il était perdu. Quand le vent soufflait avec force, ces bateaux ne pouvaient même pas aborder l'île, et force était aux paludiers de Crec'h-Morvan de garder leur sel et de périr de faim. Ne sachant ni naviguer, ni cultiver la terre, personne ne voulait leur donner d'ouvrage; ils étaient d'ailleurs cordialement détestés de tout le monde. Aussi, Saint Gildas qui se plaignait d'être si mal servi par eux finit par leur retirer définitivement sa pratique.
Ne pouvant vendre leur sel, et obligés pour vivre de se faire brigands et voleurs de grands chemins, les paludiers de Crec'h-Morvan s'entendirent avec les mauvaises fées (Grwac 'hat fall) de l'Ile Grwagez (2) pour perdre les sauniers de Buguélès. En échange d'un boisseau de sel par jour que les paludiers de Crec'h-Morvan devaient payer à la vieille fée, l'une des mauvaises fées allait se poster sur la route suivie par les sauniers de Buguélès pour se rendre à Saint Gildas, route tracée à travers la grève et remplie de crevasses et de fondrières. Comme c'était surtout la nuit que les paludiers transportaient leur sel, la fée leur cachait les endroits périlleux et les précipices, au fond desquels ils allaient souvent rouler avec leur charge.
Aussi les sauniers de Buguélès disparaissaient l'un après l'autre, et le sel n'arrivait plus qu'en petite quantité à la sécherie. Le Saint se plaignait et menaçait sans cesse de faire venir son sel de Crec'h-Morvan. Il dit cependant un jour aux sauniers de Buguélès :"Donnez-vous garde à l'avenir; vous avez dû frauder, et c'est le Diable qui vous punit". Cependant, les paludiers de Buguélès ne fraudaient pas, mais leurs affaires n'allaIent pas mieux pour cela. Une nuit, au lieu d'envoyer les hommes comme d'ordinaire pour porter le sel, Saint Nicolas en fit charger les femmes, qui, toutes se mirent à marcher à la file. A peine avaient-elles fait quelques pas, que celle qui était devant tomba dans une fondrière avec sa charge de sel; mais les autres, au lieu de l'en retirer, lui jetèrent de grosses pierres et continuèrent leur route Elles arrivèrent dans l'île, saines et sauves; le sel était en très bon état, et le Saint fut très content.
Le lendemain matin, les paludières de Buguélès furent bien étonnées de voir à son travail, celle qu'elles croyaient avoir tuée à coups de grosses pierres. On la questionna et elle répondit qu'elle n'avait pas bougé de chez elle et qu'elle ne savait pas ce qu'on lui voulait. La nuit suivante, on trouva dans la fondrière, sur le tas de pierres, des habits de femme, qu'on reconnut appartenir aux mauvaises fées de Grwagez. C'était l'une de celles-ci qui était tombée dans la fondrière en cherchant à y attirer les paludières de Buguélès.
Depuis, tous les ans, la nuit de la Saint Jean, les sauniers, pour conjurer le mauvais sort, jetaient dans ce trou des vêtements de femme avec une hotte de sel. Les paludiers de Buguélès purent ainsi, pendant longtemps traverser la grève , sans danger pour eux et sans risque de perdre leur sel.
Saint Gildas chassa du pays les paludiers de Crec'hMorvan, et les frappa de la lèpre. Les mauvaises fées de Grwagez furent changées en lançons (3), c'est pourquoi l'on voit tant de ces petits poissons autour de cette île. L'une des fées, devenue folle, voulut arracher la mître de Saint Gildas pour s'en coiffer. Mais le Saint étendit la main et la changea en pierre. On peut la voir, au Château (4), à l'entrée du port, coiffée d'un bonnet d'évêque.
(1)- On croit généralement sur la côte Trégorroise, que si le sel conserve le poisson et la viande, il fait pourrir le bois et le linge, et surtout les bateaux qui servent à son transport. Les patrons de navires et bateaux à sel sont appelés. "Kabiten he vag vrein " (Capitaine au bateau pourri).
(2)- Grwagez; l'île aux femmes.
(3)- Lançons; (amnodytes lancea lin) Petits poissons d'un gris argenté et à museau pointu connus encore sous le nom d'équilles, et qui vivent dans le sable.
(4)- Le Château; L'île du Château, près de l'île des femmes.