[Quelque part à l'Est du Royaume de France]
Une vieille femme, le dos voûté par l'âge et les lourds secrets qui pèsent sur son âme, ferme précautionneusement les rideaux de sa fenêtre, non sans avoir regardé dehors au préalable. Prise d'une quinte de toux, elle sort de sa poche son vieux mouchoir et crache les quelques glaires qui obstruent sa gorge, avant de remarquer l'arrière goût cuivré resté dans sa bouche. Elle n'en a plus pour longtemps. Soupirs.
- Nous en... mourrons... tous...
Lentement, la vieille Berthe s'approche de la seule table présente dans la pièce, souhaitant économiser ses dernières forces. Ses articulations fragiles craquent lorsqu'elle s'installe mais c'est habituel. Ce son pourtant désagréable n'est plus qu'un simple murmure qui se taira bientôt. Quelques secondes lui sont nécessaires pour reprendre ses esprits et toutes ses capacités. Si ce n'est pas la maladie qui l'arrachera à ce monde, alors elle s'en échappera par ses propres moyens. Ses mains, fripées et tremblantes, amènent devant elle un vélin sur lequel elle s'empresse d'apposer son écriture maladroite :
Citation:Pour qui lira ceci, en admettant qui le lise jamais...
Si vous lisez cette lettre, c'est que mon corps n'est plus et que je suis partie rôtir en Enfer. La vie ne pourra y être que plus douce que celle que j'abhorre désormais.
Le mal est ici. Il rôde. Il nous guette ! Tous autant que nous sommes ! Myscellius et Théophile ont pris mes trois fils, mon mari. Viles créatures ! Maudites ! Ils viennent en pleine nuit, fracturent les portes et prennent les enfants, les parents, les oncles, les tantes... sous les yeux impuissants de leur famille. Ceux d'entre nous qui ne sont pas encore atteints de folie furieuse restent cloitrés au village ; tandis que les autres... les autres... ils... *ratures successives* sont emmenés par delà la rivière, dans les bois Noirs.
Le mal nous ronge. Personne ne revient. Personne. Tous morts. Disparus. Volatilisés. Rayés de la carte. L'épidémie se répand par delà les murs de la prison noire. Chaque jour qui passe, une personne de plus est arrachée à nos bras aimants. Dieu ne peut plus rien pour nous. Seuls Myscellius et Theophile prétendent pouvoir nous sauver. Ils nous enferment pour le bien commun. C'est ce qu'ils disent. Pour nous protéger de nous-mêmes. Mais si... *ratures* Et si les fous n'étaient pas ceux que l'on croit ? Et si... les seuls fous sont le maréchal et le noble qui garde nos terres ? Mon Dieu ! Est-ce la folie qui me pousse à penser de la sorte ? Suis-je paranoïaque ? Je suis donc contaminée, moi aussi ?
Ils ne peuvent pas venir me chercher. Ils ne m'auront pas !
Si vous recevez ceci, sachez... qu'il ne faut pas passer les portes de cette ville maudite. Il ne le faut pas ! Ne les laissez pas vous avoir, vous aussi ! Fuyez et ne revenez qu'accompagnés d'une armée. Ne faites pas comme ces sombres idiots, ces trois étrangers qui ont eu le malheur de traverser notre village. Ils ont été emmenés, eux aussi.
Dieu vous garde,
Berthe.
Crac ! Les articulations, encore. Le pli maintenant scellé, la vieille Berthe se relève avec douleur en se maintenant les reins, puis se dirige vers la porte. Elle y fait tourner la lourde clef, la porte grince sur ses gonds et s'ouvre sur la nuit chaude et étoilée. « C'est une belle nuit pour mourir », songe-t-elle tout en s'avançant. Ainsi elle abandonne sa maisonnée sans regrets, espérant qu'il existe ailleurs un asile plus chaleureux que celui-ci. L'heure du couvre feu est déjà passée depuis longtemps, il lui faut faire vite. Si elle est repérée, Dieu seul sait ce que Theophile lui fera subir... Une fois le message délivré, elle se reposerait éternellement, ou brûlerait en Enfer pour avoir porté atteinte à sa propre vie.
- Qui va là ?!
La voix rauque résonne dans la nuit. La vieille Berthe, prise par surprise, trébuche et manque de tomber.
A cet instant, elle sait qu'il est déjà trop tard, et pourtant... elle répond, d'une voix chevrotante :
- La vieille Berthe, messire... qui... qui est là ?
Elle ne fait que gagner du temps. Cette voix ne ressemble à aucune autre.
- Me prends-tu pour un idiot ? Que fais-tu dehors à une heure si tardive, vieille folle ?
- Est-il déjà si tard, monseigneur ? Je... croyais...
- Assez ! Je t'ai vue agir, la Berthe. Je sais ce que tu complotes une fois la nuit tombée. Tu cherches un moyen de t'échapper, hein ?!
- Mais non monseigneur ! Je vous le jure ! Jamais ! Jamais... !
- Espèce de vieille femme sénile ! Tiens, tiens,tiens... Que caches-tu là ?
Alors qu'il se rapproche, elle resserre tout contre elle le pli écrit un peu plus tôt. Geste qui la trahit immédiatement.
- Rien, monseigneur, je...
- Ah bon ? Intéressant. Montre-moi ça.
Le ton est définitif et sans appel. Sans même attendre qu'elle le lui tende, il lui arrache des mains, sous le cri d'horreur étouffé de la vieille Berthe. Il ne prend pas la peine de lire son contenu. C'est une traitresse, et ils le savent tous les deux. Sans plus de mots, elle s'agenouille. Elle ne cherche pas à supplier. C'est un échec total. Le fer glisse contre le fourreau, c'est l'épée du bourreau. Au moins aura-t-il réussi à lui épargner le bruit de ses os de verre qui craquent sous le poids de tout un corps. Tête baissée, la vielle Berthe observe le reflet de l'épée dans une flaque d'eau. Lui, son sourire machiavélique n'ayant pas abandonné ses lèvres, lève la lame et la laisse s'abattre d'un coup sec sur la nuque de sa victime.
C'est ainsi que tout se termine. Son corps sera évacué le lendemain, dans la matinée. Et lorsque les gens demanderont ce qui est arrivé à la vieille Berthe, on leur répondra qu'elle était devenue trop instable, complètement folle, et qu'elle s'était jetée sur les gardes dans le but de les tuer jusqu'au dernier. Ce serait la version officielle, et personne ne pourra affirmer le contraire. Pas de témoins. Un asile pas loin. Une terre vaste de l'autre coté. Et entre les deux... un village à terroriser.