[Vol au dessus d'un nid de Pygargue]
Parfois, il y a des jours où l'on sait en se levant le matin, que l'on ferait mieux de rester coucher. Ce jour là n'en était pas un. Mauvais, mais plus traitre, il avait l'apparence d'une belle journée. Le climat indulgent y était peut être pour quelque chose. Quoiqu'il en soit, Tsune avait décidé, pour la première fois depuis bien longtemps de retourner à la forge. Le village était calme et prospère, il avait enfin assez de temps pour uvrer à un projet qui lui tenait à cur.
Les fourneaux rugissaient déjà depuis un moment quand la première douleur se fit ressentir, perçante et traitre, premier signe d'une journée ensoleillée qui n'attendait qu'une seule chose pour virer à la tempête. En levant le lourd marteau de forgeron, la dure réalité s'était rappelée à lui. La cicatrice sous son aile droite le brulait vivement, à tel point qu'il avait cru sur le moment avoir touché une pièce de métal chauffée à blanc. Le projet qui ne devait prendre pas plus d'une heure malgré sa taille imposante, allait donc lui prendre toute la matinée, au prix de la sueur et de la douleur, mais aussi de l'amertume. Ce qu'il ne supportait pas avant tout, c'était d'être diminué, et de devoir agir comme tel.
Dans l'après midi, donc, il fit demander de l'aide à quelques paysans du coin pour l'aider à porter l'étrange objet sorti de sa forge. Une longue barre de fer, souple, surmontée d'une boule, avec un câble de métal tressé intégré au bout d'un anneau. Bien des gens n'avaient jamais rien vu de tel, et il faut dire qu'il avait mis bien du temps à réaliser ce projet, depuis le temps qu'il en parlait. Certains avaient même peur de s'en approcher, ce qui n'aide pas beaucoup à trouver des volontaires pour ramener la chose jusqu'à la gargote.
La gargote, justement, était déserte. Himi...sans doute partie jouer, quelque part, jamais très loin...peut être même sous le plancher sur lequel il marchait. Il y a toujours un peu d'espace entre la terre et le rez de chaussée. Ria, sans doute était elle allée chercher quelque chose sur le marché pour le repas du soir. En vérité, il ne savait pas vraiment, mais comme chacun avait ses habitudes et n'y dérogeait pas trop, il ne s'inquiéta pas du remue ménage qu'il allait provoquer. Le plan était simple, porter la longue et fine masse de fer jusque dans la pièce principale. Puis, il monterait sur le toit, ferait pendre une corde assez solide pour supporter la masse, et remonterait le tout par le conduit, bien large, de la cheminée. Ni une, ni deux, en deux temps, trois mouvements, c'était fait. Il ferait l'effort de tirer le tout sur le toit seul, mais comme on l'avait aidé jusque là en échange d'un saké gratuit... il lui restait des forces.
En revanche, ce qu'il n'avait pas prévu, c'était l'état du toit. La dernière fois qu'il y était monté, c'était lors du séisme, l'année d'avant, qui avait ravagé les mines. Il était alors en Uchi. Depuis cette rénovation rapide, le climat local avait bien entamé le reste du toit. Et pas seulement, une colonie de mouettes était venue élire domicile sur les ardoises du bien mal nommé Tengu. Couvert de fientes, le toit était glissant et dangereux, d'autant plus que certaines ardoises étaient brisées et risquaient à tout moment de céder sous le poids du visiteur pas si aérien que ça. Plusieurs heures de travail imprévues avaient été nécessaires pour percer une encoche étanche dans la toiture, afin que le poteau vienne s'encastrer à l'étage du dessous ou un travail minutieux avait été réalisé pour accueillir l'ouvrage, et enfin rénover les alentours le plus sommairement possible. Le porte drapeau était fièrement dressé, droit vers le ciel, et Kokura comptait un nouveau sommet, monument de hauteur, mais à l'image du reste du village, modeste et raisonnable. Il patienta un instant pour vérifier que les effets du vent ne remettaient pas en cause tous ses efforts, et se mit même à le secouer comme un ours s'acharne sur un arbre pour faire tomber quelques fruits.
Enfin, il pouvait se reposer, oublier la fatigue de cette déjà trop longue journée, faire abstraction de la douleur ravivée sous son bras... se coucher un instant sur le toit, profiter du soleil en observant le paysage marin...et... se rendre compte que son kimono, ses cheveux, et sa main droite trempaient dans du guano de mouette encore frais, et en quantité. Pire encore, son porte drapeau était déjà colonisé. Le Tengu immaculé était à présent souillé de fientes, épaisses, verdâtres, nauséabondes, tantôt liquides et coulantes, et parfois sèches ou agrémentées de plumes collées. C'en était trop. Relevé dans un geste de dégoût, il brandit son poing vers l'affreuse mouette qui avait déjà élu domicile sur la pointe, comme un explorateur pose à juste titre un drapeau sur un sommet inexploré. Les insultes fusèrent, il en perdit haleine, et se mit même à jeter des débris d'ardoise brisée pour essayer d'atteindre le volatile profane, en vain. Trop occupé à regarder vers le haut, il ne vit pas le terrible spectacle qui se jouait au port, ni même Himi qui venait de rentrer à toute vitesse.
La mouette se redressa soudain, alerte. Il y eut un instant pesant dans l'air parmi les volatiles, qui tous semblaient se regarder. Pour Tsune, pourtant fier de la richesse de son vocabulaire d'insultes étendu, il y eut aussi un instant de flottement, et de silence, à court de mots et à bout de souffle. Et puis le calme revenu sur le toit de la gargote se brisa d'un seul coup, en une volée de plume, un assaut soudain, invisible et silencieux. Toutes les mouettes paniquèrent en même temps et senvolèrent dans le plus grand désordre alors même qu'elles avaient tout juste daigné s'écarter un peu quand lui, armée de ses outils de forge et de son énorme porte drapeau, était apparu sur le toit. Par prétention peut être, ou en tout cas par contentement, Tsune s'imagina un instant être la source de cette fuite et jura de nouveau, maudissant les oiseaux de malheur. Mais bien rapidement, un bruit étrange, désagréable, comme celui d'ongles sur un tableau, ou plutôt de serres acérées griffant du métal dans son dos, lui firent changer d'avis.
En se retournant, il ne put que se baisser, par réflexe, écrasé par la surprise, et aussi par appréhension. Sous les rayons perçants du soleil de ce mois d'été, une masse énorme, avec de longues ailes plus larges que l'étendue des bras d'un homme, venait de détrôner la mouette. Le rapace majestueux, comme Ulysse à son retour en son palais, scrutait les prétendants au trône en fuite. Tsune l'observa un instant du mieux qu'il put, en se protégeant du soleil d'une main, et finit par s'incliner totalement, mais cette fois par respect. L'homme au regard aquilin regardait l'animal, qui venait de poser son regard sur lui. Un pygargue empereur, énorme rapace en vagabondage, une femelle sans doute au vu de sa taille, mais pour lornithologue occasionnel, un Tengu, en visite sur son toit. Le silence s'était fait, et une drôle de relation s'installait dans ce si bref instant. Et puis soudain, l'animal se lança si fort et si bien, que le bruissement des ailes et le souffle de l'air persuada Tsune que l'oiseau, ou peut être le Kami, s'élançait sur lui, pour lui arracher les yeux, alors qu'il ne faisait que passer au dessus de sa tête pour donner la chasse à une mouette, ou qui sait, aller se rabattre sur un poisson flottant dans le port.
Il n'eut guère le temps de se remettre de son émotion. Un Tengu, ici, chez lui, ce ne pouvait être qu'un signe. Surtout à la manière dont il l'avait regardé! Restait à savoir quel signe. Il suivait l'oiseau des yeux, tournoyant, et piquant dans la zizanie des lourdes mouettes qui semblaient épinglées dans le ciel en comparaison. Méditant à l'augure, il essayait de se remémorer les particularités du Tengu véritable. Évidemment, il pensa à des nouvelles, qui ne pourraient être que mauvaises, en provenance de sa famille. Puis, comme Otomo était en alerte, il se demanda si cela ne pouvait être présage de guerre à venir. Mais iie...iie... ce ne pouvait être cela, le Tengu est défenseur du Shintoïsme, et grand pourfendeur du Bouddhisme... Il n'y avait pas trop de risques à Kokura.
Puis il haussa un sourcil en songeant à une dernière caractéristique, celle de protecteur des orphelins et des enfants perdus. L'oiseau avait disparu à l'horizon, déjà, et il se trouvait bien bête, sur son toit, avec le nouveau jouet de la petite Himi (et aussi le sien, il faut le dire). Il était monté pour installer un cerf volant sur le toit, qu'on remarque la gargote de loin, même en dehors de la ville. Il songeait à Himi, et peut être à l'éventualité qu'on ait retrouvé ses parents quelque part, ou que quelque chose soit arrivé la concernant, quand il entendit appeler depuis la rue. Et c'était lui qu'on interpellait. La rumeur enflait vite à Kokura, le village était petit. Un paysan, sans dents, criait à tout va qu'il était arrivé malheur au port, et qu'un enfant flottait, inanimé entre le bord et le Susanoo. Peut être était ce parce qu'il n'avait pas de dents, ou parce que la peur rend sourd, mais il fallut un certain temps et quelques répétitions pour qu'il réalise. La journée avait si bien commencé...ce ne pouvait être possible.
Sans plus de réflexion, parce qu'il avait soudain peur pour Himi, parce qu'il était Shomin, parce que le paysan criait, parce qu'il y avait un Tengu qui lui avait apporté un mauvais augure, il quitta le toit de la manière la plus rapide et la plus paniquée qu'on ait connue dans tout le Nippon. Plutôt que de redescendre en passant par lintérieur de la gargote, il saisit la corde arrimée au toit, et se jeta plus ou moins en rappel le long de la façade, abandonnant ses zoris dans la chute, pour courir en tabis dans la rue jusqu'au port, débraillé, couvert de fientes, un bras en écharpe alors que l'autre baltait au rythme de la course effrénée. Le Susanoo...la silhouette d'un vieille homme...les saccades de la course et le souffle qui ne reviendrait pas avant un moment, un vieil homme, figé, le bord, puis... plus rien.
Dans le ciel, la mouette qui rêvait d'autres sommets y avait laissé des plumes.
(hrp: pour des informations sur le pygargue...commencez par regarder le lien de la chanson dans le titre. L'oiseau sur la couverture en est un, plus connu sous le nom d'aigle américain. Le pygargue empereur est originaire du Japon et de Russie, notamment Hokkaïdo, mais il vagabonde parfois jusqu'en Chine.