Aethys
Nuit. Il est étrange de voir comment un esprit peut ségarer durant ces longues heures dobscurité. Comment il peut, à lévocation subtile dune marque au poignet, se perdre dans les méandres fumeux dun passé sordide. Car même si le temps passe, même si la vie se poursuit, jamais on noublie.
La Gasconne avala une nouvelle gorgée de diacode et effleura son poignet gauche. La rose qui y était gravée luisait doucement à la lumière de la chandelle. Tout ceci était si lointain désormais. Voulait-elle encore y mettre les pieds ? La mort récente de son Amparador* et surtout les derniers mots quil lui avait soufflé avaient remis en question tout ce quelle croyait comme dépassé. Elles les pensaient mortes, exécutées lors de la fin de la Rose, avalées par la tranquillité dun quotidien terne, tenues recluses par leur Protecteurs comme elle lavait été par le sien. Ses surs
Ses certitudes se brisaient une à une. Son esprit vacillait. Elle devait en avoir le cur net. Dune main rendue lasse par ses drogues, elle attrapa alors une plume.
Citation:A celle qui comme moi a le poignet gauche marqué dune rose,
Je ne suis pas certaine de ce qui me pousse aujourdhui à técrire, toi ma sur. Peut être est ce cette rose qui me nargue sans cesse me rappelant mon passé. Peut être est-ce une errance de plus de mon esprit enfumé et brisé. Peut être est-ce tout simplement la main de Déos qui a décidé de sabattre sur moi pour que je noublie jamais. Que je noublie pas que je ne suis pas seule. Que quelque part en ce monde, se battent peut être encore celles qui furent mes surs. Oui surs, car dans la Rose nous nétions quune. Souffrant de la même douleur, retenant nos larmes sous les coups, enfermant nos cris dans le regard des autres. Je me souviens encore des caresses brutales du cuir, des morsures de lacier, des soupirs rauques dans la nuit. Je pensais avoir oublié, je pensais avoir survécu. Mais je me trompais.
Mon Protecteur est mort. Je lai tué. Non, ne me juge pas, ma sur car toi mieux que quiconque peux comprendre. Il était le seul à qui jabandonnais mon corps et mon âme, jétais la seule à partager ses nuits. Je le haïssais de toutes mes forces et lui me méprisait de tout son être. Pourtant dans son dernier souffle, il ma offert ton nom. Candice, une Rose perdue comme moi, errant sur les chemins de ce royaume. Est-ce possible ou nest-ce que la dernière de ses attaques, lultime blessure quil me porterait ? Est-il possible que la vie tait préservée et que tu survives encore quelque part ?
Depuis ces mots, je ne sais quoi penser. Jai essayé de passer outre, tenter de me persuader que tout ceci nétait que folie, que tu ne pouvais exister, que vous étiez toutes mortes. Mais sans cesse, mon esprit vacille, me faisant miroiter ton existence pour mieux me la retirer. Je nattends rien de toi tout comme tu ne dois rien attendre de moi. Nous avons été élevées ainsi. Mais si un jour cette lettre te parvient, si un jour ton regard parcourt ses lignes et ton esprit se souvient, pense à moi. Pense quailleurs, une partie de nous, les filles de la Rose dArgent, survit et se débat pour exister.
Aethys, ta sur à tout jamais.
La Gasconne laissa son regard ambré errer sur ses lignes tandis quelles séchaient lentement. Que se passerait-il si cette Candice, existait ? Que ferait-elle si elle lui répondait ? Si ses souvenirs rejoignaient les siens ? La Rose allait-elle renaitre ? Etait-ce une aube nouvelle pour ses filles ? La nuit sécoula, laissant la jeune femme à ses pensées douloureuses et le lendemain, un coursier partait à la rencontre de cette autre.
* : Protecteur
Candice
Aube. La lumière sétendait sur les terres Mainoises en ce jour de début avril. A travers les fenêtres dune humble maison les rayons du soleil semblaient soulever la poussière saccumulant sur les meubles. Le temps était comme figé. Le silence régnait entre les murs de la demeure, seulement troublés par les pas dune jeune femme. La chevelure sombre, le regard encre et une rose au creux de son poignet gauche. Le visage froid, impassible, elle sapprocha dune des vitres et devint le témoin de larrivée dun coursier.
La chose était étrange. Personne ne se rendait ici. Les lieux avaient beau être baignés de soleil, ils nen restaient pas moins lugubres. Plus encore depuis que la mort et sa main froide étaient venues frapper à la porte. Sans parler plus quil ne le fallait, Candice prit le pli qui lui était destiné et retourna au fin fond de sa tanière.
Avide curiosité. La jeune femme parcourut les lignes rapidement avant de reposer la missive sur un bord de table. Surprise, légèrement troublée, mais en fin de compte, rassurée. Elle nétait plus totalement seule. Délicatement les fins doigts se posèrent de nouveau sur la précieuse lettre. Il ne fallait pas perdre une seconde.
Citation:A ma sur qui ranime la douleur comme lespoir,
Il est des tentations que lon ne peut décemment pas réprimer. Celle de te lire était trop forte. Mais sans commune mesure avec celle de te répondre. Jaurais pourtant pu laisser ces mots mourir sur le vélin qui les soutient. Mais le temps mest libre, long, terrible. Te savoir en vie, apprendre de ta main que je ne suis pas seule, est un soulagement, et une si cruelle malédiction. Une telle nouvelle ne fait que raviver encore un passé dont je ne peux et ne pourrais me détacher.
Mais elle me soulage, au-delà de tout ce quil métait possible despérer. Je suis également seule à présent. Deux mois, deux mois daubes et de crépuscules passés dans le silence. Il est parti. Lui aussi. Pour toujours. Mais je nai pas eu le luxe de mettre fin à sa vie. Cette dernière sen est chargée seule pour mon plus grand déplaisir. Il avait empire sur mon existence, jaurais aimé avoir empire sur sa fin. La liberté a cependant un prix et maintenant il me faut penser au futur.
Je ne sais si tu répondras favorablement à cette invitation, mais quimporte. Retrouvons nous. Là où tu le souhaites. Car quon le veuille ou non nous sommes liées par la Rose et les pensées ne sont que bien peu de choses en ce bas monde.
Ta sur,
Candice.
Les mots noircissaient la page comme les souvenirs assombrissaient son cur. Plus tard dans la journée elle irait trouver un coursier tout en prenant soin de lui remettre quelques pièces supplémentaires pour sassurer de son efficacité. _________________
Aethys
[Poitiers, dans une taverne gorgée dhommes]
Le sourire aux lèvres, le corsage savamment entrouvert, sa crinière sombre encadrant son minois charmant, la Gasconne discutait. De tout mais surtout de rien, elle profitait de cette journée passée à Poitiers pour découvrir ses habitants. Une main sur une choppe tiède, elle riait avec Arrya, se jouant des hommes et de leurs attitudes si prévisibles. Dun sourire elle les enjôlait, par quelques mots elle les emprisonnait. Si facile que cela en devenait même lassant. La blondinette à ses côtés se moquait sans retenue des proies quelle faisait, ce qui ne manquait pas de faire sourire la brune. Oui les temps étaient heureux, peut être trop tranquilles, trop loin de ce quelle était mais quimporte.
Soudain, un coursier entra dans la taverne lai harassé par une longue route. Il demanda à la voir et la Gasconne se leva pour récupérer le pli. Du Comté du Maine lui avait-il dit avant de repartir aussi sec. Le sourire de la garce se figea. Imperceptiblement ses traits se tirèrent et son regard sassombrit. Néanmoins, elle rangea la lettre dans son corsage et poursuivit sa journée.
Ce ne fut que tard dans la soirée, alors que Arrya dormait paisiblement près delle, que sa main fébrile vint ouvrir le pli. Ses ambres oscillèrent, parcourant les lignes. Dans son esprit, se battaient lanxiété, la joie, la curiosité sans quelle ne puisse les départager.
Sa sur
elle existait donc bien
Les certitudes de la belle quant à son passé seffritèrent. Elles nétaient pas toutes mortes. Cétait un fait. Un frisson étrange lui parcourut le dos, lui arrachant une grimace. Quallait-il donc se passer désormais ? Elle navait jamais réellement cru à une réponse. Elle pensait que la lettre se perdrait devant une maison vide, que jamais elle ne lui reviendrait. Et pourtant, elle la tenait désormais entre ses doigts fins, parcourant encore et encore lécriture de son autre.
« Candice
»
Un murmure rien de plus et pourtant ce nom lézarda les murs de la chambre dans laquelle elle était, la replongeant brutalement dans un monde oublié. Les dortoirs sordides aux couches luxueuses, les rideaux de velours sombres les entourant. Des cris dans la nuit. Aethys ferma les yeux, une moue de souffrance lui maculant le visage. Machinalement, ses mains glissèrent sur ses jambes effleurant les longues cicatrices qui parcouraient son corps. La Gasconne se força à rouvrir les yeux, chassant ses cauchemars en serrant les dents.
Sa sur
Les ambres se posèrent à nouveau sur le vélin alors que les mains semparaient dune plume et dun encrier.
Citation:A toi, ma sur, mon autre en ce monde,
Je ne peux coucher sur le vélin les sentiments qui me sont venus lorsque jai reçu ta lettre. Crainte, curiosité, soulagement, tout semble semmêler pour ne former quun amas compact que je ne saurais dénouer. Je dois tavouer que jaurais presque voulu que tu ne répondes pas, que nous restions seules chacune de notre côté, aveugles de notre situation. Car técrire moblige à y repenser, repenser à ces moments de souffrance, repenser à notre séparation, courageuses gamines aux bras de nos protecteurs, repenser à ces années d'errance, multipliant les services tous plus audacieux les uns que les autres.
Mais je ne peux mempêcher de te répondre malgré tout. Ta solitude me renvoie douloureusement la mienne. Les premiers temps sans mon Protecteur furent longs et difficiles. Je dois tavouer que jai même pensé mêtre fin à mon existence. Ce nest ni la force qui me manquait, ni même la peur du pêché qui ma retenu car puisque je suis déjà damnée, je ne crains plus rien. Non ce qui ma retenu en ce moment, cest cet espoir à double tranchant, lespoir davoir un jour un mot dune dentre nous.
Alors, ma sur, je ne tabandonnerai pas dans cette épreuve. Si la vie nous a lié à nouveau, nous ne pouvons nous y opposer. Rencontrons-nous. Jaurais voulu que cela se passe en Gascogne mais je ne peux plus y remettre les pieds depuis la mort de mon Protecteur. Ces terres suintent sa mort et si jy retournais, je my perdrais. Alors quimporte, nous nous croiserons dans une ville sans saveur pour nous qui nappartenons plus à nulle part.
Bientôt je serai en Anjou. Je ty attendrai.
Ta sur,
Aethys.
La Gasconne sabla le vélin afin quelle neut pas le courage de changer les mots quelle venait de coucher. Son destin était fixé. Leur destin. Et à nouveau, un coursier disparut sur les routes.
Candice
[Mayenne, entre les souvenirs]
Les nouvelles allaient vites. Peu de temps après avoir été envoyée, la missive de Candice trouvait réponse. Lire ces lignes était toujours une surprise pour la jeune femme qui ne savait dire si elle trouvait cela agréable ou déplaisant. La chose était néanmoins dérangeante, remuant dans les tréfonds de son âme une période sombre dont elle navait jamais pu se faire de véritable avis. La vie avait été rude, complexe, violente mais Candice sen était toujours accommodée, au point de vivre dans le vide le plus complet depuis la mort de son Protecteur.
Citation:A celle qui ne peut que trop me comprendre,
Je mentirai en disant que la fin de mon Protecteur ma touchée. Sa mort na fait queffleurer mon esprit tant elle était inévitable. Au début de lhiver il fut pris de violentes crises de toux, comme beaucoup en attrapent en cette période. Il nétait pas foncièrement âgé, cependant le mal qui lavait investi était virulent et les semaines suivantes nont pas vu son état saméliorer. Bien au contraire. Esclave que jétais, je ne pouvais que constater lavancement de la maladie, lapaiser du mieux quon me lordonnait, du mieux que je le pouvais. A la fin du mois de janvier la mort avait terminé son uvre, me laissant, comme je lai évoqué précédemment, dans la solitude la plus complète.
Je nai pas pleuré. Les larmes ne coulent plus de mes yeux depuis bien longtemps. Peut-être ont-elles déjà trop mouillées mes joues durant mon enfance. Toujours est-il que son corps repose à présent non loin doù jécris à présent. Ce nest pas la tristesse que je ressens. Juste le vide. Le vide laissé par un être que lon a fait devenir mon complément, mon maître. Sa mort ma libérée des chaines, des privations, des abus, des ordres que je subissais. Mais cela était mes rituels, ma vie. Je ne pourrais jamais men défaire à limage de cette rose qui orne mon poignet dans le but de me rappeler à chaque instant ce pourquoi jai été formée. Un esclave est libre lorsquil perd son maître, un soldat reste un soldat car il ne peut vivre autrement.
Je te retrouverai en Anjou. Sous peu. Aussi rapidement que possible.
Ta sur,
Candice.
Evoquer la disparition de son Protecteur ne la faisait guère ciller. Son quotidien était devenu sa norme et quand bien même la morale sopposait à ses actes, elle passait outre les avis réprobateurs. Les nuits passées avec lui contre sa volonté ou juste pour tuer lennui, les nombreux coups subis par ses mains, les cris qui déchiraient ses oreilles, terreurs quotidiennes devenues lusage avec le temps, terreurs quotidiennes qui lavaient fait grandir et endurer le pire au point de devenir une copie conforme de son bourreau, froide, cynique, flirtant avec les limites de la perversion quand son esprit se faisait obscur. Son passé nétait que douleur, mais cette douleur était sienne, elle incarnait Candice elle-même. Lexistence dune de ses surs pouvait apaiser ses plus violentes pulsions, comme les éveiller en se faisant le fantôme du défunt Protecteur.
La jeune femme était évidemment perdue mais ne lexprimait quà demi-mots. Savouer vaincue, faible, était pour elle une honte. Et en repensant à sa première missive Candice regrettait davoir répondu en laissant tant apparaitre les fêlures qui craquelaient la surface de son esprit. La brune ne pouvait pas supprimer la douleur comme elle ne pouvait pas se perdre dans un plein soulagement.
Lélève avait remplacé le maître. _________________
Aethys
[Saumur, dans une chambre dauberge]
Les ambres grands ouverts, la Gasconne fixait le plafond. Près delle, un jeune homme dormait à point fermé, ronflant allègrement. Elle plissa imperceptiblement le nez. Les puceaux finissaient toujours par sendormir du sommeil du juste, une fois leur innocence perdue. Ses lèvres charnues se pincèrent en un rictus amusé. Tous les mêmes
Il fallait néanmoins avouer que celui-là, elle lavait dévoré avec un appétit inhabituel, brûlant et impérieux, une pulsion presque brutale. Elle se demandait même encore ce qui avait pu engendrer cela. Il nétait pas particulièrement beau, encore moins dégourdi. Non cela venait delle, de ce tourbillon démotions qui lui transperçait lâme. Peut être était-ce dû à la perte de son amie qui était repartie pour le Poitou ? Ou encore sa rencontre si alléchante avec la sublime Eliane ? Ou peut être son inquiétude grandissante pour sa sur ?
Dun geste fluide et silencieux, elle se leva et attrapa un manteau qui trainait sur le dossier dune chaise. Elle lenfila, attrapa sa pipe, la bourra et lalluma dune braise encore rougeoyante qui scintillait dans lâtre. Avec délice et sans la moindre retenue, ses lèvres pincèrent le fin tuyau décume de mer et aspirèrent lentement. Une première bouffée âcre et acérée lui envahit la gorge. Dun pas languide, elle vint sinstaller à une petite table près de lunique fenêtre. Ses doigts farfouillèrent sa besace pour y sortir une plume, un encrier et un parchemin. Il était étonnant de voir la si fière garce sinquiéter ainsi, un pli soucieux barrant son front gracile. Jamais, elle navait été autant marquée par une absence
presque jamais
Limage de lAmiral simprima au plus profond delle. Oui, il avait été le seul pour qui elle avait souffert, pour qui elle souffrait encore parfois
Son sourire sétendit, faisant glisser sa pipe au coin de ses lèvres. Et dans le silence, un grattement régulier séleva.
Citation:A toi, mon Autre,
Je ne saurais juger ta dernière lettre ma sur car les sentiments que tu éprouves ont été les miens, il y a peu encore. Le vide, ne plus savoir où aller, ne plus savoir à qui obéir, ni que faire. Les chaines tombent mais le corps reste prostré, lesprit se ternit. Il va désormais falloir trouver ta voie, avancer la tête haute dans ce monde qui reste encore notre terrain de jeux favori. Tu le sais, je ne te protègerai pas. Tu tomberas, tu erreras. Tu aimeras peut être, tu haïras certainement, tu blesseras et tu seras blessée. Tu vivras. Mais si un jour, je lis tes mots, si un jour jentends ta voix, je serais près de toi à linstant. Tu restes la seule à qui je donnerais ma vie sans lombre dune hésitation. La Rose nous a élevées comme cela et je resterai à tout jamais une fille de la Rose.
Je suis désormais à Saumur. La ville est agréable et plutôt animée. Je dois tavouer que cela me change du Poitou où jai cru mourir dennui. Pourtant, les jours passent et ton absence se fait de plus en plus sentir. Ou es tu mon Autre ? Te serait-il arrivé quelque chose en route ? Aurais-tu été retardée par une affaire quelconque ? Je ne saurais te lexpliquer mais depuis que ton existence ma été confirmée, toutes mes pensées tappartiennent. Cest idiot mais que veux-tu ? Peut être suis-je devenue plus humaine que ce que je ne devrais.
Reviens-moi vite,
Ta soeur.
La Gasconne recracha un odorant nuage de fumée alors que sur sa couche, les ronflements poursuivaient leur concerto. Dès que le soleil serait levé, elle irait chercher un coursier. En attendant, les ambres se perdirent au travers de la fenêtre, parcourant les chemins dune illusion éthérée._________________