Ingeburge, incarné par Actarius
Malgré les épreuves connues, malgré les revers de fortune, malgré les coups pris, Ingeburge avait conservé nombre de certitudes et la principale tenait à elle-même, à sa force, à sa détermination et à sa faculté à se relever et à repartir au combat. Elle n'avait pas eu le choix, connaissant l'exil dès son plus jeune âge et contrainte en conséquence de se débrouiller seule. De noble naissance et de famille aisée, son destin était de se laisser vivre et porter, d'accepter les décisions fixées par ses parents qui se résumaient en un concept : un mariage suffisamment honorable pour les élever davantage. Mais la guerre en avait décidé autrement et dès ce jour, la solitude et l'obligation de s'en sortir par elle-même avaient été ses uniques compagnes. De cette lutte pour survivre et accomplir la volonté de son père et de sa mère, elle avait acquis conviction, volonté et solidité et s'il lui arrivait de vaciller face aux tumultes de l'existence, elle ne s'effondrait pas. Actarius d'Euphor avait conquis la forteresse de son être, il avait percé ses défenses et elle s'en rendait physiquement compte maintenant qu'il dégageait ses doigts des siens. Pourquoi? La question claqua dans sa tête, annonciatrice d'une panique qui lui était étrangère. Il s'était levé, sans un mot, sans faire retour à ce qu'elle avait encore avoué pourrait-elle jamais se taire en sa présence? et rien que ce silence lui avait fait perdre pied. Et voilà maintenant qu'agenouillé devant elle, geste qui l'avait quelque peu calmée, il entreprenait de se défaire de son emprise. Ses yeux s'ouvrirent largement, incrédules, miroir de sa surprise, mais celle-ci fut rapidement balayée par une émotion bien plus violente qu'Ingeburge ne parvint à nommer. Le vicomte du Tournel venait de guider sa paume contre son torse et sous sa main étalée tout contre lui, elle pouvait sentir les battements de son cur. Elle en fut bouleversée, plus qu'elle ne l'avait jamais été, plus encore que lorsqu'il l'avait attirée dans ses bras dans la cour de l'Hôtel de Clisson car il y avait dans son mouvement une sérénité et une confiance là où jusque lors l'urgence et l'insécurité dominaient. Une vague de chaleur la traversa et dans son visage aux joues érubescentes, ses prunelles se firent timides. Il parla, elle retint son souffle.
Fermer ses yeux? Le scepticisme entama la réserve, elle reprenait pied, sa nature circonspecte se voyant chatouillée par cette requête. C'était curieux qu'il intimât pareille recommandation, pourquoi diable lui demander de fermer ses yeux? Mais il semblait si convaincu, si sérieux et il l'était si dangereusement de surcroît qu'elle ne résista pas plus longuement et abaissa ses paupières. Elle n'aurait pas dû, il lui faudrait se montrer moins docile quand il lui dispenserait d'autres conseils du genre car privée de sa vue, elle percevait de manière plus prégnante ce cur qu'il lui demandait d'écouter et dont il traduisait les paroles, au cas où. Sa main frémit et Ingeburge eut envie de glisser de son siège et de s'agenouiller à son tour pour se lover entièrement contre la poitrine du Phnix. Mais le souhait resta à l'état de chimère, elle était trop secouée, trop étonnée, trop perdue pour libérer le peu de spontanéité qu'elle possédait. Puis, il remuait après tous ces mots caressants qu'il venait de murmurer et dont le sens lui échappait quelque peu. Elle rendit ses yeux pâles à la lumière et le vit ainsi finir de se lever, les siens posés sur elle et dans la prolongation de son geste, elle se mit également debout. Il n'y eût son regard ardent qu'elle aurait protesté quand il avait éloigné sa main mais il regardait et tenait encore ses doigts orphelins de son corps et de son cur et il parlait aussi. Toujours à mi-voix, il révéla qu'il ne voulait pas plus qu'elle parte, qu'il ne souhaitait pas davantage qu'ils se séparent et elle goûta à cet instant parfait où tout entre eux se coordonnait, malgré les différences, malgré le mal qu'ils s'étaient fait, malgré les désaccords qui n'avaient en fait pas été réglés.
Mais l'instant de grâce se brisa en mille morceaux quand dans un souffle le verdict tomba : elle devait partir. Toute la tendresse contenue dans la sentence, toute la caresse de ce chuchotement ne purent rien contre l'impression qu'elle eut d'être repoussée. Mais comme il disait elle comprenait maintenant, du moins le croyait-elle il ne fallait pas tout noircir, il fallait protéger ce partage comme une fleur rare, précieuse et délicate, il fallait préserver cet échange comme l'on préserve un feu. Alors elle tâcha de ne pas se montrer négative, de ne pas se vexer car après tout, il n'était pas en colère même si ce ton bas et cette économie de mots lui paraissaient inquiétants. En outre, elle n'avait rien fait de mal, il avait passé sur ce qu'elle avait pu dire d'irritant, ils étaient au-delà de leurs habituelles querelles, ils étaient ensemble, ils formaient un tout comme jamais auparavant. Non, elle n'avait pas commis de faute, elle avait même fermé les yeux alors que cela lui avait paru un peu idiot, obtempérant plus ou moins docilement mais obtempérant tout de même. Prenant sur elle, elle espéra que sa déception n'avait pas altéré ses traits, ses efforts pour tenir sa langue sinon seraient vains. Il la contemplait, ne cessait de l'observer : il verrait et inévitablement l'interrogerait. Mais déçue, elle l'était, elle ne comprenait pas pourquoi il la congédiait alors qu'elle avait fait savoir qu'elle ne voulait pas le quitter. Ne s'était-elle pas montrée claire et résolue? N'avait-il pas entendu? Elle était sûre d'avoir été totalement transparente et d'avoir adopté le comportement en relation. Malgré elle, elle laissa échapper, car son départ n'était pas immédiat, il y avait du temps avant qu'elle monte en voiture :
Mais nous ne sommes pas demain.
Non, plusieurs heures s'égrèneraient avant le jour suivant, il y avait toute une nuit qui devait s'écouler et il ne tenait qu'à lui qu'ils pussent la partager ensemble, tous les deux. Elle se figea, une idée s'imposant à son esprit. Mais bien sûr! Elle n'avait pas été si déterminée que cela puisqu'elle avait indiqué que la situation était inconvenante et il avait dû se fixer là-dessus et non sur le reste. Ce n'était pas le principal, c'était secondaire et ce qu'elle avait dit ensuite aurait dû être pris en compte et il aurait dû le comprendre. Malgré cette nuance, ses intentions ne faisaient pas de doute : elle voulait rester avec lui, elle désirait qu'ils partagent tous les deux, loin du monde, dans leur univers propre les dernières heures qu'on leur accordait encore. Et voilà qu'il faisait fi de son désir, qu'il l'écartait de ces mots peut-être raisonnables mais si cruels. Pourquoi ne comprenait-il pas? Pourquoi refusait-il sa présence? Ce devait donc être chose, la raison de ce rejet était à dénicher ailleurs car elle n'aurait pas pu être plus intelligible, car à la fin comment pouvait-on affirmer autrement que l'on veut rester? Que devait-elle faire pour lui prouver que ce qui lui importait c'était d'être avec lui encore un peu? Pourquoi ne la croyait-il pas quand elle faisait preuve d'une totale honnêteté? Il lui avait reproché d'avoir menti, alors qu'elle n'avait fait que taire certaines choses et maintenant qu'elle était sincère, il semblait en faire fi. Non, rien ne venait expliquer ce refus de sa compagnie et elle commençait à perdre pied, à être persuadée qu'il s'éloignait. Ce bannissement se matérialisa par sa main qu'elle retira brusquement de la sienne et le pas tout aussi soudain qu'elle marqua pour reculer. Elle butta contre le siège qu'elle avait occupé quelques minutes plus tôt quand lui devant elle avait formulé une promesse venant s'ajouter aux autres. Elle grimaça, s'étant fait mal, mais rien ne valait la désarroi qui venait de fondre sur ses épaules, rien n'était comparable à la douleur quand elle comprit que tout ce qu'ils avaient édifié était fragile et vulnérable. Il suffisait d'un soupir ténu pour ébranler l'ensemble. Blessée, elle éructa :
Vous me chassez.
Rien de plus pourtant ne vint là où ordinairement elle aurait donné libre-cours à son exaspération. Il ne fallait rien noircir et il avait eu raison, il avait tout à fait raison, sa recommandation sonnait désormais comme une funeste prédiction. Alors, pour ne pas ajouter au drame, elle fit davantage marche arrière, tâchant de repousser tout à fait le fauteuil qui résista et de fait la déséquilibra. Vacillante, elle se rattrapa à la table, posant sa main sur son manteau et elle contempla celui-ci qui semblait lui aussi, en se rappelant inopinément à elle, la convaincre qu'elle était éconduite. Comme si elle avait été brûlée par le contact du riche et lourd vêtement, elle retira sa paume. Il lui faudrait pourtant y revenir puisqu'elle... « Vous devez partir »... devait partir. Partir.
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Ingeburge, incarné par Actarius
Accepter de passer le manteau sur ses épaules, c'était accepter de partir alors qu'elle ne le voulait pas. Ce n'était pas le moment, il y avait encore du temps, ils avaient jusqu'au petit matin pour demeurer ensemble. Cela était-il si inconcevable? Qu'importait que demain, elle le déteste puisqu'elle était prête à l'aimer, maintenant. Il refusait pourtant, se permettant de dire qu'il voulait pourtant qu'elle reste là; néanmoins comment le croire puisqu'il avait déjà lâché cette main qu'il avait prise, spontanément, qu'il s'était saisi du manteau et qu'il était derrière elle, prêt à lui imposer cette chape symbole de leur séparation... elle ne voulait ni de la première, ni de la seconde. Accepter de se laisser habiller pour le départ, c'était également admettre qu'il avait raison, qu'elle donnait crédit à ses propos et elle n'était d'accord avec rien, réfutait l'ensemble; ils ne se comprenaient déjà plus. Il semblait confiant pourtant et elle détestait cette assurance qu'il mettait dans ses gestes et dans ses paroles, cette implacabilité inexplicable qu'il lui opposait et cette certitude de faire les bons choix. C'était mauvais, incohérent... détestablement raisonnable. Il lui parlait d'amour tout en se montrant pondéré et elle n'était pas loin de le trouver suffisant. Elle ne voulait pas mettre ce manteau qui aurait pu nourrir toute une famille durant des jours, elle n'en voulait pas de ce joug coûteux, elle voulait se rasseoir sur ce fauteuil contre lequel elle avait buté et qu'il avait repoussé, elle voulait parler, elle voulait rester avec lui, le regarder, l'écouter, elle voulait simplement qu'ils puissent se tenir ensemble, en dehors du temps, en dehors du monde, elle voulait ce qu'il avait toujours voulu et qu'il rejetait soudainement au nom d'une conviction qui lui était toute personnelle. Elle ne partageait aucune de ses vues, elle ne voulait pas partir car elle le voulait lui et ce qu'il gagnerait, ce serait non plus une compagne essayant d'être tendre mais une compagne entêtée, à la fierté blessée.
Ce fut certainement la perspective d'une nouvelle querelle qui entama ses velléités de résistance, elle savait où son orgueil était capable de la mener et elle déchirerait d'autant plus Actarius à belles dents qu'elle estimait qu'il était responsable de tous les sentiments contradictoires mais puissants qui se mêlaient en elle. Tout était de sa faute, elle en mourrait convaincue, il avait, un jour, osé penser différemment et osé lui faire connaître toute l'étendue de ses vues et considérations. Les coups qu'elle lui porterait en seraient proportionnellement violents et ils avaient trop souffert, trop lutté pour repartir dans une nouvelle bataille. Il y avait aussi le risque qu'il la chasse pour de bon, qu'il élève le ton, se montre plus entreprenant pour qu'elle plie et elle en serait d'autant plus humiliée et donc plus vindicative et acerbe. Dans tous les cas de figure, ce rendez-vous improvisé accoucherait d'un fiasco, n'était-il donc pas recommandé de limiter les dégâts, de prévenir les dommages pour ne pas risquer d'abattre le peu qu'ils avaient réussi à construire? Sur plusieurs plans, cette soirée serait décisive et à nouveau, il la mettait en position de devoir choisir, il faisait dépendre d'elle leur avenir, comme si elle n'avait déjà pas suffisamment cédé. Enfin et la trivialité du détail ajoutait à son exaspération elle serait incapable de mettre son manteau toute seule, elle ne savait pas, n'avait en fait jamais su, on l'avait toujours assistée pour se vêtir, dès son plus jeune âge et les années et la fortune aidant, rien en ses habitudes n'avait changé, il y avait toujours quelqu'un pour l'épauler. Et elle en serait d'autant plus incapable que les longues manches échancrées et déchiquetées de sa houppelande n'avaient rien de pratique et même, dans une certaine mesure, l'entravaient. Elle capitula, tendant le bras droit et retenant de sa main gauche les flots de tissu puis fit de même avec l'autre côté. Elle capitula... enfin presque.
Aussitôt revêtue du manteau, elle s'éloigna, rompant la proximité trompeuse, cassant l'attraction délicieusement fatale; elle courait le risque de vouloir se reculer tout à fait contre lui puisqu'elle voulait sentir l'étau de ses bras autour de son corps et le murmure de ses lèvres contre sa tête inhabituellement nue. Elle fit volte-face, les prunelles un peu frondeuses et elle demanda :
En quoi serait-il faible de vouloir rester avec vous? En quoi serait-il faible de profiter de ces quelques heures de sursis? En quoi serait-il faible de nous tenir ensemble et de parler?
Doucement, elle secoua la tête et lâcha :
Nous parlions, avant. Vous et moi, nous parlions, vous étiez Maître des Cérémonies, j'étais Grand Maître et nous parlions. Bien sûr, nous abordions le travail qui nous avait réunis à la Maison Royale mais nous parlions. Ensuite...
Un soupir s'exhala de sa bouche mi-close :
... ensuite, nous avons commencé à nous quereller et il y a eu Vincennes où dérogeant à notre habitude de nous intéresser à notre tâche, vous vous êtes enhardi à louer ma beauté et il y a encore eu le Louvre où vous avez exigé de moi un baiser. Nous n'avons jamais parlé depuis et je ne considère pas que nos révélations mutuelles constituent un dialogue. Nous n'avons fait que décliner, sous différentes formes cet...
Encore maintenant, surtout pas maintenant en fait, elle ne pouvait prononcé le mot « amour », elle avait déjà du mal à le penser. Elle se reprit :
... ces sentiments qui nous lient, malgré nous. Nous ne parlons plus. Je suis venue vous faire mes adieux et je me suis pris à désirer, au fur et à mesure de cet au revoir finalement apaisé, quelques instants où nous aurions parlé de tout, et surtout pas de notre attache, où nous aurions évoqué n'importe quoi, comme avant.
Résignée, elle haussa les épaules puis l'interrogea une fois de plus :
Pourquoi ne pas parler? Cela ne s'accorderait-il donc pas à cette nouvelle raison que vous portez en étendard? Cela n'irait-il pas de pair avec cette retenue et cette modération qui ne vous ressemblent pas? Ne serait-ce donc pas assez correct, prudent et sensé? Ne vous suffit-il donc plus de vous tenir loin de moi?
Capituler, pourquoi pas, mais elle ne s'écraserait pas totalement non plus. Elle sortit ses gants de sa poche et l'air concentré sur sa tâche, elle entreprit de les passer. Il la chassait, quoiqu'il en dît et les arguments qu'il invoquait étaient loin d'être suffisants, ils étaient même faussés dès l'origine et il la chassait sans plus de tendresse qu'une main étreinte. Elle lui déniait le droit de s'appuyer sur les révélations auxquelles elle avait consenti et elle le lui déniait d'autant plus qu'elle avait la sensation qu'il se fodnait sur ses confidences pour la faire partir et pour disculper ce comportement distant et inédit :
Ce combat contre le Mal, je suis la seule à devoir le mener, je refuse que vous l'évoquiez, je le refuse, prenez-le en compte. Cela me regarde moi, et seulement moi, c'est mon fardeau, non le vôtre et je ne veux plus que nous y revenions. Et vous ne m'aidez pas, sachez-le, en étant un autre, je préfère à tout prendre que vous me blessiez que vous soyez un homme que je peine à reconnaître. Mais continuez d'agir ainsi, d'observer ce tempérament mutique et dissimulateur, d'adopter cette attitude que vous vous êtes fait fort de me reprocher à maintes reprises. Et prétextez le Mal puisque vous décidez de ne plus être vous-même et qu'il vous faut pour cela une justification, allez-y! Mais faites-le par-devers vous et non plus à voix haute et trouvez une autre parade pour votre propre lutte, pour celle que vous devez mener de votre côté. N'expliquez pas votre tiédeur par ce que je vois en vous mais plutôt par ce que vous craignez et que j'ignore tout à fait.
Ses mains gantées, elle se dirigea dignement vers la porte et lança :
Voyez, je pars.
Comme si elle se retirait pour un temps limité, comme si elle s'éloignait en sachant qu'elle le reverrait le lendemain. Mais son cur souffrait, elle ne parvenait pas, à nouveau, à comprendre Actarius et ce qu'il attendait d'elle. Parviendraient-ils jamais à s'accorder? Où se trouveraient-ils toujours à contretemps l'un de l'autre?
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