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L'Hôtel Castelmaure, établi non loin de l'Hôtel de Royaumont et de l'Hôtel d'Albret, est situé à un endroit où le terrain s'abaisse par une pente telle que ni chevaux ni carrosses ne s'y aventurent avec aisance. Cette condition est favorable à un silence tout relatif, entre les rues serrées menant aux Halles ou bien à l'Hôtel de Bourgogne, le premier de ces deux monuments projetant des tons clairs sur la façade Est du lieu. Là, les pavés sont secs, les ruisseaux n'ont ni boue ni eau, l'herbe croit le long des murs, et le passage d'un char, d'un coche, sont des évènements, et nul ne peut douter à leur approche, l'on cherche à entrevoir le Sieur de l'endroit.
Le parisien habitué ne voit là qu'un ersatz de prison, une vieillesse qui meurt, un ennui désolant. Si les quartiers alentours sont connus et fréquentés, si le long des remparts, l'on court de l'Hôtel d'Orléans à celui de Bourgogne, puis au Louvre, l'Hôtel Castelmaure lui est un cadre de bronze, que le soleil évite, et que le lierre a déjà camouflé à sa vue.
La façade donne sur une cour ombragée, où règnent le chiendent, les pissenlits, et le lierre rose, encore, et qui ne laissent qu'à peine entrevoir une allée par laquelle on entre. On pénètre dans cette allée par une porte bâtarde et cochère, surmontée d'un écriteau sur lequel est écrit: "Hôtel Castelmaure", et plus bas, "Propriété de leurs Seigneuries Charles de Castelmaure, & de Lhise de Tapiolie."
Dans cette cour dévastée, une fontaine représentant Amour se noie dans ses propres eaux, vertes et vaseuses, et le soir venu, nul ne se demande d'où s'échappent les chants des amphibiens. Cette maison, autrefois luxueuse et vive, attire les yeux des passants les moins initiés, et offre à Paris un pittoresque rare.
Chacun des murs de la cour est tapissé d'espaliers, de glycines et de vignes, dont les fruits, violacés, savourent une vie pleine, sans crainte d'être cueillis.
Le long de chaque mur passe un étroit chemin qui mène à un couvert de feuillus, et entre les deux allées latérales est un carré de navets flanqué d'arbres fruitiers, et bordé d'oseille, de laitue ou de persil.
La façade, élevée de trois étages et surmontée de tourelles et de mansardes, est faite de ces pierres qui ornent tout Paris, et qui font l'admiration des nouveaux venus, quand ils dégoûtent les parisiens.
Derrière le bâtiment est une cour large où gît encore un vieux carrosse, et où une large place en attend un second, et au fond de laquelle, près d'un imposant portail, s'élève un hangar où le bois est vieux de décennies.
Cette cour a sur la rue une porte étroite par où la cuisinière - pour peu qu'il y en eut une - chasse les ordures de la maison en nettoyant cette sentine à grand renfort d'eau, sous peine de pestilence.
Destiné à la vie nobiliaire, mais citadine, le rez-de-chaussée se compose d'une première pièce éclairée par les deux croisées de la rue, et où l'on entre par une porte-fenêtre. Ce salon communique à une salle à manger qui est séparée de la cuisine par la cage d'un escalier dont les marches sont en pierre. Rien n'est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde à dessus de bois de chêne massif. La tapisserie d'entre les croisées offre aux résidents le tableau du festin donné à Thyeste par Atrée. Sordide.
La cheminée en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu'il ne s'y est pas fait de feu depuis longtemps, est ornée de deux vases pleins de fleurs fanées, vieillies et sèches. Au sol, quelques pétales gisent.
Ce salon sent le renfermé, le moisi, le rance; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l'office, l'hospice.
Malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir.
Ladite salle à manger est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique. Dans un angle est placée une boite à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cet écrit - en admettant qu'il en eut un - et que les gens pressés ne pardonneraient pas.
Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.
Plus haut, suivant les colimaçons et les couloirs mornes, en suite des parquets grinçants et des pavés glacés : chambres, cabinets, études, antichambres et salons sont d'un délabrement semblable à tout le reste. La poussière offre aux lits leurs couvertures, aux bureaux leurs parchemins, aux sols leurs tapis.
Les insectes morts sont légions, et nul personnel ne fut vu ici depuis des lustres.
C'est dans cet Enfer que pénètre le Prince de Castelmaure, lorsqu'il se rend à Paris, comme un enfant de Fronde. C'est dans ce Tartare que vit l'Infant de France, lorsqu'il ne peut plus trouver sa chambre du Louvre.
Mais cette fois, revenu sans raisons, avec une suite confortable, Charlemagne, fils de Béatrice de France, fera renaître en ces lieux délaissés le lustre d'un rang qui est le sien.
Librement inspiré, adapté et revu, d'après Le Père Goriot, de Balzac. (1835)
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