A la nuit tombée, à l'heure où les honnêtes travailleurs dorment, au chaud dans leur maison pour les plus chanceux, dans le froid mais avec l'assurance d'une maison bien ventilée pour les autres Ardath arriva devant l'église. Celle-ci paraissait neuve, au contraire de la jeune demoiselle qui était usée par la route parcourue depuis Chalon.
Comme à son habitude elle poussa la porte de l'église quand elle fut sure que personne ne s'y trouvait, elle avait toujours eu du mal à parler avec le Très-Haut par l'esprit et ne tenait pas à ce que tout le monde l'entende ses histoires. Elle n'avait pas grand chose à cacher, juste une figure figée à entretenir. Peut-être qu'elle ne tenait pas à ce qu'on puisse l'aider.
Elle remontait la nef la tête courbée, elle avait détaché ses cheveux, comme à chaque fois, redevenait l'enfant qu'elle avait été. Aristote savait la faire taire lui, quoi qu'en pensent les mauvaises langues qui la disaient indisciplinée. Elle avait du respect pour lui, elle reconnaissait son autorité, elle se plaçait volontiers et publiquement sous son égide. Les gens étaient trop ancrés dans leurs préjugés pour reconnaître qu'une vagabonde puisse avoir la foi, pour comprendre qu'une fleur d'échafaud puisse être effrayée par les messes dominicales. Le Très Haut était son maître depuis longtemps, la liberté était dans l'engagement. Les compagnies franches l'avaient compris. Même si elle ne lui demandait pas vraiment d'aide, Ardath aimait croire qu'Il la surveillait de loin. Le berger et la brebis.
Elle tourna quand elle aperçut la statue d'un saint qui paraissait écouter les fidèles et, selon une coutume qui lui était déjà propre s'assit à ses pieds, les mollets repliés de chaque côté de ses cuisses.
J'ai menti Aristote, j'ai menti. Tu vois, je suis revenue.
J'avais encore des choses à te dire, des choses à te pardonner, des choses à t'avouer. Et puis, cela fait bien longtemps que je n'ai parlé à personne.
Ardath fit une pause, comme hésitant à se lancer dans un de ses monologues intérieurs à haute voix qui faisaient intervenir les différents aspects de sa personnalité qu'elle laissait alors débattre en paix. Elle trancha, ce soir, tout le monde aurait voix au chapitre.
Bien sur je voyage avec Aurel et Karine. D'ailleurs pendant que nous y sommes je glisse que tu m'as donné puis repris Karine, mais ça ne compte pas vraiment, je suis d'accord avec toi Aristote, c'est la loi des routes. On suit chacun notre propre vent. Je ne rajoute donc pas Karine à tout ce que tu me dois. Je voyage avec Karine et Aurel, oui. Mais, tu sais, on peut discuter sans parler.
Elle renifla sèchement, d'un air hautain, se moquant d'elle même. Elle rit aussi, un seul hoquet, méprisant. Qu'était elle devenue?
Nous ne parlons pas vraiment Aristote. Nous jouons, et j'y reviendrai par la suite. Parfois nous discutons, de nos rêves, de ce que nous trouvons beau. J'ai besoin de ton avis, c'est à propos de notre dernière conversation. Tu trouves que les mots "Graben" et "Horst" sont laids toi? Non, moi je crois qu'ils sont comme "âcres" et "abrasif", ils râpent la langue, ils restent dessus, ils laissent un petit goût amer peut-être. Mais c'est le propre aux belles choses, laisser un goût amer quand elles s'en vont.
Je voudrais revenir sur ce que je t'ai dit à Bourganeuf. Peut-être que j'aurai un enfant un jour finalement. Je ne peux pas t'en vouloir, même si tu me le retires. J'ai dit beaucoup de bêtises. La douleur m'avait fait oublier que plus important que la destination c'était le chemin qui comptait. Tu m'as repris Kerowynn oui, mais tu ne m'as pas repris son enseignement, ce qu'elle m'a apporté, la preuve Aurel voyage encore avec moi, Aara a répondu à ma lettre. J'aurai peut être un enfant, je l'appellerai Trajan si c'est un garçon, parce que c'est magnifique comme nom. Un prénom de Saint, ne t'en déplaise statue.
La vagabonde se tortilla un peu et reprit sa place, elle n'avait pas prévu d'avoir autant de choses à raconter à l'Unique mais la perspective de ne pas pouvoir être entendue lui déliait la langue. Elle était comme tout le monde au final, chaque fardeau, chaque croix devait être portée puis déposée. Elle reprit.
Nous jouons Aristote. Tu te rappelles quand je t'avais dis que je ne me marierai à rien de moins qu'un Duc? J'étais en colère mais ces paroles étaient sages. Pendant bien des années elles m'ont permis de me tenir à l'écart de tout ce qui aurait pu ressembler à des maux de coeur. Je ne dis pas que je ne me suis jamais allongée, je te l'ai déjà dit tout ça. Mais j'avais toujours une bonne raison, un service, la crainte d'être battue, un toit pour la nuit, quelques écus pour manger.
Je n'ai pas tenu mes engagements envers toi, envers moi. Je sais bien que je ne devrais pas, je sais que les bras marmoréens de tes statues ne me seront d'aucun secours quand je reviendrai pleurer en leur sein son départ. Il partira Aristote, il partira, je le sais bien, je me sermonne pour toi. Rien de moins qu'un Duc avions nous convenu, ça n'aurait pas été un mariage d'amour mais je n'en demandais pas tant. D'ailleurs, nous n'y comptions pas, nous m'évitions juste de tomber dans les bras du premier galant venu.
Et j'ai fauté. Il le sait Aristote, il n'a pas conscience que j'ai trahi notre accord, il pense sûrement que cela ne concernait que moi. Je ne lui dirai pas, non, je sais bien que c'est à moi seule d'en porter la responsabilité, nous avions été très clair la-dessus. Je ne lui ai pas dit qu'il avait les seuls bras dans lesquels j'ai dormi depuis ceux de ma mère. Je ne suis pas comme ça Aristote, tu ne peux pas me reprocher cela, tu sais bien que je ne mettrai personne que j'aime en porte-à-faux.
J'espère que tu me laisseras venir ici quand tout sera fini. Il faudra que j'aille voir un prêtre aussi, des choses à confesser, des péchés à absoudre. La jalousie me perdra Aristote, même si je jalouse un être perdu. Mais une statue ne peut pas m'aider, je reviendrai et tu sais maintenant que c'est bientôt que je le ferai. Au revoir Aristote.
Je vais en paix et je suis ton enfant, comme il en a toujours été. Je connais la litanie statue et je n'ai pas besoin de ta bénédiction. L'Unique n'abandonne pas ses enfants.
Ardath se redressa lentement, elle se dirigea vers le sommet de la nef. Sa main fouilla sa bourse et y enserra 5 écus, elle posa le poing sur l'autel, très lentement pour ne pas que les pièces tintent elle ouvrit les doigts. Le curé de la paroisse saurait qu'elle était passée et utiliserait l'argent à bon escient. Ou pas, mais ce n'était plus de son ressort.
Elle repoussa du doigt une mèche brune qui s'enroulait en boucles derrière son oreille et entreprit de sortir, dehors la Lune avait eu le temps de tourner et l'air était froid. Aurel l'attendait sûrement pour se mettre en route.
Edit: corrections de fautes et autres