Ingeburge
[Une auberge de Béziers, dimanche au soir]
C'était une scène habituelle, qui se répétait avec une fréquence encore plus routinière depuis qu'elle avait rejoint le convoi du vicomte du Tournel pour participer au Tour du Languedoc organisé par celui-ci. A échéance régulière puisque toutes les étapes en ville duraient le même nombre de jours, la veille de chaque départ, ses gens s'affairaient avec méthode à plier bagages, remplir les malles, emballer les objets, démonter les meubles, charger les chariots. Ce dimanche soir n'échappait à la règle, un nouveau voyage, vers une nouvelle étape, se profilait. Tout était donc pareil que d'ordinaire, avec la seule camérière restée en Languedoc aux côtés d'Ingeburge qui s'occupait présentement des effets princiers et dans les autres pièces le reste des domestiques se chargeant de leurs propres affaires et de tout ce qui n'avait pas sa place dans la chambre de leur maîtresse. Il devait en aller de même chez Aelith et chez Håkon qui voyageraient avec elle, jusqu'au bout. Quant à elle, elle restait étrangère à toute cette effervescence, ne prêtant jamais la main à ce genre d'activité et ayant déjà rangé le peu qu'elle faisait elle-même, le coffret à bijoux s'étant vu refermé et verrouillé, tout comme sa chapelle de voyage. Attablée dans un coin de la pièce, elle laissait donc la bonne s'activer, sans exercer la moindre surveillance, la femme rompue à la tâche et aux exigences de celle qu'elle servait. Si les domestiques rangeaient, elle écrivait, profitant toujours de ces instants pour envoyer plis, billets, courriers qui partiraient avec la précieuse indication vers où lui écrire inscrite en bonne place.
Mais si d'habitude elle se consacrait à son courrier sans effort, ce soir, elle ne le pouvait. Elle était bien parvenue à en expédier quelques-uns comme en témoignait la nette et petite pile qui s'élevait devant elle mais le dernier, l'ultime... elle n'y arrivait pas. Et à regarder de plus près, elle n'était pas la seule à arborer une mine incertaine, la chambrière aussi semblait alarmée, ses gestes précis se faisant pressés. C'était donc comme d'ordinaire, mais avec le sentiment d'urgence en plus, la dynamique de la monotonie abrutissante se voyant soudainement rompue. Ainsi, depuis une bonne dizaine de minutes, alors que la servante pliait avec soin tuniques et surcots, elle restait là, plume levée et vélin vierge, les yeux dans le vague, ne sachant qu'écrire. Que dire? Que communiquer? Et comment? Elle pouvait, solution de facilité, se montrer directe et franche. Elle pouvait même, pour appuyer les quelques mots qu'elle jetterait, adjoindre une copie des lettres qui expliquaient le changement perceptible d'atmosphère et qui justifiaient ce qu'elle était sur le point de faire. Elle pouvait, oui. Mais ce serait occulter une part de la vérité, ce serait mentir par omission, ce serait faire fi de ce qu'elle ressentait. Puis, il méritait mieux, beaucoup mieux, même s'il comprendrait. Et elle voulait plus, beaucoup plus qu'une séparation annoncée par voie épistolaire, même si elle devait en souffrir mille morts.
Je sors.
L'affirmation sonna comme une évidence au milieu du silence légèrement perturbé par le bruissement des étoffes que l'on rangeait. La camérière cessa sa besogne et posa des yeux interrogateurs sur sa maîtresse lâchant plume, repoussant siège et se levant, décidée. Ingeburge répéta et compléta :
Je sors, mon manteau.
Puis, se mordant les lèvres, elle ajouta précipitamment alors que la domestique se montrait de plus en plus étonnée :
Et le reste.
Car le fait était que seule une chemise moulante de couleur safranée la vêtait. La servante s'approcha, après avoir choisi de quoi habiller décemment une jeune femme qui se montrait étrangement fantasque et des chausses retenues par une jarretière, une cotte longue aux manches collantes, une houppelande de velours aux manches à déchiquetures, une ceinture nouée sous la poitrine et des souliers de cuir le tout du noir le plus profond ainsi que sa longue chevelure ramassée en une natte lâche plus tard, elle avait achevé de harnacher la Prinzessin. Celle-ci, songeuse, enfilait les bagues ôtées plus tôt, un bijou ornant chacun de ses doigts, parfois deux et elle dit encore, lointaine :
Vous pouvez continuer, nous partons toujours demain. Ne m'attendez pas.
Gants à la main, manteau sur le dos, elle sortit.
Dans le corridor plongé dans la pénombre, les cinq Lombards veillaient. A l'apparition de celle qu'ils gardaient depuis quelques années maintenant, ils se redressèrent puis formèrent leur usuelle barrière de protection. Sans un mot, elle prit la direction de l'escalier, ainsi entourée et traversa la salle commune. Là, elle interpela un homme, celui qui portait ses messages au vicomte du Tournel, le lien entre les deux Pairs et lui indiqua de la mener à l'Euphor qui logeait dans un autre établissement, sis quelques rues plus loin. Le petit groupe ainsi constitué finit par quitter l'auberge et le messager prit la tête de la formation qui s'élança dans les étroites rues biterroises. La nuit était claire et agréable, les quelques filaments nuageux obstruant le ciel ne parvenant pas à en éteindre les étoiles et la dizaine de minutes que dura le trajet, les inquiétudes d'Ingeburge se turent. Les Lombards avançaient d'un bon pas, un devant elle aux côtés de leur guide, deux autres l'encadrant et deux encore derrière et elle évoluait, ainsi protégée, sans crainte aucune, insoucieuse de ce qui se passait autour, profitant simplement du répit qui lui était accordé. Ils parvinrent à destination, entrèrent dans l'auberge et le messager, familier des lieux, les conduisit à l'étage. Après une lente progression dans le couloir, il s'arrêta devant une porte. D'un geste de sa main gantée, la duchesse lui donna congé, non sans lui avoir glissé quelques écus. L'homme disparut et Andrea, sur un autre geste, gratta à l'huis. Ingeburge, deux pas en retrait, fit glisser la capuche de son manteau sur ses épaules.
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Merci! La Hérauderie, c'est ici
C'était une scène habituelle, qui se répétait avec une fréquence encore plus routinière depuis qu'elle avait rejoint le convoi du vicomte du Tournel pour participer au Tour du Languedoc organisé par celui-ci. A échéance régulière puisque toutes les étapes en ville duraient le même nombre de jours, la veille de chaque départ, ses gens s'affairaient avec méthode à plier bagages, remplir les malles, emballer les objets, démonter les meubles, charger les chariots. Ce dimanche soir n'échappait à la règle, un nouveau voyage, vers une nouvelle étape, se profilait. Tout était donc pareil que d'ordinaire, avec la seule camérière restée en Languedoc aux côtés d'Ingeburge qui s'occupait présentement des effets princiers et dans les autres pièces le reste des domestiques se chargeant de leurs propres affaires et de tout ce qui n'avait pas sa place dans la chambre de leur maîtresse. Il devait en aller de même chez Aelith et chez Håkon qui voyageraient avec elle, jusqu'au bout. Quant à elle, elle restait étrangère à toute cette effervescence, ne prêtant jamais la main à ce genre d'activité et ayant déjà rangé le peu qu'elle faisait elle-même, le coffret à bijoux s'étant vu refermé et verrouillé, tout comme sa chapelle de voyage. Attablée dans un coin de la pièce, elle laissait donc la bonne s'activer, sans exercer la moindre surveillance, la femme rompue à la tâche et aux exigences de celle qu'elle servait. Si les domestiques rangeaient, elle écrivait, profitant toujours de ces instants pour envoyer plis, billets, courriers qui partiraient avec la précieuse indication vers où lui écrire inscrite en bonne place.
Mais si d'habitude elle se consacrait à son courrier sans effort, ce soir, elle ne le pouvait. Elle était bien parvenue à en expédier quelques-uns comme en témoignait la nette et petite pile qui s'élevait devant elle mais le dernier, l'ultime... elle n'y arrivait pas. Et à regarder de plus près, elle n'était pas la seule à arborer une mine incertaine, la chambrière aussi semblait alarmée, ses gestes précis se faisant pressés. C'était donc comme d'ordinaire, mais avec le sentiment d'urgence en plus, la dynamique de la monotonie abrutissante se voyant soudainement rompue. Ainsi, depuis une bonne dizaine de minutes, alors que la servante pliait avec soin tuniques et surcots, elle restait là, plume levée et vélin vierge, les yeux dans le vague, ne sachant qu'écrire. Que dire? Que communiquer? Et comment? Elle pouvait, solution de facilité, se montrer directe et franche. Elle pouvait même, pour appuyer les quelques mots qu'elle jetterait, adjoindre une copie des lettres qui expliquaient le changement perceptible d'atmosphère et qui justifiaient ce qu'elle était sur le point de faire. Elle pouvait, oui. Mais ce serait occulter une part de la vérité, ce serait mentir par omission, ce serait faire fi de ce qu'elle ressentait. Puis, il méritait mieux, beaucoup mieux, même s'il comprendrait. Et elle voulait plus, beaucoup plus qu'une séparation annoncée par voie épistolaire, même si elle devait en souffrir mille morts.
Je sors.
L'affirmation sonna comme une évidence au milieu du silence légèrement perturbé par le bruissement des étoffes que l'on rangeait. La camérière cessa sa besogne et posa des yeux interrogateurs sur sa maîtresse lâchant plume, repoussant siège et se levant, décidée. Ingeburge répéta et compléta :
Je sors, mon manteau.
Puis, se mordant les lèvres, elle ajouta précipitamment alors que la domestique se montrait de plus en plus étonnée :
Et le reste.
Car le fait était que seule une chemise moulante de couleur safranée la vêtait. La servante s'approcha, après avoir choisi de quoi habiller décemment une jeune femme qui se montrait étrangement fantasque et des chausses retenues par une jarretière, une cotte longue aux manches collantes, une houppelande de velours aux manches à déchiquetures, une ceinture nouée sous la poitrine et des souliers de cuir le tout du noir le plus profond ainsi que sa longue chevelure ramassée en une natte lâche plus tard, elle avait achevé de harnacher la Prinzessin. Celle-ci, songeuse, enfilait les bagues ôtées plus tôt, un bijou ornant chacun de ses doigts, parfois deux et elle dit encore, lointaine :
Vous pouvez continuer, nous partons toujours demain. Ne m'attendez pas.
Gants à la main, manteau sur le dos, elle sortit.
Dans le corridor plongé dans la pénombre, les cinq Lombards veillaient. A l'apparition de celle qu'ils gardaient depuis quelques années maintenant, ils se redressèrent puis formèrent leur usuelle barrière de protection. Sans un mot, elle prit la direction de l'escalier, ainsi entourée et traversa la salle commune. Là, elle interpela un homme, celui qui portait ses messages au vicomte du Tournel, le lien entre les deux Pairs et lui indiqua de la mener à l'Euphor qui logeait dans un autre établissement, sis quelques rues plus loin. Le petit groupe ainsi constitué finit par quitter l'auberge et le messager prit la tête de la formation qui s'élança dans les étroites rues biterroises. La nuit était claire et agréable, les quelques filaments nuageux obstruant le ciel ne parvenant pas à en éteindre les étoiles et la dizaine de minutes que dura le trajet, les inquiétudes d'Ingeburge se turent. Les Lombards avançaient d'un bon pas, un devant elle aux côtés de leur guide, deux autres l'encadrant et deux encore derrière et elle évoluait, ainsi protégée, sans crainte aucune, insoucieuse de ce qui se passait autour, profitant simplement du répit qui lui était accordé. Ils parvinrent à destination, entrèrent dans l'auberge et le messager, familier des lieux, les conduisit à l'étage. Après une lente progression dans le couloir, il s'arrêta devant une porte. D'un geste de sa main gantée, la duchesse lui donna congé, non sans lui avoir glissé quelques écus. L'homme disparut et Andrea, sur un autre geste, gratta à l'huis. Ingeburge, deux pas en retrait, fit glisser la capuche de son manteau sur ses épaules.
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Merci! La Hérauderie, c'est ici