Le bout des doigts d'une main rugueuse tentèrent de saisir une épaule offerte. La personne à qui appartenait cette épaule souriait, et tentait d'imaginer quel était le visage de son assaillant à cet instant. Sa principale idée était une bouche tordue par une grimace de rage, un masque de colère qui empiétait sur tous les sentiments du soldat. Et probablement avait-il raison. Son agresseur s'était armé sans même s'en cacher. Il n'avait pas saisi de lame, non, quelque chose de plus court. Le bruit avait été plus grave, et bref. Un marteau tiré du ceinturon ? Parfaitement possible. Une autre raison pour Garrus de l'empêcher d'agir. Ce dernier possédait déjà un plan d'action, dans lequel il se devait d'être rapide et efficace, bien qu'il dût se fier à son instinct seul, pas à sa vision. Relativement dangereux, certes, mais quelle meilleure idée que de s'exposer à son ennemi pour le faire tomber dans un traquenard mortel ? L'encapuchonné souriait, car il savait qu'il menait la danse. Il n'osait pas se l'avouer, mais le seul contact entre le soldat et lui fut une erreur. Il aurait déjà dû se retourner, mais il l'avait laissé approcher davantage.
Il se retourna d'une vitesse fulgurante. Son geste était flou et caché par le flottement de ses vêtements, mais en l'espace d'une demi seconde, il s'était retrouvé face à son adversaire. Plus encore, il avait brandi son coude au dernier moment, lequel se dirigea vers la tempe gauche du bougre. Le fait que Garrus eut trop attendu le sauva de la fracture, car il n'encaissa pas le point culminant de l'os. De quoi le destabiliser, mais pas l'endommager réellement. Ce n'était pas le but. Il ne continua pas au poings, alors que pourtant il était maître au combat à mains nues. Ses mouvements fluides lui permettaient une liberté de mouvement dont les brutes n'en possédaient pas le quart. C'est alors qu'il se souvint, au moment où il porta sa main au manche de son épée dissimulée sous sa cape, des combats clandestins. Dans l'un des groupes où il avait oeuvré, des duels étaient organisés dans des sous-sols abandonnés bien que vastes. Généralement, ces combats se présentaient sous forme de compétition en un contre un, mais il arrivait parfois que des duels soient " à handicap ". Plusieurs contre un. Et une soirée, l'unique combattant fut Garrus.
A l'heure du crime, le jeune homme - alors en pleine possession de sa vue, donc de ses deux yeux couleur océan - avait déjà encaissé nombre de coups. Son torse nu était maculé de sueur et de sang, qui ne lui appartenait pas toujours, et son visage était... déformé n'est pas le mot exact, mais l'idée s'en rapproche. Son nez était tordu à cause d'un crochet mal encaissé, sa pommette gauche était fendue, et une arcade sourcillière également, et c'était sans compter sur ses côtes cassées ou fêlées. Et pourtant il tenait. En piteux état, mais il tenait. Il devait ensuite combattre trois adversaires, dont deux étaient plus petits que lui et ne représentaient guère de menace directe. Seulement, le troisième était une montagne, et contrairement à ses congénères, il se mouvait avec grâce et rapidité. Un ennemi de taille pour un Garrus en forme. Les deux premiers lui foncèrent dessus. Le duelliste passa sous le coup du premier et à côté du second. Il faucha ledit second et se retourna pour un coup de coude retourné à l'autre. Le bandit au sol se redressa, et fut accueilli par une salve de coups au visages qui le clouèrent bien vite au sol. Au fond du cercle de sable, la montagne attendait. Noir de barbe ( et de nuit hirsute menaçant *) et musclé comme un titan, il patientait. Il jaugeait le jeune homme du regard. Autour de ce dernier, le temps se suspendit. Les cris de ses camarades cessèrent de retentir alors qu'ils étaient toujours bien présents, encourageant les deux hommes à se jeter l'un sur l'autre. Le son revint dans ses oreilles quand il dut éviter la charge de l'ours. Se jeter au sol de cette manière avait ravivé la douleur dans ses côtes. Il se redressa difficilement, et fut soulevé du sol par deux mains puissantes, fixées sur des épaules saillantes. La chute qui l'attendit lui coupa le souffle pour un temps. Il eut la nausée, toussa un peu de sang et se releva, chancelant. La brute souriait. Garrus, le gagnant, l'illustre, le grand, l'invicible, allait être vaincu. Ensuite, le combat fut plus technique. Cependant Garrus se battait contre un mur. De pierre. Au terme d'une poignée de minutes - les plus longues de la vie du garçon - qui lui coûtèrent deux côtes supplémentaires et diverses déchirures musculaires, il parvint à réagir intelligemment. Les jambes de la montagne étaient grandes. Il visa les genoux. Sur le côté, il réussit à frapper le genou d'une puissance qu'il ne se connaissait pas. L'adversaire s'effondra au sol, puis tenta de se relever, en vain. Garrus lui sauta dessus et lui asséna maints violents coups au visage. Il ne regardait pas ce qu'il frappait, mais il s'y adonnait avec force. Il fut projeté au sol une nouvelle fois, mais son ennemi rampait toujours. Il se redressait enfin, mais le brun n'en avait pas terminé. Dans un élan de folie, il lui brisa l'autre jambe. Il retourna au sol et frappa plus fort que jamais. La douleur lui importait peu. Ses pupilles étaient dilatées, et ce qui se déroulait en ce bas lieu n'était vraiment pas sain. Le silence se fit peu à peu, ne laissant que la douce mélopée du poing fermé sur la mâchoire, la tempe ou le nez de la montagne. Les autres comprirent rapidement. Ils furent séparés, ou du moins l'orléanais fut traîné le plus loin possible de l'arène. Cette nuit là, le jeune homme s'était demandé s'il n'était pas fou. Il avait été pris de frénésie, et la montagne aurait bien pu mourir. Pendant plus d'une semaine il avait souffert de multiples contusions, blessures ou fractures, et les regards lourds de reproches de soignaient pas.
Il n'allait pas prendre le risque de tuer le pauvre soldat. À l'épée, il savait se contrôler. Il tira donc sur le manche, et fit glisser la lame de son fourreau. Argentée. Pure. Neutre. Assoifée. Il porta un coup de taille, suffisamment ample. La nuée ardente qui servit de contre-attaque passa juste au-dessus du nez du borgne. Celui-ci recula d'un pas et envoya une jambe dans les côtes de son adversaire. Rien de quoi s'affoler. Sa lame était dans sa main droite. Le soldat couvrait bien son côté droit. Mais sa garde était imparfaite. Une feinte à droite, et il enchaîna en pivotant sur lui même. Le sang coula. Le flanc gauche. Quand la première goutte de sang toucha le sol, un son grave se fit entendre. Le combat s'était déroulé à une vitesse incroyable, et dans le silence le plus complet. Pas même un claquement de botte sur le sol glacé. Le brun laissa couler son regard vers la source de ce bruit. Il allait avoir des ennuis.
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* Louis Aragon, strophes pour se souvenir
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Rien n'est vrai... Tout est permis...
N'est-ce pas ?