Looÿs
Rattrapé près de la bastide de Concots, entre Cahors et Villefranche, par un valet du Coms du Lauragués, Looÿs se fit mander de rejoindre prestement le castèl de son fraire, à Laurac. Il sen étonna grandement, tant il fut toujours distant de celui-ci. Dailleurs, il ne comprenait guère de ce que son fraire souhaitait lentretenir. Poli à souhait, il se laissa mener jusque dans les plaines du Lauragués. Les deux hommes voyagèrent ainsi à grand galop vers Castelnaudary, puis un peu plus au sud vers Laurac.
Lorsquils arrivèrent au castrum, les deux hommes mirent pied à terre. Plusieurs palefreniers vinrent prendre la bride à la main afin de mener les chevaux vers les étables par-delà la rivière. Les deux hommes sengagèrent sur une passerelle de bois branlante qui donnait sur la porte Saliége. Quand il leut traversé, Looÿs pensait se trouver là dans le château de lun de ces baronniaux mal dégrossis dont les fiefs pouvaient éclore dans les grandes plaines aussi anarchiquement que des chardons. Il sengouffra dans larche qui entourait la porte dun pas mal assuré. Alors quil rabattait son mantel sur ses épaules pour se protéger du vent, il sursauta. Derrière lui, deux gardes huissiers avaient refermé la porte. Les gonds avaient braillé de rouille en se frottant lun sur lautre tandis que le pêne râlait abruptement à mesure quil senclenchait de nouveau dans la gâche. Bigre, fit Looÿs entre ses dents. Il leva les yeux au plafond. Les poutres massives qui soutenaient la charpente se terraient dans une obscurité peu rassurante. Looÿs guettait un craquement qui ne vint pas.
Le valet linvita du bras à le suivre jusquau castèl. Ils devraient passer par les rues qui senroulaient jusquau centre du castrum. Et tandis quils circonvolutionnaient jusquau castèl, Looÿs put apercevoir toute la ruche de Laurac à luvre. Alors quils étaient encore dans le faubourg, il vit des bateleurs à loffice. Certains dentre eux invitaient les badauds à leur confier quelques pièces dargent quils plaçaient au milieu de leur paume avant de les faire disparaître en un tournemain, sous les yeux ébahis des Lauracois cocufiés. Dautres encore jouaient les bonneteurs, et alliaient à leurs talents de bonimenteurs lagilité des tire-laines. Ils montraient à laudience une reine de cur, quils plaçaient au centre entre deux rois noirs, avant de les retourner et de les prendre dans leur main. Tout le talent consistait à faire accroire aux jobards attirés par le gain facile quils posaient telle carte quand ils posaient telle autre. Attirant les paysans avec des gains aisément emportés au début, ils les conduisaient à senhardir davoir été pris sous laile de la Fortune et à miser des sommes toujours plus grosses, jusquà ce quils perdissent tout. Du coin de lil, Looÿs voyait quelques individus rôdeurs, qui devaient sans doute être complices, dont la mission était de parer à toute réaction dhostilité de la part de celui qui aurait trouvé la supercherie. Rares devaient être les moments où la sergenterie de police dispersait ces escrocs à la petite semaine. Looÿs sapprocha deux hardiment. Il voulait observer de plus près ces manipulateurs de cartes et desprits. Sans doute pourrait-il y tirer des enseignements fructueux. Alors quil scrutait la manière dont les bonneteurs dissimulaient les cartes entre leurs doigts, le valet sapprocha de lui et lui souffla :
― Nous navons guère le temps de nous attarder, seigneur.
Et le valet dhésiter à le toucher pour le réorienter vers le castèl. Looÿs quitta des yeux le groupes des bateleurs et suivit le valet avec lequel il reprit sa marche dans les rues courbes du castrum. A mesure quils grimpaient dans le bourg moyen, les deux hommes rencontrèrent dautres villageois. Ce furent dabord les aumussiers, qui confectionnaient les calicots et les bonnets dont la laine venait des plaines de Castelnaudary. Près deux se tenaient trois mastroquets qui vendaient les outres et fûts de vin du duché de Guyenne, dont cet exquis clairet quon servait ordinairement avec les volailles à chair délicate. Carles aimait à dire à ses domestiques interdits que le clairet et les sot-ly-laisse formaient un divin couple aussi envoûtant que la chicha avec laquelle il avait pu senvelopper de volutes épaisses et blanches de fumée dans les salons feutrés de Damas. Les mastroquets nhésitaient pas à verser dans de petits godets une lampée de vin pour mieux appâter le chaland qui, sitôt après avoir lapé une gorgée, desserrait les cordons de cuir de sa bourse pour se porter acquéreur dune ou deux outres. Puis ils débouchèrent sur une petite place où le fournier hélait les passants qui leur remettaient des miches molles et flasques quil enfournait dans le four public, essuyant rapidement ses mains sur un tablier de toile de lin pour récupérer quelques piécettes pour rétribution. Le valet pressa le pas et invita Looÿs à faire de même. Au milieu de ces cris qui se croisaient sans jamais se répondre, ils senfoncèrent un peu plus dans le coude du castrum et finirent par déboucher dans le haut du bourg, où les bourgeois du village avaient pignon sur rue. Là, Looÿs put apercevoir les maisons des changeurs et des jurisconsultes qui manipulaient les devises ou compulsaient les livres darrêts et les codes. Cest là, parfois, quon entrapercevait Carles qui venait deviser du cours des monnaies et sassurer que les batteurs de monnaie avaient réalisé un bon avers avec son portrait en superbe. Cest là aussi quon le voyait senquérir des coutumes des contrées environnantes, et prendre possession des livres reliés de lois et de recommandations dont il voulait garnir sa bibliothèque. Dédaigneux du faubourg, Carles ny descendait que pour quitter Laurac.
Les deux hommes finirent par se retrouver aux contreforts du castèl. Celui-ci sétendait tout en hauteur sur les hauteurs escarpées de la colline de Laurac. En prenant possession du Lauragués, Carles avait mis la main sur la carrière de pierre du Belbèze, dont il avait fait extraire des milliers de pierre que des architectes génois avaient savamment agencés. Depuis lextérieur du castèl, on pouvait voir de nombreuses tours sélever dans lazur en piquant les nuages de leur toit pointu. Le valet invita Looÿs à pénétrer dans la cour. Il y vit là un ballet assourdissant de domestiques et dartisans qui sactivaient ainsi que des fourmis dans une ruche. Il y avait les marchandes de quatre-saisons qui proposaient les légumes dhiver, bettes, courges, fenouil et autres potimarrons, les chasse-maisniés qui portaient sur leurs épaules courbées de lourds sacs de farine que les meuniers des plaines à lextérieur du castrum leur avait confiés pour être entreposées dans les silos comtaux, les chasse-marées qui tiraient à toute allure sur leur charrette le produit de la marée de lAtlantique les poissons gisants et les crustacés offerts comme des conques, hurlant le rappel à la priorité aux fourmis travailleuses qui ne se retiraient pas suffisamment rapidement de leur chemin. Tout ce petit monde, en faisant son chemin, draguait de la poussière de terre battue dans un vacarme de poulailler. Dailleurs, les volatiles, dont certains gambadaient en liberté, dautres tentaient désespérément de maintenir lavance quils avaient prise sur les jeunes volaillers dont ils avaient trompé la vigilance, amplifiaient le vacarme par leurs caquètements hoquetant et aigus. Leur répondaient en chur les rémouleurs qui sactivaient sur leur meule à aiguiser coutelas, gouges et escoudes dont le fil sétait émoussé à force dutilisations hargneuses. Looÿs se tenait là, attendant que le valet revînt le chercher.
Au bout de quelques minutes, le valet reparut sous une petite arche. Dun signe de main, il lui fit signe de sapprocher. Looÿs traversa ainsi la cour intérieure du castèl, passant au milieu des colonies de domestiques à louvrage qui ne lui prêtaient guère dattention, et senfonça dans larche creusée dans la pierre. Les deux hommes furent glacés par un vent violent qui sengouffra en sifflant lugubrement au-dessus de leur tête. Les pans de son mantel lui claquèrent sur les jambes et ses cheveux qui lui retombaient dordinaire comme un bol sur les sourcils et les oreilles sen retrouvèrent ébouriffés. Sa coiffure monacale dont on se raillait habituellement avait maintenant lair aussi négligée quun pouilleux. Le couloir de pierre déboucha sur un escalier aux marches irrégulières qui sélevait rectilignement vers un puits de jour. Encore dans la pénombre du rez-de-chaussée, les deux hommes entamèrent la montée. Les nez-de-marche avaient un profil gondolé par lérosion, et Looÿs se dit à juste titre que les pierres utilisées devaient être un remploi : le castèl nétait pas assez vieux pour avoir été autant de fois escaladé. Aux marches se succédèrent dautres marches. Lorsquils arrivèrent au puits de jour, ils passèrent par une petite galerie. Là, un second escalier en colimaçon, encore plus sombre que le précédent, soffraient à leurs mollets souffrants. Langle de pente, plus abrupt, avait conduit les architectes à envisager des contremarches plus hautes et des girons moins profonds, ce qui obligeait à lever les genoux bien haut, et le tout sans main courante ! Lorsquils furent arrivés à bon port, le valet reprit son souffle et ouvrit une lourde porte de chêne qui fit entrer violemment la lumière du jour dans lescalier et leur fit cligner des yeux.
Une vaste salle percée de baies gigantesques soffrit à leur vue. Looÿs baissa la tête pour passer la porte et regarda autour de lui. Depuis la porte se déroulait un long tapis de velours pourpre qui traversait la pièce jusquà venir buter contre une estrade où sélevait fièrement un trône dont le dossier avait été démesurément étiré en hauteur. Cela devait être la chambre de plaid où le Coms rendait justice sur ses terres. Aux extrémités de la pièce, les baies faisaient pénétrer les rayons obliques et rubescents du soleil déclinant. Entre chaque baie lon avait disposé trois torches murales disposées en triangle, qui devaient sans doute servir aux séances nocturnes ou hivernales, quand le soleil ne parvenait pas à percer la carapace de nuages noirs ou les arbres de la forêt qui se dressait au ponant du castèl. Sur lestrade, des stalles avaient été ménagées aux côtés du trône. Celui-ci dominait dune tête les deux stalles qui lui étaient adjacents, lesquels dominaient eux aussi dune tête ceux qui leur étaient attenants. Sans doute servaient-ils à accueillir les sénéchaux et les greffiers.
Mais il ny avait personne dans cette salle. Le trône demeurait vide de toute présence, comme les stalles, et personne, pas même un domestique, ne traînait ses savates dans la chambre de plaid. Looÿs se retourna vers le valet avec lair de lui dire quil espérait quil navait pas affaire là à un valet obséquieux qui lui faisait visiter toutes les pièces du castèl, et donc passer et repasser par tous les escaliers. Le valet reprit sa marche, le dépassa, et linvita à le suivre vers lun des coins de la chambre de plaid. A mesure quils traversaient la dizaine de toises de longueur sur laquelle sétirait la pièce, Looÿs put apercevoir plus distinctement la gigantesque fresque accrochée au mur sur lequel sadossait lestrade. Il y reconnut Thémis tenant entre ses doigts la balance sur les plateaux de laquelle elle pesait les arguments des plaignants et des accusés ainsi que les changeurs du haut bourg, ainsi quArès, xíphos en main, coiffé dairain, accompagné de sa sur Éris. Il observait avec envie les myriades de détail de la fresque lorsque le valet toussota pour attirer son attention. Il empoigna la tenture noire qui cachait une petite porte et louvrit à grand bruit.
Looÿs le suivit et ils débouchèrent dans un petit cabinet rempli de meubles finement ouvragés. Au centre du cabinet se tenait Carles, assis dans un fauteuil au capitonnage de velours vert. Le valet resta dans lembrasure de la porte, forçant Looÿs à pénétrer plus avant dans le cabinet. Dun geste de la tête, Carles intima un ordre au valet quil comprit, avec lhabitude, aussitôt. Il referma la porte derrière lui, traversa le cabinet, ouvrit une seconde porte à lopposée, et disparut. Derrière le cabinet se déployait une sorte dantichambre, qui elle-même donnait en contrebas sur les parties communes. Là, le valet avait pour habitude dattendre que lentretien se fût terminé, et se tenait prêt à satisfaire à toutes les demandes du Coms.
― Messire mon fraire, asseyez-vous, je dois vous entretenir dune affaire importante.
Peu rassuré, Looÿs prit place dans un autre fauteuil aux accoudoirs de bois garnis de cuir ciselés au fin burin. Nerveux, Looÿs promenait ses doigts dans les rainures des accoudoirs, suivant de longle les courbes que le menuisier avait sculptées. Pour quelle raison son frère lavait-il fait venir à Laurac, lui qui ne lui parlait presque jamais ? Quelle était la raison de toute cette pompe ?
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Seigneur de Castelnau de Montmiral
Lorsquils arrivèrent au castrum, les deux hommes mirent pied à terre. Plusieurs palefreniers vinrent prendre la bride à la main afin de mener les chevaux vers les étables par-delà la rivière. Les deux hommes sengagèrent sur une passerelle de bois branlante qui donnait sur la porte Saliége. Quand il leut traversé, Looÿs pensait se trouver là dans le château de lun de ces baronniaux mal dégrossis dont les fiefs pouvaient éclore dans les grandes plaines aussi anarchiquement que des chardons. Il sengouffra dans larche qui entourait la porte dun pas mal assuré. Alors quil rabattait son mantel sur ses épaules pour se protéger du vent, il sursauta. Derrière lui, deux gardes huissiers avaient refermé la porte. Les gonds avaient braillé de rouille en se frottant lun sur lautre tandis que le pêne râlait abruptement à mesure quil senclenchait de nouveau dans la gâche. Bigre, fit Looÿs entre ses dents. Il leva les yeux au plafond. Les poutres massives qui soutenaient la charpente se terraient dans une obscurité peu rassurante. Looÿs guettait un craquement qui ne vint pas.
Le valet linvita du bras à le suivre jusquau castèl. Ils devraient passer par les rues qui senroulaient jusquau centre du castrum. Et tandis quils circonvolutionnaient jusquau castèl, Looÿs put apercevoir toute la ruche de Laurac à luvre. Alors quils étaient encore dans le faubourg, il vit des bateleurs à loffice. Certains dentre eux invitaient les badauds à leur confier quelques pièces dargent quils plaçaient au milieu de leur paume avant de les faire disparaître en un tournemain, sous les yeux ébahis des Lauracois cocufiés. Dautres encore jouaient les bonneteurs, et alliaient à leurs talents de bonimenteurs lagilité des tire-laines. Ils montraient à laudience une reine de cur, quils plaçaient au centre entre deux rois noirs, avant de les retourner et de les prendre dans leur main. Tout le talent consistait à faire accroire aux jobards attirés par le gain facile quils posaient telle carte quand ils posaient telle autre. Attirant les paysans avec des gains aisément emportés au début, ils les conduisaient à senhardir davoir été pris sous laile de la Fortune et à miser des sommes toujours plus grosses, jusquà ce quils perdissent tout. Du coin de lil, Looÿs voyait quelques individus rôdeurs, qui devaient sans doute être complices, dont la mission était de parer à toute réaction dhostilité de la part de celui qui aurait trouvé la supercherie. Rares devaient être les moments où la sergenterie de police dispersait ces escrocs à la petite semaine. Looÿs sapprocha deux hardiment. Il voulait observer de plus près ces manipulateurs de cartes et desprits. Sans doute pourrait-il y tirer des enseignements fructueux. Alors quil scrutait la manière dont les bonneteurs dissimulaient les cartes entre leurs doigts, le valet sapprocha de lui et lui souffla :
― Nous navons guère le temps de nous attarder, seigneur.
Et le valet dhésiter à le toucher pour le réorienter vers le castèl. Looÿs quitta des yeux le groupes des bateleurs et suivit le valet avec lequel il reprit sa marche dans les rues courbes du castrum. A mesure quils grimpaient dans le bourg moyen, les deux hommes rencontrèrent dautres villageois. Ce furent dabord les aumussiers, qui confectionnaient les calicots et les bonnets dont la laine venait des plaines de Castelnaudary. Près deux se tenaient trois mastroquets qui vendaient les outres et fûts de vin du duché de Guyenne, dont cet exquis clairet quon servait ordinairement avec les volailles à chair délicate. Carles aimait à dire à ses domestiques interdits que le clairet et les sot-ly-laisse formaient un divin couple aussi envoûtant que la chicha avec laquelle il avait pu senvelopper de volutes épaisses et blanches de fumée dans les salons feutrés de Damas. Les mastroquets nhésitaient pas à verser dans de petits godets une lampée de vin pour mieux appâter le chaland qui, sitôt après avoir lapé une gorgée, desserrait les cordons de cuir de sa bourse pour se porter acquéreur dune ou deux outres. Puis ils débouchèrent sur une petite place où le fournier hélait les passants qui leur remettaient des miches molles et flasques quil enfournait dans le four public, essuyant rapidement ses mains sur un tablier de toile de lin pour récupérer quelques piécettes pour rétribution. Le valet pressa le pas et invita Looÿs à faire de même. Au milieu de ces cris qui se croisaient sans jamais se répondre, ils senfoncèrent un peu plus dans le coude du castrum et finirent par déboucher dans le haut du bourg, où les bourgeois du village avaient pignon sur rue. Là, Looÿs put apercevoir les maisons des changeurs et des jurisconsultes qui manipulaient les devises ou compulsaient les livres darrêts et les codes. Cest là, parfois, quon entrapercevait Carles qui venait deviser du cours des monnaies et sassurer que les batteurs de monnaie avaient réalisé un bon avers avec son portrait en superbe. Cest là aussi quon le voyait senquérir des coutumes des contrées environnantes, et prendre possession des livres reliés de lois et de recommandations dont il voulait garnir sa bibliothèque. Dédaigneux du faubourg, Carles ny descendait que pour quitter Laurac.
Les deux hommes finirent par se retrouver aux contreforts du castèl. Celui-ci sétendait tout en hauteur sur les hauteurs escarpées de la colline de Laurac. En prenant possession du Lauragués, Carles avait mis la main sur la carrière de pierre du Belbèze, dont il avait fait extraire des milliers de pierre que des architectes génois avaient savamment agencés. Depuis lextérieur du castèl, on pouvait voir de nombreuses tours sélever dans lazur en piquant les nuages de leur toit pointu. Le valet invita Looÿs à pénétrer dans la cour. Il y vit là un ballet assourdissant de domestiques et dartisans qui sactivaient ainsi que des fourmis dans une ruche. Il y avait les marchandes de quatre-saisons qui proposaient les légumes dhiver, bettes, courges, fenouil et autres potimarrons, les chasse-maisniés qui portaient sur leurs épaules courbées de lourds sacs de farine que les meuniers des plaines à lextérieur du castrum leur avait confiés pour être entreposées dans les silos comtaux, les chasse-marées qui tiraient à toute allure sur leur charrette le produit de la marée de lAtlantique les poissons gisants et les crustacés offerts comme des conques, hurlant le rappel à la priorité aux fourmis travailleuses qui ne se retiraient pas suffisamment rapidement de leur chemin. Tout ce petit monde, en faisant son chemin, draguait de la poussière de terre battue dans un vacarme de poulailler. Dailleurs, les volatiles, dont certains gambadaient en liberté, dautres tentaient désespérément de maintenir lavance quils avaient prise sur les jeunes volaillers dont ils avaient trompé la vigilance, amplifiaient le vacarme par leurs caquètements hoquetant et aigus. Leur répondaient en chur les rémouleurs qui sactivaient sur leur meule à aiguiser coutelas, gouges et escoudes dont le fil sétait émoussé à force dutilisations hargneuses. Looÿs se tenait là, attendant que le valet revînt le chercher.
Au bout de quelques minutes, le valet reparut sous une petite arche. Dun signe de main, il lui fit signe de sapprocher. Looÿs traversa ainsi la cour intérieure du castèl, passant au milieu des colonies de domestiques à louvrage qui ne lui prêtaient guère dattention, et senfonça dans larche creusée dans la pierre. Les deux hommes furent glacés par un vent violent qui sengouffra en sifflant lugubrement au-dessus de leur tête. Les pans de son mantel lui claquèrent sur les jambes et ses cheveux qui lui retombaient dordinaire comme un bol sur les sourcils et les oreilles sen retrouvèrent ébouriffés. Sa coiffure monacale dont on se raillait habituellement avait maintenant lair aussi négligée quun pouilleux. Le couloir de pierre déboucha sur un escalier aux marches irrégulières qui sélevait rectilignement vers un puits de jour. Encore dans la pénombre du rez-de-chaussée, les deux hommes entamèrent la montée. Les nez-de-marche avaient un profil gondolé par lérosion, et Looÿs se dit à juste titre que les pierres utilisées devaient être un remploi : le castèl nétait pas assez vieux pour avoir été autant de fois escaladé. Aux marches se succédèrent dautres marches. Lorsquils arrivèrent au puits de jour, ils passèrent par une petite galerie. Là, un second escalier en colimaçon, encore plus sombre que le précédent, soffraient à leurs mollets souffrants. Langle de pente, plus abrupt, avait conduit les architectes à envisager des contremarches plus hautes et des girons moins profonds, ce qui obligeait à lever les genoux bien haut, et le tout sans main courante ! Lorsquils furent arrivés à bon port, le valet reprit son souffle et ouvrit une lourde porte de chêne qui fit entrer violemment la lumière du jour dans lescalier et leur fit cligner des yeux.
Une vaste salle percée de baies gigantesques soffrit à leur vue. Looÿs baissa la tête pour passer la porte et regarda autour de lui. Depuis la porte se déroulait un long tapis de velours pourpre qui traversait la pièce jusquà venir buter contre une estrade où sélevait fièrement un trône dont le dossier avait été démesurément étiré en hauteur. Cela devait être la chambre de plaid où le Coms rendait justice sur ses terres. Aux extrémités de la pièce, les baies faisaient pénétrer les rayons obliques et rubescents du soleil déclinant. Entre chaque baie lon avait disposé trois torches murales disposées en triangle, qui devaient sans doute servir aux séances nocturnes ou hivernales, quand le soleil ne parvenait pas à percer la carapace de nuages noirs ou les arbres de la forêt qui se dressait au ponant du castèl. Sur lestrade, des stalles avaient été ménagées aux côtés du trône. Celui-ci dominait dune tête les deux stalles qui lui étaient adjacents, lesquels dominaient eux aussi dune tête ceux qui leur étaient attenants. Sans doute servaient-ils à accueillir les sénéchaux et les greffiers.
Mais il ny avait personne dans cette salle. Le trône demeurait vide de toute présence, comme les stalles, et personne, pas même un domestique, ne traînait ses savates dans la chambre de plaid. Looÿs se retourna vers le valet avec lair de lui dire quil espérait quil navait pas affaire là à un valet obséquieux qui lui faisait visiter toutes les pièces du castèl, et donc passer et repasser par tous les escaliers. Le valet reprit sa marche, le dépassa, et linvita à le suivre vers lun des coins de la chambre de plaid. A mesure quils traversaient la dizaine de toises de longueur sur laquelle sétirait la pièce, Looÿs put apercevoir plus distinctement la gigantesque fresque accrochée au mur sur lequel sadossait lestrade. Il y reconnut Thémis tenant entre ses doigts la balance sur les plateaux de laquelle elle pesait les arguments des plaignants et des accusés ainsi que les changeurs du haut bourg, ainsi quArès, xíphos en main, coiffé dairain, accompagné de sa sur Éris. Il observait avec envie les myriades de détail de la fresque lorsque le valet toussota pour attirer son attention. Il empoigna la tenture noire qui cachait une petite porte et louvrit à grand bruit.
Looÿs le suivit et ils débouchèrent dans un petit cabinet rempli de meubles finement ouvragés. Au centre du cabinet se tenait Carles, assis dans un fauteuil au capitonnage de velours vert. Le valet resta dans lembrasure de la porte, forçant Looÿs à pénétrer plus avant dans le cabinet. Dun geste de la tête, Carles intima un ordre au valet quil comprit, avec lhabitude, aussitôt. Il referma la porte derrière lui, traversa le cabinet, ouvrit une seconde porte à lopposée, et disparut. Derrière le cabinet se déployait une sorte dantichambre, qui elle-même donnait en contrebas sur les parties communes. Là, le valet avait pour habitude dattendre que lentretien se fût terminé, et se tenait prêt à satisfaire à toutes les demandes du Coms.
― Messire mon fraire, asseyez-vous, je dois vous entretenir dune affaire importante.
Peu rassuré, Looÿs prit place dans un autre fauteuil aux accoudoirs de bois garnis de cuir ciselés au fin burin. Nerveux, Looÿs promenait ses doigts dans les rainures des accoudoirs, suivant de longle les courbes que le menuisier avait sculptées. Pour quelle raison son frère lavait-il fait venir à Laurac, lui qui ne lui parlait presque jamais ? Quelle était la raison de toute cette pompe ?
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Seigneur de Castelnau de Montmiral