Sindanarie
Des mois.
Cela faisait des mois que Sindanarie Carsenac, Vicomtesse des Cars, Dame de Viam et du Freyssinet, avait quitté le Limousin et la Marche. Des mois passés sur les chemins et sur les champs de bataille, des mois de charges de cavalerie et de voyages épuisants, des mois de guerre et d'attente infinies. Depuis des mois, elle pensait à son retour, au Comté qu'elle retrouverait. A la douceur de l'air du plateau de Millevaches, à l'atmosphère feutrée de la forêt qui dépendait de sa vicomté, au tumulte des villes et à l'agitation bourdonnante des artisans.
Depuis des mois elle comptait les jours. Depuis des mois elle imaginait ses retrouvailles avec cette terre si douce sous ses doigts, si chère à son coeur. Depuis les peines sans nom qui l'avaient déchirée, depuis les blessures qui avaient meurtri sa chair et son âme, elle escomptait, rêvait, planifiait, reportait et enfin réalisait un retour presque inespéré.
Inespéré, oui... Car sous les murailles de Tours, alors que les restes de l'armée loyaliste des Ordres royaux chargeaient cinq armées ponantistes, elle avait cru regarder sa fin en face. Cette charge avait été l'une des dernières grandes batailles de la guerre, et aurait dû être la fin des Ordres royaux. Beaucoup étaient tombés, tous avaient été blessés, et tous ceux-là s'étaient relevés comme autant de phénix renaissant de leurs cendres.
Elle-même avait trainé la jambe suite à cette charge, un coup mal placé, tombé presque exactement sur une blessure à peine antérieure, lui ayant sévèrement entamé la cuisse droite peu au-dessus du genou. La claudication avait disparu, les cicatrices demeuraient, et l'esprit se souvenait avec force. Elle revoyait le moment où le coup avait été porté. La fureur du champ de bataille et le goût du sang engluant l'air lui revenaient avec toute la fraicheur des moments où elle les goûtait. Elle revoyait les veilles de Chinon et revivait son attente, se remémorait Chateau-Renault et ce bonheur suprême qui lui échappé sans que rien ne lui ait permis de voir le coup venir, sentait de nouveau la douleur, la souffrance, la tristesse, le deuil...
Ce deuil qui l'avait frappée une nouvelle fois avec la mort de la Reine. Sa Reine, sa Comtesse, la première qu'elle ait jamais servi, le modèle, l'exemple, la référence. Requiescat in pace Regina nostra ; sustinemus, cavemus.* Le noir ne quitterait plus, sauf en de très rares occasions, la Carsenac. Il y avait eu trop de deuils, celui-là serait le dernier qu'elle porterait, le plus long, celui qui absorberait tous ceux qui suivraient. Car il y en aurait d'autres... Lorsque l'on choisit la voie des armes, il ne peut y avoir de chemin qui ne soit semé de morts.
Et elle rentrait... Partie depuis des mois, partie en mission puis guerre dès le début du mois de juillet, elle revenait enfin chez elle. En Limousin et Marche, à Guéret, à Viam, aux Cars. A mesure que les lieues s'étaient égrenées sous les sabots d'Orphée et Vengeance, elle avait retrouvé l'air qu'elle prisait tant, les collines et vallons bien connus, la Vézère familière, bruissements et odeurs familiers. Le chemin l'avait menée jusqu'aux portes de la demeure vicomtale, reçue en juillet, justement...
Pied mis à terre, la Carsenac s'avance, bride en main. Un sourire, l'un de ces sourires joyeux désormais si rares, apparait sur son visage aminci. Elle est chez elle... Elle est chez elle, vivante et prête à se remettre en selle pour son Comté. Le sourire se crispe un instant à un mauvais souvenir. Presque aussitôt l'ombre disparait, alors que la Vicomtesse repousse de son visage une mèche striée de blanc, échappée de sa tresse. Elle a changé.
Elle a vieilli.
Elle a combattu.
Elle s'est usée.
Elle ne renoncera pas.
* Que notre Reine repose en paix ; nous supportons, nous veillons.
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Cela faisait des mois que Sindanarie Carsenac, Vicomtesse des Cars, Dame de Viam et du Freyssinet, avait quitté le Limousin et la Marche. Des mois passés sur les chemins et sur les champs de bataille, des mois de charges de cavalerie et de voyages épuisants, des mois de guerre et d'attente infinies. Depuis des mois, elle pensait à son retour, au Comté qu'elle retrouverait. A la douceur de l'air du plateau de Millevaches, à l'atmosphère feutrée de la forêt qui dépendait de sa vicomté, au tumulte des villes et à l'agitation bourdonnante des artisans.
Depuis des mois elle comptait les jours. Depuis des mois elle imaginait ses retrouvailles avec cette terre si douce sous ses doigts, si chère à son coeur. Depuis les peines sans nom qui l'avaient déchirée, depuis les blessures qui avaient meurtri sa chair et son âme, elle escomptait, rêvait, planifiait, reportait et enfin réalisait un retour presque inespéré.
Inespéré, oui... Car sous les murailles de Tours, alors que les restes de l'armée loyaliste des Ordres royaux chargeaient cinq armées ponantistes, elle avait cru regarder sa fin en face. Cette charge avait été l'une des dernières grandes batailles de la guerre, et aurait dû être la fin des Ordres royaux. Beaucoup étaient tombés, tous avaient été blessés, et tous ceux-là s'étaient relevés comme autant de phénix renaissant de leurs cendres.
Elle-même avait trainé la jambe suite à cette charge, un coup mal placé, tombé presque exactement sur une blessure à peine antérieure, lui ayant sévèrement entamé la cuisse droite peu au-dessus du genou. La claudication avait disparu, les cicatrices demeuraient, et l'esprit se souvenait avec force. Elle revoyait le moment où le coup avait été porté. La fureur du champ de bataille et le goût du sang engluant l'air lui revenaient avec toute la fraicheur des moments où elle les goûtait. Elle revoyait les veilles de Chinon et revivait son attente, se remémorait Chateau-Renault et ce bonheur suprême qui lui échappé sans que rien ne lui ait permis de voir le coup venir, sentait de nouveau la douleur, la souffrance, la tristesse, le deuil...
Ce deuil qui l'avait frappée une nouvelle fois avec la mort de la Reine. Sa Reine, sa Comtesse, la première qu'elle ait jamais servi, le modèle, l'exemple, la référence. Requiescat in pace Regina nostra ; sustinemus, cavemus.* Le noir ne quitterait plus, sauf en de très rares occasions, la Carsenac. Il y avait eu trop de deuils, celui-là serait le dernier qu'elle porterait, le plus long, celui qui absorberait tous ceux qui suivraient. Car il y en aurait d'autres... Lorsque l'on choisit la voie des armes, il ne peut y avoir de chemin qui ne soit semé de morts.
Et elle rentrait... Partie depuis des mois, partie en mission puis guerre dès le début du mois de juillet, elle revenait enfin chez elle. En Limousin et Marche, à Guéret, à Viam, aux Cars. A mesure que les lieues s'étaient égrenées sous les sabots d'Orphée et Vengeance, elle avait retrouvé l'air qu'elle prisait tant, les collines et vallons bien connus, la Vézère familière, bruissements et odeurs familiers. Le chemin l'avait menée jusqu'aux portes de la demeure vicomtale, reçue en juillet, justement...
Pied mis à terre, la Carsenac s'avance, bride en main. Un sourire, l'un de ces sourires joyeux désormais si rares, apparait sur son visage aminci. Elle est chez elle... Elle est chez elle, vivante et prête à se remettre en selle pour son Comté. Le sourire se crispe un instant à un mauvais souvenir. Presque aussitôt l'ombre disparait, alors que la Vicomtesse repousse de son visage une mèche striée de blanc, échappée de sa tresse. Elle a changé.
Elle a vieilli.
Elle a combattu.
Elle s'est usée.
Elle ne renoncera pas.
* Que notre Reine repose en paix ; nous supportons, nous veillons.
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