Anaon
- Étranges jours à Petit Bolchen. Le temps s'est suspendu entre les murs de pierres, dans les couloirs pavés de non-dit et de mise en sourdine. Atmosphère de cristal, à peine perturbée par des pas de loup et des mots de velours. Petit Bolchen enrobe ses paroles dans du miel et détourne le regard de ses exactions. Les langues se font des plus subtiles. On ne parle plus d'absence, on ne parle plus de viol, on tait les rancurs. On joue les aveugles et les sourds. Personnes n'est dupes pourtant. On s'efforce de faire comme s'il n'y avait pas de squelette dans les placards. La demeure a retrouvé un semblant de sérénité. Sérénité troublée mêlée d'une gène certaine. Gène qui se traduit dans des sourires timides qui en disent longs. Étranges heures à Petit Bolchen.
Le jour frémissait à peine des premiers frissons de l'aube quand la mercenaire a quitté la chambre de Nyam. Voilà plusieurs heures déjà qu'elle dormait paisiblement sous l'il maternel de l'Anaon. Elle en a alors profité pour s'éclipser un moment allant quérir quelques domestiques pour se faire préparer un bain. La tête noyée dans le bac d'eau, assourdie par le silence qui ne l'est pas tant, la balafrée se livre enfin à quelques mises au point.
Cela fait quelque jours maintenant que la lettre d'Iris l'a menée à Petit Bolchen, la mettant face à l'infâme qui s'est joué durant son absence et lui imposant malgré elle des retrouvailles troublantes avec celui qu'elle avait abandonné. Les jours suivants, elle les a essentiellement passé au chevet de la Frêle, corps et âme pleinement dévoués dans cette tâche qu'elle prenait des plus à cur, gardant pour seul horizon ce visage qu'elle couvrait d'une tendresse non feinte. D'une attention sans faille, la mercenaire précédait la moindre de ses demandes, de ses attentes. Dévouée, ce n'est pourtant pas la seule qui bénéficiait de son attention. Le Saint-Bernard de Bolchen s'était quelque peu rapproché d'Iris, la Soumise qu'elle ignorait avant cet événement, de son indifférence presque dédaigneuse. Animées de cette même affection pour la gamine, les deux femmes s'étaient indéniablement entendues. Ne restait que Judas.
Judas... Soupir dans l'eau qui se répercute en bulle bruyantes. Livrée à ses seules pensées, l'Anaon ne peut plus se voiler la face. Depuis son arrivée des plus inattendues en Bourgogne, la mercenaire se faisait discrète. Désireuse d'être présente, mais inquiète d'agir comme elle ne le devrait pas. La rebelle s'était couchée, écrasée même au pied du sybarite comme elle ne l'avait jamais fait. La main d'ordinaire sévère se faisait des plus douce au contact du Von Frayner. Perdue, ne sachant pas quelle conduite tenir, elle se montrait tendre, livrée, presque timide. Chacun de ses gestes, de ses sourires suintaient le "Pardonne-moi".
Leurs retrouvailles l'ont profondément perturbée et les convictions les plus ancrées dans son être se sont ébranlées. Écroulées. Ces remparts protecteurs, forgés d'indifférence feinte et de fierté sont tombés. L'Anaon a le cur à nu. Jamais elle n'aurait imaginé que son absence puisse mettre Judas dans un tel état. Elle l'avait imaginé vexé, rancunier, mais blessé à ce point, non. Anaon et Judas, c'était l'histoire d'un jeu étrange. A croire que la seule règle était celle de se repousser pour mieux se retrouver. Le cur pour mise. A celui fera le plus mal? Aujourd'hui pourtant, on est bien loin des étreintes combatives, de ces jours où ils faisaient l'amour comme d'autre ferait la guerre. On est bien loin des étreintes tout court. Sans doute n'a-t-on jamais vu le couple aussi chaste que depuis ces quelques jours qui les as réunis. Le jeu est mort? Oui,certainement. Anaon prend conscience que c'est elle qui a tué ce jeu, le jour de sa fausse couche, malgré elle. C'est elle qui a saigné Judas la première, malgré elle. Puisqu'il n'y a plus de jeu, que reste-t-il entre eux? Elle est où leurs arrogance exacerbée, celle là même qui leurs suffisait pour se voiler la face l'un et l'autre, l'un à l'autre? Elle n'est plus. Judas a craqué le premier sous l'émotion il y a quelque jours, en cédant, il l'a fait ployer aussi. L'un a chuté, l'autre a suivit. Que reste-t-il alors entre eux? L'inavouable peut être. L'inavouable qui palpite dans sa poitrine...
Les poumons quémandent leur air, la tête s'extrait de l'onde limpide et c'est tout le corps qui suit le mouvement. Elle se sèche calmement avant de se vêtir à la garçonne. Fidèle à elle même l'Anaon. Un regard nonchalant se perd dans les rayons naissants qui filtrent au travers d'une minuscule fenêtre. Vision tout simplement apaisante. Les doigts se jouent dans ses cheveux qui sont séché sommairement puis la mercenaire vient rapidement trouver la fraicheur des corridors. Le pas se fait de velours puis s'arrête devant une porte bien particulière. La dextre s'aventure sur le bois avant de la pousser silencieusement.
Une chambre se révèle à sa vue. Ténèbres perturbés par quelques faisceaux lumineux qui s'immiscent entre les lourds rideaux. Lentement la balafrée s'approche du lit et tout aussi silencieusement elle vient s'étendre sur la couche. Les azurites embrassent alors du regard le visage qui se révèle dans la pénombre qui séclaircit. L'oreille se tend. L'esprit s'apaise, bercé par la cadence lente du souffle tout près d'elle. Y'a des plaisirs tout con dans la vie parfois. Deux doigts viennent pincer une mèche de filins sombres qu'elle fait rouler entre ses doigts. Douce attente.
Il n'y a plus de jeu. Pourtant, je suis là Judas. Alors, dis-moi, que reste-t-il?
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Images originales: Victoria Francès, concept art Diablo III - Montage LJD ANAON----[Clik]