C.lefebvre
La confiture ! Ah ! La confiture ! Qui n'aime point cela ? Met rare et délicat, il sublime tout. La confiture... que de souvenir pour la Cunégonde la Rombière. Un art dans lequel elle excellait ! Bien sûr, ses merveilles sucrées n'avaient jamais passé les portes de la maison Lefebvre, de cette bonne vieille et fortunée famille bourgeoise repliée en Auvergne. La Capitale, il en était hors de question. Mais les temps changent...
La confiture, c'était ses neveux et nièces qui se chamaillaient pour en avoir l'écume. La confiture, c'était ces petits instants ou la vilaine Tante Cunégonde se permettait un peu de complicité et d'attention envers ses "petits". C'était en ces temps heureux où la famille était réunie. Aujourd'hui, ceux qui n'était point passé de l'autre côté s'étaient volatilisés. Du noyau dur de la famille, dans ce grand appartement thiernois, il ne restait plus qu'elle, la vilaine tante Cunégonde, et la brave et vielle Bertha au service de la famille depuis une bonne cinquantaine d'année c'est dire l'âge du phénomène ! - et qui avaient connu la gloire, puis le profond sommeil de la famille Lefebvre. Cunégonde était l'Héritière de cet empire battit par ses ancêtres : de ce forgeron et de cette couturière, de ses marchands de tissus, de tapisseries et de draps, des habiles alliances et des réussites d'Auguste son père. De ses cinq filles, elle était de loin la plus fine, la plus stricte, la plus hautaine... la plus Lefebvre. Fierté de feu son père, source de tracas pour feue sa mère. Elle était crainte par feues ses surs et hait par ses neveux et nièces. Tout juste mariée et déjà veuve, ils étaient ses seuls "petits"... Mais eux aussi, ils étaient partis. Aux jours heureux déjà aigries, la solitude et l'abandon ne l'avaient en rien adoucie. Elle n'avait point cinquante printemps, et pourtant de jours en jours elle semblait plus vieille et plus usée. Malade, affaiblie, sur le point de partir... c'est ce qu'il s'était dit. Mais il y a parfois des événements, des idées, qui vous rendent la vie, vous font rebondir, vous transforment. Les causes de ce rebond soudain chez la Rombière reste floues. Le fait est qu'elle s'était mise en tête d'user de son héritage... à Paris, la capitale hait par son père. Paris, cela inquiétait l'Auvergnate et l'excitait au plus haut point. Paris, c'est là-bas qu'il lui faudrait aller. C'est là-bas qu'elle ouvrirait sa propre confiserie, c'est là-bas qu'elle redorerait le nom de Lefebvre. Il est vrai que la confiture, c'est nettement moins intéressant que le commerce à l'échelle européenne dans lequel son père avait fait ses armes. Mais la Rombière ne faisait point cela pour le profit. Au mieux, l'affaire sera florissante. Peut-être rentabiliserai t-elle un jour cet investissement. Mais il est plus que probable que cette nouvelle lubie ampute considérablement la fortune familiale. Ses neveux et nièces lui en voudront peut-être ? Qu'ils aillent au Diable ! Cette confiserie, c'est son enfant, c'est la vie qu'elle n'a pas eu. Toute une vie à se discipliner, toute une vie consacrée à son rôle de digne héritière de l'empire Lefebvre. N'a t-elle point le droit à une vie, elle aussi ? Sa décision était prise...
Deux semaines durant, dans cette rue du quartier des Halles où les odeurs sucrées se mêlaient à celle des passants, presque face à la maison Ella Durée, un petit immeuble à l'identique de ses voisins fut l'objet d'un nombre d'aller et venue intriguant de charrettes chargées de mobilier, d'ustensile de cuisine, de tapis, de tapisseries, et de pot de confiture. Tout était prêt lorsqu'un matin, à l'aube, un coche transportant la Rombière et Bertha s'arrêta devant la devanture de la maison. Tout était prêt pour son arrivée et ce fut une grande joie qui s'épanouit sur le minois de Cunégonde. Cela ne s'était jamais vu...
La devanture de l'immeuble ne dérogeait en rien à la règle. Au dessus de la porte, en belles lettrines, l'on pouvait y lire : « Aux délicieuses Lefebvre Confitures, pâtes & fruits confits. ».
En revanche, lorsque vous entrez dans la boutique, une odeur de fruits et de sucre chaud vous saisie les narines. C'est une odeur agréable, enivrante. D'ailleurs, la décoration aussi est agréable. Elle n'est point agressive, toute de couleur pastelle, le rose dominant donne l'impression d'un rêve, d'un lieu imaginaire. Dans les armoires ouverte, des pots de confitures sans étiquettes. Des confitures fort bonnes, mais fort simples.
Si elle avait le talent d'une confiturière d'exception, ce qu'il lui fallait, c'était un artiste de la confiture. Et il y en avait un... Angus, ce jeune garçon très laid et niaiseux, ami d'enfance de son neveu Grimoald, et qui, aux dernières nouvelles, avait trouvé une place de commis de cuisine au Louvres. Angus, c'était lui qu'il lui fallait à tout prix. Angus, c'était à lui qu'elle avait donner rendez-vous ce jour-là... Qu'était-il devenu depuis tout ce temps ?
La petite clochette qui vibrait à l'ouverture de la porte retentit alors et Angus aparut. S'il était toujours aussi boutonneux - quoique de moins en moins -, il se tenait dorénavant plus droit. De l'adolescent stupide qu'elle avait vu la dernière fois, il était devenu un jeune homme au pas assuré. Oh bien sûr, elle restait pour lui "Madame Lefebvre" et elle le tenait en respect, mais elle fut agréablement surprise par ce changement. Elle fit signe au jeune homme, un peu hagard de la voir ici, de la suivre dans les cuisine à l'arrière de la boutique. Bertha était déjà au travail lorsque Cunégonde entra suivie d'Angus.
- Lorsque j'ai reçu votre pli, Madame, j'ai accouru pour voir cela. Cette boutique est une merveille et quel bel atelier vous avez là ! C'est une joie que je me faisais de vous revoir après tout ce temps. Ah ! Mon pays me manque parfois, vous savez. Mais Paris n'est pas si terrible qu'on l'a décrit par chez nous, vous verrez.
A votre âge, je trouve cela admirable de vous lancer dans un pareil projet ! Mais Dieu sait si vos confitures sont des merveilles. C'est d'ailleurs grâce à vous que j'en suis arrivé là. Toutefois, si c'est au sujet de Grimoald que vous m'avez fait venir, je n'ai guère de nouvelles de lui depuis quelques temps. J'en suis navré.
Et la Cunégonde plisse le nez, agacée... Quelle insolence ! Cependant, elle fait un gros effort pour se contenir et après un petit sourire contrit de bienvenue.
- Angus.. mon petit... Saches que c'est également une joie que je me fais de te revoir enfin. J'ai en effet appris que tu ne t'en étais point trop mal tirer. Voilà qui est rassurant, et plaisant.
Mon petit Angus, ce n'est point au sujet de Grimoald. Ne t'en fais point pour lui, je compte bien y remettre la main dessus...
Non, Angus, c'est au sujet de ton talent... Que dirais-tu de travailler pour moi ?
- Hum... je... euh... non pas que je refuse ! Mais... nous pourrions prendre le temps d'en discuter. Mais cela va sans dire que je puis vous aider !
- Bien... tu commences aujourd'hui !
- Cc...
- Parfait ! Parfait, Parfait ! J'ai toujours dis que, au fond, tu étais un gentil garçon, mon petit.
- Bb... Bien..
... Pendant ce temps, nulle âme derrière le comptoir. Nul client non plus, d'ailleurs.
La petite clochette de l'entrée finirait bien par retentir...