[Dehors, dans la bruine]Le Bigle, c'était un poète, comme on les appelle dans l'Argot, un artiste. Il avait la cambriole aux pattes, et la chanson aux lippes, la larmichette à son il bigle. C'était un gars pas marrant, pas heureux, la lèvre amère et le reste aussi.
Moi j'aime bien chanter la racaille,
La mauvaise herbe des bas-quartiers,
Les mauvais garçons, la canaille,
Ceux qu'ont grandi sur le pavé.
J'ai bien du mal à les chanter
Tell'ment qu'elles sont tristes mes histoires,
Mais celle que j'vais vous raconter,
Elle fait même pleurer les canards.La bruine c'était son monde, ce petit monde médiocre dans laquelle il vivotait sans espoir ni attentes, comme ça, en attendant la fin. Né sur l'pavé, mort sur l'pavé, on disait ; et lui il s'était fait une raison.
Ecoutez-la, ma saga sans joie,
C'est la saga d'un p'tit gars,
Écoutez-la, ma saga sans joie,
La saga d'un p'tit gars qu'est plus sans foi ni loi...[Dehors, dans la bruine]La Carpe c'était un type mauvais. L'air d'un arracheur de dents, mais il préférait les bourses. On l'appelait l'Anguille, comme j'disais, parce qu'on ne l'attrapait jamais et c'était autant par veulerie que par ruse. « Plutôt mourir riche demain que pauvre aujourd'hui, qu'il disait, et au boulanger l'honneur. »
Sa mère l'avait eu un beau soir,
Alors qu'elle s'y attendait pas,
Et il est né, ce bâtard,
Dans un salon riche et froid.
Il n'a pas su l'nom d'son daron,
Puisque sa vieille pour son malheur,
Etait mariée à un baron
Un phénomène sans foi ni cur.Il s'installa au comptoir, entendant par la fenêtre mal jointe la mélancolie du Bigle. Il savait déjà de qui l'autre allait chanter, de ce petit héros des petites rues. Chez les médiocres on ne peut avoir que des héros médiocres, pensait-il, mais ce n'était pas l'avis de tous. La Carpe n'avait jamais rencontré le Sans-couronne, et il s'en contrefichait bien. Un jour celui-là finirait au gibet, comme les autres, et la Carpe serait là pour faire les poches des spectateurs.
Ecoutez-la, ma saga sans joie,
C'est la saga d'un p'tit gars,
Écoutez-la, ma saga sans joie,
La saga d'un p'tit gars d'un père sans foi ni loi...[Dans l'arrière-salle]Quatre-Pognes n'était ni poète, ni mauvais, c'était un copain, un poto, un salaud. C'était lui la racaille, la mauvaise herbe des bas-quartiers. C'était un mauvais garçon, une canaille, il avait grandi sur le pavé.
Et devant lui il y avait cette jolie fille, cette fille fichtre plus dangereux que les sacrés du matin, car si les dires étaient vrais elle avait des copains plus salauds que lui encore. Alors il écoutait avec politesse, ce qui n'était pas trop son truc. Il écoutait, il entendait, parce qu'il avait les esgourdes bien fichues et du sens commun plein la caboche.
Il entendait... « déjà propriétaire, on ne vent pas. L'étage est libre. Ton Gartemans s'y installe. Il paie, il n'égratigne point trop la réputation d'la maison. »
Il rit avec elle, plus bas, plus profond. Quatre-Pognes il a pas une gueule d'amour, mais il a le goût de l'amusement, même quand il se sent comme au milieu d'un nid de vipère. Enfin, fallait s'y attendre, pensa-t-il. Une affaire de Touche-au-rif, emmenée par la sorcière, ça ne pouvait que finir comme ça.
L'autre continue... « Pourvu que l'animal soit bon locataire, j'ai rien à r'dire. » Et là, le type, eh ben il sourit franchement.
[Dehors, dans la bruine qui s'épaissit et qui ressemble franchement à un début de brouillard]Le Sans-couronne, c'était son héros, au Bigle, et il disait « Y'a pas de meilleur héros que les héros vivant. » Il savait pourtant que ses temps d'héroïsme étaient derrière lui, et que le Sans-couronne était maintenant un salaud comme lui, un mec de l'Argot, un tire-laine et un es. Pas comme lui, peut-être un peu meilleur... mais un héros, ça plus.
Et ça, le Bigle, ben ça lui fichait le cafard.
On l'a chassé à coups de grolles,
Quand on a su sa vérité,
Il s'est mis dans la cambriole,
Avec ses copains nés du pavé.
Il a voyouté quelques temps
Jusque c'qu'en admirateur,
Il r'joigne le Livide et son clan,
Et toute la bande avait du cur.
Ecoutez-la, ma saga sans joie,
C'est la saga d'un p'tit gars,
Écoutez-la, ma saga sans joie,
La saga d'un p'tit gars qu'était plein d'foi et d'joie...[Au comptoir, où il fait frais]La Carpe se souvenait du règne du Sans-couronne. Ah, ça n'avait pas duré longtemps ! La Carpe ne croyait pas au héros, non, pas plus qu'il ne croyait aux dragons ou au bon Dieu. « Dans la vie y'a qu'des chênes, disait-il quand il lui arrivait d'ouvrir la gueule, des malins et des andouilles. Desquels que t'es ? » Reste à dire qu'il était des premiers.
Il commençait à s'faire un nom,
Il prit la tête d'la confrérie,
Jusqu'à c'qu'enfin son ascension,
Le fasse roy des taudis.
Il butta son premier larron
Alors qu'il avait pas vingt ans,
Le crime n'tait pas sa vocation,
L'arnaque d'vait d'v'nir son tempérament. La Carpe se souvenait comme le Rey avait disparu, comme ça, du jour au lendemain. Et puis ça avait continué sans lui... au Louvre où à Montorgueil, les rois c'est de l'artifice, pensait la Carpe. Il regardait le Tulasne, qu'était plus jeune, mais pas tant... il devait avoir l'âge du Sans-couronne, à un doigt près. Peut-être, comme le Bigle, considérait-il celui-là comme son héros... mais il était plus que probable qu'il l'ait oublié, peut-être même qu'il ne l'avait jamais connu.
Et tout ça c'était pour le mieux, Touche-au-rif lui-même en convenait, sauf sa fierté.
Ecoutez-la, ma saga sans joie,
C'est la saga d'un p'tit roy,
Écoutez-la, ma saga sans joie,
La saga d'un p'tit roy dont la foi faisait loi...[Avec la Fanchon, fait bon]
Allez, j'espérais mieux, mais je m'attendais pas à autre chose.Oui, pensait Quatre-Pognes, le Sans-couronne serait bon locataire. Il paierait son loyer et ne ferait pas d'histoire... tant que les sacrés ne viendraient pas par ici. Bien sûr, Gartemans grognerait. Il dirait qu'il voulait le fond de commerce, et la clientèle, et qu'il voulait être chez lui. C'était son sang d'aristo, ça. On lui a refusé un château, alors il lui faut sa turne, et son hôtel, fut-il pourave et branlant. Quatre-Pognes eut un sourire amer.
C'est entendu, Fanchon. Tu peux lui mettre la turne de côté, il sera là avant la fin du mois pour y pioncer et payer le loyer. Aux curieux, tu diras que ton locataire s'appelle Gartemans, et qu'il est un apprenti débardeur à Bercy... et tu ne t'étonneras pas de ce qu'il débarde.
On est d'accord ?[Sur le pavé, dedans le brouillard]Il avait froid, il avait faim. Il pensait aux pièces fraîchement pêchées dans ses hardes, et à l'auberge relativement chaude dans son dos, où il y avait du pain et du vin et la Fanchon. Et pour oublier il chantait.
Pour oublier la Fanchon, surtout.
De la Cour il était Roy,
Et l'était adoré d'la foule,
Mais son crime d'autrefois
Finit par lui faire perd' la boule.
Y rêvait qu'y avait du sang,
Sur ses mains d'enfant roy,
Alors un jour l'a fichu l'camp,
Il est r'venu, mais n'est plus roy.
Ecoutez-la, ma saga sans joie,
C'est la saga d'un faux roy,
Écoutez-la, ma saga sans joie,
La saga d'un faux roy qu'est plus sans foi ni loi...