[Entre Mayenne et le Mans - Sur les routes - 28 Mai 1460]
D'aussi loin qu'il fut il avait entendu la nouvelle.
Il se souvenait encore de sa première rencontre avec la Rouquine. De sa folie de ce Rose qu'il exécrait sans avoir jamais pu le lui avouer.
Il se souvenait d'avoir été présenté à elle. Il se souvenait de son humilité. Il se souvenait de sa candeur aussi. Il se souvenait de ses excès de colère aussi, presque comique tant il est surprenant de voir une femme aussi douce injurier quelqu'un. Il se souvenait de toute la bonté de cette âme. Il se souvenait de toutes leurs discussions, sur toutes les personnes qu'ils avaient rencontré, sur tous les projets fous qu'ils avaient pu émettre.
Soudain dans le flot bouillant de souvenir qui le traversait aussi vite que son sang chaud d'angevin qui ne faisait qu'un tour, un souvenir devint plus précis. Une brève rencontre avec l'Assassin. Un avertissement. Une menace. Il l'avait prévenu qu'à jouer avec le feu, il finirait par perdre plus que ce qu'il pourrait gagner. Il n'aurait jamais cru l'homme assez con pour foncer sans remords sur celle qui avait été surement son plus sage et fervent soutien. Sur celle qui avait prévu d'épouser son fils. Il ne l'avait pas cru possible. Il se souvenait encore de la candeur des mots d'Ygerne.
"Il n'attaquera jamais le Maine!"
Son poing vola alors de manière violente dans le bois de la porte de cette auberge. Mais une fois n'était pas assez. On le savait autoritaire, on le savait vulgaire, on le savait impétueux. On ne l'avait jamais vu dans un tel état de colère. Une rage bouillant à l'intérieur de lui, se calmant à mesure que son poing s'abattait sur cette porte, la détruisant à chaque coup un peu plus, se calmant à mesure qu'une douleur fulgurante ne s'impose en son esprit. Il se forca alors à s'arrêter et jeta un regard vers la main ensanglanté, dédaignant la porte ornée d'une étrange zone d'impact habillée de fissures ça et là. Du sang la couvre alors. Du sang..
Il imaginait toute la candeur de ses tâches de rousseur habillée de ce sang là qu'il sentait s'échapper de son corps, couler le long de ses doigts inertes, puis tomber goutte à goutte sur le sol meuble de la chambrée. Une seconde. Deux. Cinq. Neuf. Dix-sept s'écoulent avant que dans toute sa fureur son bras ne se relève, que son poing se referme pour se tendre avec tout l'élan possible vers cette porte. Lorsque ses doigts rencontrent le bois déjà détruit de celle-ci, il ne peut retenir un cri de douleur tandis que la porte cède enfin, se brise et laisse voir le couloir sur lequel elle donne. Il fixe ce trou béant, cette marque qu'il aura laissé sur l'innocente porte. Innocence détruite. Il crache au sol, dégouté de penser que même l'image de la porte qu'il vient de détruire sous la colère le rappelle à cette amie si chère.
Il se détourne alors pour filer s'asseoir, s'essuyant le visage de sa main droite tandis que l'autre pend, inerte et ensanglanté. Une chaise traine face à ce secrétaire de fortune. Implacable, il s'en saisit, la tire, s'asseoit et laissant cette main mutilée pendre, il saisit sa besace d'une main pour en extraire tout ce dont il a besoin.
Du vélin. De l'encre. Une plume.
Un soupir. Une pensée au regard de ce vélin pour tout ce qu'ensemble il croyait pouvoir faire. Une pensée pour ces mainois sans scrupules qu'il allait devoir aujourd'hui affronter sans elle.Une pensée pour tous les Mainestrels, ce projet fou né en partie de leur folies. Tant de pensées. Une sorte d'embryon de larme par alors son il droit d'un brillant étrange. D'un brillant rougi par la colère, la rage et la haine.
Soudain, le rythme s'accélère quand au contraire son souffle ralentit. Il ouvre l'encrier et laisse tremper sa plume avant de la lever en l'air, les yeux perdus dans la blancheur de ce feuillet qu'il compte détruire autant que cette porte plutôt. Puis enfin, le premier coup jaillit, sa plume vient frapper le papier avec violence, ne craignant pas de la casser, il écrit de toute sa rage, grattant le papier avec force sans s'arrêter. Etrangement, son bras remue compulsivement, dessinant avec un soin généré par l'habitude chacune des lettres usités, tandis que sa respiration se fait de plus en plus calme.
Le temps finit par passer et les feuillets par s'accumuler quand enfin il s'arrêta. Posant avec soin cette plume qu'il n'utilisait que pour certains occasion, il saisit les feuillets rédigés et se relu, calmement et de manière posée. Impassible, il note les erreurs, les élans, les fautes, puis repose le tout pour saisir à nouveau sa plume et recommencer, de manière plus calme.
Citation:
Ad Vitam Eternam...
Nulle science que d'affirmer que la Mort peut nous saisir quand elle le désire, à n'importe quelle heure, n'important quand. Et pourtant, quelle n'est pas notre surprise quand elle saisit ceux que nous aimons. Et quelle surprise que celle-là. Car n'en est-il pas de plus forte que celle qui concerne la vie ? La venue d'un nouvel être ou la Mort d'un autre change toutes les données que nous avons pu prendre en compte avant que celui-ci n'apparaisse ou ne disparaisse.
Hier encore, je partageais un verre avec la Rosée, discutant de projets fous, discutant de demain, mais plus que cela, de tous les jours à venir. Discutant voyages lointains. Discutant au futur sur la base de nos expériences passées, sans aucune considération du présent. Alors que dans ce présent est toute l'essence de la vie. Ce présent qui nous suit à chaque minute peut voir s'écrouler tous nos plans des plus fous au plus simplet. Qu'il s'agisse de "Demain, c'est à toi de ramener du vin!" ou de "Oui, je dois partir pour la Bourgogne, mais je reviendrais .. surement pas demain .. mais - qui sait - dans six mois peut-être!"
Qui sait ? Le Présent sait. Mais le Présent ne sait jamais bien longtemps, et il ne sait jamais bien avant. Il sait simplement. Il sait présentement. Ainsi, il change perpétuellement, car seuls les imbéciles ne changent pas d'avis. Le Présent se joue ainsi de nous, en nous présentant l'Ephémère de la Vie que nous, pauvres imbéciles ne changeant quasiment pas d'avis, croyons étenelle car si complexe.
Mais là n'est pas toute la simplicité de la chose. Car le Présent a bon dos, mais le Présent n'est qu'un spectateur qui sans aucun doute doit s'amuser de la tristesse qui nous habite. Mais le Présent ne se décide que très rarement de lui-même. Non, pourquoi se salir les mains, quand des couillons étaient prêt à se salir les mains pour lui.
Ygerne Corléone, Dame de Verdrelles, est morte en ce 28 Mai 1460.
Ygerne Corléone, une Mainoise s'étant dévouée pour le Maine sans avoir eu le temps d'en recevoir les honneurs, est morte ce matin d'avoir voulu défendre son Comté, quand elle croyait ne pas avoir à le faire face aux armées de son Beau-Père.
Le Maine a ainsi perdu sa Comissaire au Commerce.
Le Maine a perdu une femme droite, intègre et investie.
Le Maine a perdu toute une folie que l'on ne peut tolérer de laisser s'éteindre dans toute la stupidité d'une lutte qui ne nous concernait absolument pas.
Je pleure ainsi ton nom et ta personne.
Je pleure ainsi en cette Roseraie nouveau-né que tu m'as laissé. Sache que j'en prendrais soin.
Mais sache enfin si ces mots trouveront la force de filer à travers ciel que c'est la rage contre cette stupidité sans-nom que, par amour, tu ignorais et le désir de vengeance envers ceux qui en ont fait preuve qui anime ces larmes-là.
T.-A. de Reikrigen.
Il avait écrit ses mots là, couchés sur le papier sans trop y penser, les lâchant au fil de ses pensées. La relecture fut bien plus dure, comme si ses plaies se rouvraient. Il soupira et glissa ce feuillet dans sa besace avant de filer retrouver sa douce compagne de voyage en espérant que ses notions en médecine seraient aussi développées que les siennes en anesthésie.
[A la Procession organisée pour la Mainoise]
Il est là.
Le regard assombri par un deuil qu'il masque le plus possible en public, restant aussi incisif qu'à son habitude, ne s'autorisant que peu le luxe que de penser à cette amie perdue.
Il marche avec le cortège, au rythme lent de la mise en terre poussée par Monseigneur Minlawa.
Dans une main, il tient une rose. Etrange Rose qui dénote avec le noir de l'habit porté pour l'occasion. Une rose qu'il avait fait pousser dans la Roseraie qu'il avait attribué à son nom. Une rose qu'il tenait à déposer sur sa tombe pour lui prouver qu'elle continuerait à exister dans ses actions.
Dans son autre main, il a ce texte qu'il avait écrit sur le coup de la colère, sans jamais vouloir publier un texte aussi maladroit. Ses yeux parcourait la feuille et se remémorait les émotions, la rage, la colère, la haine, le dégout. Ce témoin de ses sentiments premiers était juste là sous ses yeux, c'était pour lui plus que cette procession tout le symbole de la disparition d'Ygerne qu'il parcourait du regard, contemplant à la fois les mots en tant que signifiant mais aussi en tant que symbole. Il le sentait dans la courbe d'un "o" ou dans le dessin d'un L, pire encore dans la façon d'écrire le Y de son prénom, l'émotion avait fait vibrer la plume.
Un long soupir puis il range le vélin dans la poche intérieure de son veston pour chercher la main de celle qui suit ses pas autant qu'il suit les siens. Sa main caresse la sienne avant de s'en saisir vraiment et d'y trouver la force d'affronter ce moment où le deuil de ceux qui l'entouraient amplifiait ce deuil qu'il cherchait à cacher.
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