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[RP] Quand prend la béarnaise.

Morelius
Morelius acquiesça dans un sourire et dès le premier verre englouti, commença son histoire:

Ucigaşii de vânt...
Les tueurs du vent…

C’est ainsi qu’ils nous nommaient, autrefois, car je suis le dernier à garder mémoire de ce que mon père me conta de ces jours anciens où la lumière balbutiait encore aux franges de la nuit, la grande nuit qui avait englouti ces terres de l'Est pendant plus de cinq-cent ans…

Je ne suis pas un héros, Theolenn, du moins pas de ceux dont on chante les exploits et les combats, et je ne l’étais pas plus alors, pas plus que ne l'ont jamais été ceux de ma lignée. Les armes de fer et d’acier nous sont seulement familières. Il faut un don aussi pour la violence, sais-tu, et nous l'avons de père en fils…

En ces temps lointains du premier d'entre-nous, les royaumes d'orient tels qu'on les connait de nos jours n’étaient encore que des songes. Les hommes sortaient à peine des villes, villages et maisons fortes où ils s’étaient réfugiés pour survivre au froid et aux ténèbres des envahisseurs Mongols, mais se disputaient déjà ces terres blessées que le gel de l'hiver et le feu du pillage abandonnaient comme à regret.

Je vais te dire bien plus que la légende de la lignée des tueurs de vent, mon aimée, je vais te conter l’homme derrière le tueur… Viens à moi la nuit ! Prête-moi ta matière, et vous les flammes laissez-vous dompter, et aidez-moi… Aidez-moi à conter… la geste de Morelius le blanc.


Première pause silencieuse.
Le feu a maintenant bien pris, les flammes sont hautes et réchauffent les amants vagabonds.
La nuit a déroulé son long voile noir et la forêt s'est tue, comme si elle aussi écoutait l'histoire...


Accorde-moi quelques instants, ma muse, car il faut que je rassemble mes mots, que je me souvienne, une fois encore, comment les amadouer, les faire danser, que je me dérouille langue et gosier…

Là, je crois que ça me revient…

Tous autant que nous sommes, seigneur ou manant, beau ou laid, héros ou lâche, le temps passe et nous entraîne, bon gré mal gré, du berceau au tombeau…

As-tu remarqué ? La vie des gens heureux, qui traversent paisiblement l’existence, sans que jamais leur barque ne heurte récif ou n’essuie tempête, n’intéresse personne… On s’y ennuie autant à la dire qu’à l’entendre.

Non, ce qui fait briller les yeux, battre le cœur et courir des frissons dans le dos, ce sont les épreuves, les tourments, les périls, les désespoirs et les joies immenses d’un destin tourmenté…

Celui-là même qui m'a fait tel que tu me vois ce jour.

Mais commençons par le début. C’était en mon jeune âge, celui de tous les possibles, quand les jouvencelles vous trouvent des bontés même dans vos silences. Cet âge où la mort n’est encore qu’un mot et la prudence un autre nom pour la peur… Je ne suis alors qu'un garçonnet de sept ans, assis à l'arrière d'un chariot bringuebalant, laissant ses jambes pendantes accompagner les cahots du chemin...

Viens, suis-moi, nous sommes déjà en route…

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Theolenn
Qu'en avait-elle à faire des héros, Theolenn? Surtout des officiels qui encombrent les livres d'Histoire de la moitié d'une vérité, écrasant le courage des assaillis par leurs exploits sanglants, niant les raisons réelles de leurs épopées en les nimbant de religion et peaufinant leurs trahisons en de belles caricatures les magnifiant.
L'histoire familiale de Morelius était peut-être privée de la gloire habituelle à laquelle le quidam peut s'attendre lors d'une veillée, mais pour les oreilles de sa belle, elle avait un goût d'inédit, la douceur d'une friandise, la saveur d'une offrande.

Alors elle le suivit…
Elle fut tour à tour dans la charrette, tantôt subissant les roulis en fomentant ses futurs complots de truand en herbe, tantôt endormie dans ses rêves où il s'agissait de poursuivre les dragons armé d'une épée de bois. Il y eut les jeux d'étapes, dans les forêts sombres à courir après les feuilles qui volaient au vent comme s'il s'agissait de pourfendre des ennemis volants, et soudain sautant dans les flaques à pieds joints, comme le font tous les garnements qui vident les lacs à pas de géant en riant de leur pouvoir imaginaire. Le petit Morelius était un enfant bien vivant et d'une énergie folle, elle se reconnut sans peine dans sa turbulence et ses envies de conquérir le monde.

Mais même si l'homme qu'il était devenu se révélait sans conteste un conteur hors pair, il se faisait tard et la journée, véritable collection d'événements dignes de remplir les annales de toute une vie, l'avait épuisée. Theolenn but une dernière gorgée du jus de la treille puis signifia sa fatigue à Morelius en venant se lover contre lui telle une chatte au pied de son maître. Le feu ne crépitait plus que faiblement mais les braises rougeoyantes leur promettaient une nuit au chaud et la paix des songes qui ne manqueraient pas de peupler leur sommeil. Sa dernière vision fut un splendide ciel d'été étoilé comme on en voit qu'en montage, mais sa dernière pensée consciente alla à l'ours, se demandant, question absurde, si les poissons lui avaient plu.

Ah, l'influence de la faim sur une dormeuse qui s'alanguit!
Mais demain donnerait d'autres occasions de faire des provisions. D'ailleurs, n'y avait-il pas un lac dans les environs?

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Morelius
On aurait pu croire que la solitude des lieux montagneux est propice au sommeil, mais c'était sans compter que la nuit ici, la vieille forêt se mettait à chanter.

Les oiseaux pépiaient, le lapin glapissait, le renard se tapissait sur un lit de feuilles sèches ; l'ours maladroit écrasait du bois brut ; le sanglier à la soie rude déboulait un raidillon à grand fracas comme s'il avait le Sans-Nom accroché à sa hure. Le cerf amoureux poussait son brame victorieux du haut d'un tertre, après avoir brisé les cornes de son plus proche rival au cours d'un épique combat dans un val ténébreux, parmi l'ajonc et la bruyère à la robe pourprée, sous les rires aigus de roux écureuils nichés dans la ramure mordorée de quelque orme solitaire.

L'éphémère coudrier soupirait auprès de l'yeuse millénaire. Le chêne faisait sa cour au frêne indifférent, et le roseau jovial consolait en sifflotant le beau saule éploré. L'écorce du bouleau craquait à la faveur du jour changeant, comme un brandon qui crépitait et qui claquait dans le feu fulminant d'une agreste veillée. L'onde clapotait doucement contre le rocher rebelle et nu, tandis qu'une poule d'eau égouttait son plumage mouillé.

Ici, la nuit, partout on grattait, on raclait, on tapait, on trottait, et l'on courait ; on glougloutait et l'on voletait ; on s'ébattait, on soufflait, on râlait, on feulait et l'on mugissait. Aussi au petit matin, il fallut à Morelius la mesure d'un long sablier pour dissiper les désagréables effets de l'ankylose qui paralysait ses membres courbaturés de s'être tant tourné et retourné dans son sommeil agité.

Comme tout naturellement il se tournait vers Theolenn qui semblait encore bien ancrée en ses songes -était-elle sourde ?-, les effluves odorantes et musquées d'un animal qui lui était familier lui chatouillèrent malencontreusement le nez : un loup ! Et la bête fauve les fixait d'un air au moins aussi mauvais que celui qui émanait de sa toison, et Morelius lui aurait probablement fait un sort -vu le peu de sympathie qu'il portait à l'engeance, s'il ne s'était souvenu que sa dulcinée affectait tout particulièrement ces bêtes fauves et lui en aurait voulu de régler brutalement le sort d'un d'entre eux. De plus celui qui se tenait devant eux semblait plus curieux que méchant, et Morelius, qui n'avait rien avalé depuis vêpres jusques à matines n'eut pas le courage de chercher affrontement.

Même si ce loup n'était pas plus gros qu'un chien, a bien raison celui qui dit, que d'entre tous les animaux, les pires sont les plus petits, et qu'il advient que de petites causes produisent parfois de grands effets, ainsi qu'on le voit des belettes, hermines, et furets, qui s'attaquent volontiers à gibier cent fois plus gros qu'eux, se jetant sans merci à leur cou pour les saigner et les affaiblir.

Et Morelius, qui n'était guère plus d'humeur qu'un ours au sortir d’hivernage:


- Comment ? Un loup noir ? Nous voilà bien ! Mais où faudra-t-il que je me cache pour échapper à ces bêtes de la montagne ? Compère Ysengrin je te préviens : tête de sachet, enclume à quatre pattes, si tu me montres tes quenottes, je te mets la main dessus, je te transforme en pardessus. Tu cesseras bien tous tes tours, car tu vivras de mauvais jours. File rejoindre ton compère Martin, il n'y a plus rien à dérober en ces lieux !!!
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Theolenn
Et Theolenn s'éveilla grâce à l'étrange et si discrète jaserie de Morelius.

Quelle nuit étonnante!
L'ondine avait nagé avec pas moins que les truites de la rivière!
Le plus dur sous l'onde avait été d'éviter de se fracasser sur les roches quand quelque remous rendait l'eau moins translucide - qu'est ce qu'on pouvait filer vite avec un corps fuselé et visqueux! - mais à part quelques acrobaties un peu maladroites, dans l'ensemble, ça c'était plutôt bien passé pour une première séance d'initiation à l'eau vive. En une seule nuit, grâce aux conseils muets mais non moins judicieux et à la pratique illustrée de ses nouvelles amies aquatiques, theolenn-la-sirène avait ingurgité nombre de vers, d'insectes et de papillons de nuits venus se poser imprudemment à la surface des eaux plus calmes ou passant trop près de celles-ci, et que d'un bond elle avait ravi au grand plaisir de son estomac affamé. Le trip "rencontre avec un loup" l'étonna donc énormément, le temps de chasser de ses poumons l'eau virtuelle accumulée et de repasser à un système de respiration plus aérien…

Elle bailla et s'étendit pour être bien certaine que si rêve il y avait encore, il soit parti quand tous ses muscles seraient fin près à réagir. Mais non, l'animal ne semblait perdre aucun pouce de son image et même rajoutait à sa présence visuelle, un effet olfactif des plus présents. Bon, et bien, ça commençait fort…

De ses yeux clairs, la bête les observait, sans qu'aucun signe d'agressivité ne puisse être détecté, aucun retroussement de babines, aucun grognement menaçant.
A mieux y regarder, Theolenn se demanda s'il s'agissait réellement d'un loup: ou celui-ci faisait partie de ce qu'on appelait les souffre-douleur de meute et s'était enfui pour commencer une nouvelle vie, ou il s'agissait du produit hasardeux entre une louve non dominante et un chien de berger… mystère. Comment comprendre l'intention de l'animal à leur égard, comment comprendre le message que ce magnifique regard rehaussé par l'épaisse toison noire tentait probablement de leur délivrer?

Morelius se taisait à présent mais restait néanmoins sur le qui-vive. Theolenn sentit que la décision lui appartenait et fut touchée par ce respect dont il faisait montre pour ce qui lui tenait à cœur. Elle songerait à l'en remercier généreusement dès qu'ils seraient … dans l'intimité. Mais il semblait bien qu'en montagne, on était plus souvent en compagnie improvisée que dans n'importe quelle capitale humainement peuplée!

Chaque geste fut mesuré avec soin, il s'agissait d'agir sans disposer au danger. Theolenn observa une légère trêve entre la pose de sa main sur le sol et le pliage de son corps, puis une autre entre le glissement lent de ses jambes sous elle et la position debout. Le loup ne recula qu'à la fin de celle-ci, puis au premier pas, reprit la direction de la forêt ou il fit mine de vouloir disparaître avant de s'arrêter et de tourner la tête vers l'arrière, station étonnante et qui semblait se prolonger jusqu'au prochain mouvement ébauché.


- J'ai compris !
Morelius, je crois qu'il veut qu'on le suive!!! Je sais, ça parait fou mais… Viens!


Elle s'empara de la main de Morelius qui n'en revenait pas et le força à se relever pour l'accompagner dans cette course un peu folle vers l'inconnu, le ventre toujours aussi vide que la veille. Etait-elle atteinte d'hyper conscience ou subissait-elle une hallucination temporaire?

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Morelius
Et les voilà partis sous les frondaisons de la vieille forêt, au pas tranquille d'un bien étrange loup. La bête se retourne à peine de temps à autre pour voir s'ils suivent, c'est dire si elle ne les craint guère. Même si l’apparente insouciance de Theolenn le rassure un peu, Morelius, lui, reste sur le qui-vive. Aristote seul sait où cette aventure les mènera, mais comme tout voyage commence toujours par un premier pas, celui-ci est bien commencé.

Le campement s'éloigne peu à peu derrière eux, et au bout d'une petite demi-heure de promenade sylvestre les voici soudain à la porte d'une bien étrange chaumine, dans laquelle le loup s'engouffre sans même hésiter.

Ni plancher, ni tapisserie, ni riches lambris dans cette morne demeure des bois, excepté peut-être le savant rechampissage qu'opèrent sur les murs gypseux et nitreux qui s'effritent à l'envi, d'élégantes taches de noir de fumée, jointes aux granuleux panneaux de châtaigner tapissés d'une jonchée de punaises en migration. Entre les rangées de chauves-souris au garde-à-vous qui dorment suspendues à la sous-pente du toit, une escouade d'araignées spéléologues descend en rappel et prennent d'assaut un bastion de mouches qui s'affairent autour de la dépouille d'un lézard vert décédé depuis plusieurs jours. Des termites gastronomes s'offrent un festin de Sardanapale en se délectant du tanin des poutres, et donnent le tempo à un petit détachement de limaces paresseuses qui lavent péniblement le carreau d'une lucarne crasseuse.

Mais à peine le temps de détailler cet extérieur de conte de fée que l'occupante des lieux est déjà sur le seuil, observant elle aussi ses deux visiteurs de son œil inquisiteur. C'est une vieille femme vêtue de haillons, aux yeux vairons et à la dent unique. Une verrue percée de trois poils follets qui lui servent peut-être d'antennes trône, incontournable, sur un nez crochu qui se termine en aubergine. Frustes comme cette corde d'étoupe qu'on utilise pour calfater les navires, ses cheveux paillasses traînent presque à terre et balayent la poussière. Noirs, longs et pointus, ses ongles rappellent les griffes d'un prédateur, du genre Vampire du Service des Taxes et Impôts du Comté, et une corneille se tient en équilibre sur son épaule senestre.

Les voyant arriver, le passereau lâche trois sinistres monosyllabes, en secouant un peu ses ailes. La vieille prend alors la parole d'une voix aiguë et grinçante :


- Tais-toi, Kojax ! Ne vous inquiétez pas d'elle. Kojax est nerveuse, certes, mais parfaitement inoffensive. Quant à moi, tout affreuse et vieille crevarde que je suis, je n'ai pas souvenance d'avoir un jour trempé une paire d'amants dans ma soupe. Entrez et servez-vous donc un bol ou deux de ce délicieux breuvage que je préparais; hem, enfin... Allons, approchez, je ne vais pas vous mordre. J'aurais du reste bien du mal, avec cette quenotte ridicule. Hi, hi, hi !

Morelius nage en pleine hallucination, que fait cette vieille perdue dans les bois ? Délicatement, d'une main au creux des reins, il pousse Theolenn en avant d'un air de dire: "vas-y, c'est toi la diplomate..."
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Theolenn
*C'est à ça qu'on reconnaît les vrais hommes* se dit Theolenn en sentant la main de Morelius l'inviter discrètement à jouer les éclaireuses, et plus trop sûre devant le décorum, que sa faim soit vraiment si importante. Malgré sa surprise et leur nouveau mode de vie plus sauvage, il lui reste un semblant d'éducation en compagnie, elle accepte donc l'invitation de leur hôte avec une joie …féroce, mais néanmoins teintée de prudence et entre, non sans s'être assurée au préalable que Morelius reste à portée de main.

Contrairement à ce que leur imagination visuelle pouvait leur laisser craindre, l'intérieur de l'habitation de l'étrange inconnue se révèle accueillant. Le loup ou le chien, ou le chien-loup, on ne sait toujours pas, est allongé contre le bas d'un fauteuil en osier dont le siège et le dossier sont rembourrés d'un épais tapis de paille. Il fait partie d'un duo qui fait face à une cheminée rudimentaire dont l'âtre héberge un feu bien alimenté en bois, qui lui-même sert à faire mijoter le contenu d'une marmite où la soupe se prépare depuis un temps certain. Un liquide épais de couleur indéfinissable y vivote en produisant régulièrement une bulle sirupeuse qui éclate mollement à sa surface. Décidément l'univers de cette vieille femme n'est pas basé sur l'apparence. Même le potage aux allures de bouillie gluante, restitue aux narines frétillantes des visiteurs impromptus tous les parfums de la montagne dans ce qu'elle produit de plus appétissant. Ça sent le ragoût familial du dimanche, rehaussé d'herbes sauvages et de miel. Peut-être des champignons? La seule différence, c'est que c'est la version mixée…

Une large et longue planche en bois brut, dont la surface patinée trahit plusieurs générations d'utilisateurs, est posée sur trois tréteaux de même essence. Quatre tabourets sont rangés dessous dont l'un dépasse bien plus que les autres, probablement à cause d'un usage plus fréquent. Le plus étonnant, ce sont les bols sur la table: trois exactement, accompagné chacun d'une cuillère en bois, le tout disposé comme si une invitation leur avait été envoyée officiellement et avait été acceptée de longue date!


- Allez, ne faites pas les timides, je sais que vous avez faim, et cette mixture-là, ça se déguste bien chaud sinon c'est pas y faire honneur, pardi!

Theolenn se penche pour prendre un bol au hasard et profite de ce que son cher et tendre l'imite et la frôle pour lui glisser à l'oreille:
- N'avale rien tant qu'elle-même n'a rien porté à sa bouche

Ses lèvres ont à peine bougé pour délivrer son message de prudence au Morelius qui acquiesce discrètement, et pourtant la vieille ébauche un sourire en faisant remonter vaguement les coins de ses vieilles babines de sorcière. Même le loup, sous son faux air blasé, à l'air de se marrer en attendant la suite…

L'appréhension a remplacé la faim mais une certaine fierté, appelons ça le goût de l'aventure, les pousse à ne pas renoncer au partage qui, peut-être, ne cache aucune malice après tout… C'est donc avec l'impression grandissante d'être en passe de devenir un couple de cobayes humains que Morelius et Theolenn s'acheminent vers la cantinière des bois pyrénéens qui, généreuse, pousse le vice jusqu'à remplir les bols à la limite du débordement.

Comme s'il était utile d'en rajouter un tantinet aux mille questions qu'elle se pose déjà en boucle, en retournant vers la table pour s'y installer, Theolenn remarque une étagère à moitié dissimulée dans la partie la plus sombre de la pièce à vivre, et où sont alignés par dizaines des flacons et des pots de terre de toutes tailles qui semblent attendre patiemment que leur heure vienne de délivrer la puissance du secret qui dort en leur minérale ventripotence.
Un long frisson glacé parcourt l'échine de dame sardine…

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Morelius
Morelius, la cuillère à la main, décida de suivre les conseils de Theolenn. Il attendit, et scruta la pénombre au-delà de la table. Partout ce n'était que bric-à-brac de marmites cabossées, de cucurbites et de vases ébréchés, spatules de bois, louches en cuivre ; pilons, mortiers d'agate, pots en terre cuite étiquetés qui contenaient une pléthore de poudres, d'onguents et d'huiles puantes ; herbes, racines et mauvaises graines, infernales décoctions et mixtures nauséabondes.

Sur la crédence, à côté d'énormes livres de recettes négligemment jetés, il remarqua même un poignard à la pointe effilée, sept statuettes de cire fichées de clous rouillés ; un encensoir noir rempli de boulettes étranges, qu'il imagina sans peine à base de pavot, de mandragore, de cigüe et de jusquiame, pétries et amalgamées à de la lie de vin de crapaud distillé qui aurait macéré un an révolu dans un foudre de chêne avec de la cendre de belette ; un superbe gobelet en corne plus trois bougies blanches disposées en triangle isocèle à l'intérieur d'un cercle peinturluré, et une espèce de hochet...

La vieille, elle, les observait et savourait sa vengeance. Elle haïssait les hommes, mais en voulait au vicomte de Bigorre plus qu'aux autres. Il l'avait tout de même mise au ban et exilée dans la forêt autrefois, lui, son petit frère, sous prétexte qu'elle était stérile et ne pouvait régner en partage avec la vicomtesse légitime. Vengeance. Haine. Elle aurait aimé que ce soit lui qui se soit perdu ici plutôt que cet inconnu aux cheveux blancs. Que lui aurait-elle alors fait ?

Lui aurait-elle crevé les yeux ? L'aurait-elle enfermé dans une cage de fer si exiguë qu'elle aurait contraint le captif à mourir debout à l'issue d'une lente agonie ? Le bûcher ? Il n'était pas assez savant pour mériter cet honneur. Le pal ? Traitement trop oriental. Le chaudron d'huile bouillante ? Inutile de se priver de frites, surtout s'il débarquait un mercredi. Le poison ? Aconit, amanite, cigüe ? Non, elle laissait cette arme aux femmes jalouses. Et puis, c'était bien la peine d'avoir passé avec succès son Agrégation de Sorcellerie si c'était pour assassiner les gens comme tout le monde. Non, elle l'aurait aspergé d'huile et l'aurait fait lentement brûler, lui aussi, comme il avait fait à ses amies du cercle. Oui, elle le dégénèrerait en hématite cloqueuse. Rouge au-dedans, noire à l'extérieur. Parfait.

Mais pour les présents visiteurs, point de feu. Elle leur servirait sa mixture dans un bol de bouillon. Trois pincées suffiraient, car le poison n'était pas dans la soupe, mais dans le sel de la petite écuelle posée au milieu de la table. La soupe en était totalement dépourvue, ainsi, en quelque sorte, ils s'empoisonneraient eux-même. À froid, avec tout l'amour de sa haine. Dans les règles de l'art. Car si elle pouvait à la rigueur pardonner aux hommes l'exil et le largage dans la forêt la plus touffue des Pyrénées, jamais elle ne leur passerait cette réputation de femme frigide qu'ils avaient colportée, et encore moins cette chose, oui, cette chose qu'il lui était né dans d'affreux hurlements et qu'on lui avait arraché de son ventre de force. On l'avait aussitôt dissimulée à l'abri des regards, dans l'intérêt de l'ordre moral et surtout de la Science, avait-on dit... Un terrible secret de famille... Une combinaison interdite...

Elle passa la langue sur ses lèvres desséchées et but bruyamment une longue et lente gorgée de soupe, invitant ses hôtes à l'imiter. Morelius fit de même. La soupe était plutôt goutue, mais un peu fade... peut-être qu'en rajoutant du sel... Il repéra l'écuelle et tendit la main.

Salera ? Salera pas ?

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Theolenn
Theolenn aussi s'empara de son potage dès qu'elle vit que la vieille avalait sa propre cuisine. Mais ce fut justement sa fadeur qui lui mit la puce à l'oreille. Une femme de son âge devait avoir le goût suffisamment altéré par les ans pour saler davantage ses aliments que la moyenne des gens or… pas une seule fois elle ne vit de geste vers la coupelle.
C'est quand elle surprit l'intention de Morelius qu'elle comprit que son soupçon était fondé. Elle n'hésita pas une seconde et balança son pied de toutes ses forces sous la table pour atteindre le mollet de Morelius qui, pris au dépourvu par la douleur soudaine, fit un mouvement si brusque qu'il en renversa la salière, répandant tout le sel qui s'abattit au sol comme une pluie de minuscules grêlons.
La mimique de déception de leur hôtesse, toute discrète qu'elle fut, n'échappa pas à Theolenn. Même le loup intéressé se leva, flaira les grains répandus et s'en retourna se coucher sans y toucher. Ainsi donc ses intentions étaient malfaisantes!

La belle Holmes se précipitant pour récupérer l'ustensile, revêtit le masque de la contrition et faisant mine de ramasser la coupelle pour la remettre sur la table, recueillit ce qu'elle pu dans le creux d'une main, la refermant aussitôt pour dissimuler son contenu. Son manège attira l'attention de Morelius qui d'un signe lui fit comprendre qu'il avait saisi d'où venait le danger. Tout juste!


- Pardonnez sa maladresse ma dame - dit-elle en reposant le contenant près de la sorcière au nez crochu - On a tellement faim que ça nous rend un peu nerveux.

La mégère maugréa vaguement un "Ce n'est rien " un peu coincé et posant son bol mi-vide devant elle, reprit la salière pour l'aller remplir à nouveau de son mélange fatal. C'est exactement l'interlude qu'il fallait pour que Theolenn verse le contenu de sa paume dans la soupe à Mammy. Rira bien qui rira la dernière, pauvre folle, ricana la jeune femme sans se douter le moins du monde que la poudre put être mortelle.
Qu'espérait-elle, les dévaliser? Ils n'avaient rien ou presque. Elle devait le savoir vu la manière qu'elle avait eu jusqu'ici de les mener par le bout du nez…
L'ombre d'un instant elle fut même tentée de croire que l'ours aussi faisait partie de la pièce qu'elle tentait de leur jouer. Non, tout de même pas !??!

Miss Stick revint de son appentis la mine radieuse… mais pas pour bien longtemps, les bols des invités étaient vides depuis peu !!!


- On a pas pu attendre, c'était tellement bon ! dit Morelius en se frottant le ventre pour montrer qu'il était repu et satisfait.

- D'ailleurs, si on osait… pourrait-on en avoir encore un peu pour le repas de ce soir?
On le payerait bien évidemment! Avec un petit supplément pour ce sel que vous avez si gentiment été cherché pour nous
renchérit Theolenn en tendant sa gourde, l'œil papillonnant et la bouche en coeur.

La ruse était improvisée et maladroite, la vieille sous ses sourcils broussailleux parut hésiter…

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Morelius
Morelius retint le bras de Theolenn qui tendait sa gourde. Il aurait pu, d'un simple coup de glaive, mettre fin à l'existence miséreuse de la vieille, l'idée lui en avait d'ailleurs traversé l'esprit quand il avait compris la présence du poison. Mais quelque chose de profondément enfoui dans son inconscient l'en empêchait... superstition ? pitié ? sorcellerie ?

- Que nous veux-tu, l’ancienne ?

Elle ne répondit pas un mot, darda son regard sur Theolenn et, lui désignant Morelius d'un doigt crochu, elle fit le geste d'égorger un animal, joignit ses mains dans l’attitude de la prière, puis, tirant une langue noire comme du charbon, cracha à ses pieds.

- Vieille sorcière, explique-toi, ou je te cingle ma lame sur le paletot !

Et, joignant le geste aux paroles, il détacha la lanière qui retenait son glaive au fourreau ; mais ce faisant, par quelque malheureux hasard, ce fut le fourreau lui-même qui se détacha de sa ceinture et tomba au sol dans un nuage de poussière.

La vieille s'éloigna et s’approcha du foyer ; puis, se retournant vers Theolenn, elle fit encore le geste d'égorger, puis de prier, en désignant toujours l'homme aux cheveux blancs.


- Auras-tu bientôt fini tes simagrées, vieille grimacière ? Je n’y comprends rien. Parle-nous, que diable !

La vieille parla enfin, d’une voix qui ressemblait au grincement d’un chandelier sur du marbre.

– Tu ne sais pas avec qui tu voyages, ma fille...

Et, se baissant, elle écarta avec les mains les bûches enflammées.

- Tu vas te brûler, l’ancienne ! fit Morelius éberlué.

– Ce feu-là n’est que l’ombre de celui qui te dévore !

Et, glissant ses doigts crochus dans la rainure des pierres du foyer, elle en sortit un médaillon que les dernières lueurs du feu expirant faisaient scintiller entre ses doigts. Le premier hululement nocturne d'une chouette résonna.
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Theolenn
Theolenn se sentit perdue et n'eut pas la patience de son compagnon.
Ni sa retenue…
Il suffit d'une seule phrase pour lui percer le coeur et la remplir de fureur.

- Tu ne sais pas avec qui tu voyages, ma fille…

Il n'en fallut pas plus pour qu'elle explose.
- Je ne suis pas votre fille, pauvre folle ! Et si je croyais en ce dieu dont raffolent les hommes et qui leur permet toutes leurs folies, je le remercierais de ne pas m'avoir imposé une femme de votre espèce comme génitrice!

Ses yeux brillaient d'une haine mal contenue qui, si elle avait pu se voir dans un morceau de miroir, lui aurait fait plus que peur. Theolenn se rapprocha de Morelius jusqu'à le toucher du bras, comme si quel que soit le destin qui l'attendait, bon ou mauvais, elle choisirait de plein gré d'en partager la teneur.
- Ne t'avise pas de dire du mal d'un homme que tu ne connais pas, ou alors très mal, ou plus depuis longtemps, ou que, dans tes pensées de dingue, tu imagines connaître, vieille macrale !
Il serait le diable en personne que cela m'importerait peu. Je lui donnerais mille fois mon âme si je ne la lui avais pas déjà offerte.


Theolenn avala sa salive en crispant les mâchoires. On pouvait voir son sang battre à la veine de son cou qui se gonflait par intermittence. Quant à ses yeux, ils n'étaient à présent plus que deux fentes étroites. Elle dut faire un effort colossal sur elle-même et sur cette colère qui n'arrêtait pas de croître, pour ne pas pousser la vieille bique dans l'âtre et l'achever à coup de tisonnier. Morelius était peut-être un spadassin, un assassin officieux, un meurtrier occasionnel, mais il l'avait sauvée, elle, de la pire des morts qui soit en ce bas monde, l'indifférence. Rien que pour cela, elle ne lui serait jamais assez reconnaissante. Mais il n'y avait pas que cela… bien loin de là.

Quand elle vit la vieille peau qui avait organisé leur mort et la souhaitait encore, mettre ses doigts malfaisants dans les braises, elle eut cette pensée aussi absurde que cruelle que le feu les ferait fondre et la ferait même, par chance, disparaître toute entière dans un grand hurlement de douleur. Pas un seul instant elle n'eut la moindre pitié pour cette créature de malheur. Comment pouvait-on tuer de sang-froid des gens qui ne savaient même pas pourquoi ils étaient pris pour cible?
Etait-ce encore une de ces vieilles demeurées qui en voulaient à la terre entière de s'être exilée du monde en se croyant rejetée? Et quand bien même, vu le style de potions qu'elle devait préparer, celui ou celle qui l'avait épargnée en l'éloignant pour lui permettre d'échapper au sort des praticiennes de son art, était tout aussi dangereux qu'elle …ou inconscient…ou déjà mort?

Quoi qu'il en soit, Theolenn ne s'en tiendrait pas là. L'ignoble en avait trop dit ou pas assez, il allait falloir, par ruse ou par force, qu'elle le crache son venin, quitte à le lui faire ravaler amélioré à sa manière!

Le médaillon fit sa brûlante apparition dans les doigts crochus de sa propriétaire. Theolenn, sans attendre qu'un quelconque sort ne leur soit jeté, s'en empara pour l'examiner de plus près.

Un simple médaillon d'argent ciselé avec sur une face la lune en son premier quartier et de l'autre côté, un soleil aux rayons finement suggérés par des traits ondulés. La jeune femme fronça les sourcils devant des symboles aussi opposés dans l'univers mais en le retournant en tous sens, elle finit par déceler cette petite inscription gravée sur la tranche:
"Si tu rêves de la Lune, tu trouveras le Soleil"

Ce qui ne fit pas avancer le Schmilblick d'un pouce …
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Morelius
Ah, qu'il était bon de se voir ainsi défendu par l'être aimé... Morelius, voyant Theolenn en fureur -comme c'était excitant- et bien décidée à passer la vieille à la question, changea d'avis et d'un départ précipité opta pour une bonne séance d'intimidation.

Voilà longtemps qu'il n'avait pas pratiqué, et il se demanda s'il convenait d'agir sur une vieille empoisonneuse de la même sorte que sur un artisan récalcitrant à payer sa taxe. Il laisserait Theolenn mener l'interrogatoire, mais comptait bien s'amuser lui aussi.


— Alors, vieille sorcière, vu que visiblement, ce n'est pas votre premier empoisonnement, je crois que de professionnel à professionnel, je vais devoir vous parfaire à cet art subtil et délicat en vous donnant quelques conseils dont vous saurez tirer profit.

Ce disant, il s'était approché de la vieille, recroquevillée près de l'âtre.

- En premier lieu, la prochaine fois que vous choisirez une victime, évitez de sauter sur les premières personnes qui passent. Par exemple dans notre cas, si vous aviez pris cinq minutes à nous observer avant de vouloir nous nourrir de si grossière façon, vous auriez remarqué que nous sommes armés jusqu’aux dents, ce qui indique que nous ne sommes pas des proies faciles. Cela indique aussi que nous sommes mercenaires ou aventuriers voyageurs, or cette condition a ses aléas, de telle sorte que nous sommes, la plupart du temps, désargentés. Vous aviez donc des chances de vous retrouver à engager un combat hasardeux contre des adversaires qui, en outre, ne vous rapporteraient pas grand-chose. Est-ce bien intelligent, je vous le demande, quand on sait que dans le même temps, nombre de gras marchands ambulants aux poches alourdies d’écus traversent les Pyrénées par ici, sans aucune autre protection que leur béate innocence ?

— Si vous le dites. . .

— Ensuite, et c’est sans doute le plus important, quand on empoisonne, on empoisonne, on ne perd pas son temps à écouter les discours dont vous abreuve votre adversaire tandis qu’il porte subrepticement la main à son arme...

Car tout en avançant Morelius avait discrètement sorti sa longue dague de ses braies et en menaçait maintenant la vieille.

— Il se trouve que je suis maintenant de méchante humeur, et indubitablement de force à vous étriper avant que vous ayez compris que votre agonie a commencé. Je vous suggère donc de répondre courtoisement aux questions de ma compagne. Allez.

La vieille siffla...
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Theolenn
Theolenn répondit par un ricanement peu engageant: elle avait une idée!

- Les grandes révélations épuisent, anticipons, il faut prendre des forces… Un peu de votre potage vous plairait-il? Ne vous dérangez pas, ça me fait très très plaisir de vous le servir à mon tour…

La vieille écarquilla les yeux quand elle vit la jeune femme emplir son bol et surtout, le saler abondamment. Comprenant que son piège allait se refermer sur elle, l'affreuse pinça les lèvres, espérant que cette pauvre parade la sauverait.

- Je propose un deal … c'est très facile, même une simplette comprendrait sans qu'on ait à le lui répéter. On commence?

Mais devant la moue butée de la volontaire qui s'égarait dans le renoncement, il fallut, hélas, employer les grands moyens.
- Morelius, mon très cher, pourrais-tu aider madame à se décider en …lui pinçant le pif!

Il en fallait pourtant du courage pour triturer cette aubergine nasale digne des pires cauchemars enfantins mais Morelius était valeureux, il empoigna le légumineux d'une main ferme et commença à le lui tordre dans le sens des aiguilles d'une montre, tout en maintenant par quelque savante position, la vieille assise sur le bord du foyer. Si le sens du geste vous parait anodin, détrompez-vous… parce qu'en réalité, ce détail n'est pas sans importance pour la suite de la séance, vous verrez!

Cruella n'eut d'autre choix que d'ouvrir son large bec monodenté pour que Theolenn y laissa sirupeusement couler l'empois si généreusement préparé pour les "invités".

Pour la première fois, le chien-loup se mit à grogner, bourdonnement sourd s'amplifiant brusquement sur des dents qui se découvrent lentement…

- T'en veux toi aussi de la bonne potion à ta Mémére?

Je ne pense pas que ce furent les mots qui le décidèrent. Quand les yeux de Scherlokette fusionnèrent avec les prunelles de la bête, ils furent probablement suffisamment éloquents quant à sa détermination. Si bien que la bête se mit à gémir lamentablement et choisit sagement de s'éclipser dans la nuit noire, plus propice à sa nature de canidé errant qui ne veut pas d'histoire. Et puis que devait-il à cette vieille folle? Deux ans de bons et loyaux services comme rabatteur, c'était bien payé pour la pauvre écuelle de saletés qu'elle lui servait en guise de déjeuner!
Où l'on découvre que le loup peut se révéler parfois ingrat dès qu'il a du chien …

La pseudo-victime hoqueta en avalant son ragoût mouliné, et Morelius, heureux, put relâcher la pression de ses doigts non sans une moue de dégoût pour la tâche effectuée.


- Alors, tu nous le craches ton nom de vipère, Madame Poison ?

A la deuxième cuillérée - la roublarde comptait probablement les pincées ingurgitées - elle lâcha enfin son information!

- Je … c'est pour… César… mon neveu…

Et le visage de Morelius prit la teinte de ses cheveux.
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Morelius
César... Cesare Visconti... un nom qui faisait trembler la Lombardie, voir l'Italie toute entière. Un caractère colérique et ambitieux, trop en réalité, même pour sa puissante famille milanaise qui l'avait vu comme une menace et avait engagé il y longtemps Morelius pour y mettre un terme. Malheureusement pour l'assassin jeune et inexpérimenté qu'il était à l'époque, sa mission avait lamentablement échoué et le fils terrible des Visconti vivait toujours, cherchant revanche.

L'or ou l'exil n'ont jamais protégé du châtiment divin ni des complots, il s'en apercevait ce jour où, ironie du sort, sans Theolenn il aurait péri par l'arme même qu'il avait employée à l'époque. Se jeter dans la gueule du loup n'était jamais glorieux ni agréable, surtout quand le loup était vieux et édenté ! Mais c'était la réaction de Theolenn qu'il craignait, car il faudrait bien lui faire état de son sombre passé.

En attendant il fallait régler le problème de la vieille, et reprendre la route dès que possible. Car assurément, César saurait...

Morelius se redressa. Une ombre voila son visage. Il se pencha de nouveau sur la vieille, qui n'osa affronter son regard. Elle lançait comme un sourire d'excuses confuses à Theolenn. Morelius l'observa, gêné. Il la tenait toujours par le nez. De l'autre main, il chopa son menton ridé et lui ouvrit grand la bouche.


- Je prierai pour qu'Aristote t'accorde le salut de ton âme flétrie et t'accueille dans sa Bonté.

Le sang de la vieille se glaça. Ses membres se pétrifièrent, quand Morelius grogna à sa compagne:

- Verse tout !
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Theolenn
Contrairement à ce que Morelius aurait pu supposer d'une femme de son origine ou de son rang, ou de je ne sais quelle étiquette plus farfelue encore, Theolenn ne perdit pas pied. La raison était simple: tuer lui avait toujours semblé être un acte contre nature sauf… en cas de légitime défense. Or ici, il n'y avait qu'un et un seul paramètre dont il fallait tenir compte: c'est eux qui seraient en train de mourir si son instinct de fouine, parfois un peu excessif, n'avait pas fait son office.

Elle versa le reste de la soupe sans trembler, sans en gaspiller la moindre goutte et sans regret. Peut-être un frisson lui parcourut-il l'échine ? Elle ne s'en souviendrait jamais.
Ce fut pour Theolenn comme une manière de sauver une âme, une âme prisonnière d'un passé trop acide, une âme pétrie par la haine et qui peut-être se débattait depuis longtemps pour quitter ce statut douloureux. Les gens devenus aussi foncièrement mauvais ne pouvaient plus être heureux. Comme une fleur assoiffée qui atteint ce terrible point de non-retour, elle s'était irrémédiablement flétrie. Comme si la vieille femme qu'elle était devenue avait voulu se suicider et avait tenté d'accomplir sa funeste tâche à travers la résistance de plus forts qu'elle.
Cette fois, elle avait réussi.

La sorcière s'endormit…
Peu à peu sa peau se mit à ternir et dans l'heure son visage avait revêtu l'apparence du marbre de Carrare, blanche et glacée, délicatement veinée de gris.
Morelius mit une main sur sa peau et secoua la tête pour signifier que c'était fini.
Theolenn lui ferma délicatement les yeux comme on ferme doucement une fenêtre sur un paysage qu'on ne reverrait plus. Sans regret mais pas sans émotion, avec ce sentiment très particulier d'avoir perdu un cran supplémentaire de son innocence.


- Il faudra l'enterrer.

La lune était à présent à moitié engagée dans le même ciel étoilé que la veille, à peu de choses près.
La plainte d'une corneille orpheline retentit dans la nuit, cri lugubre parmi les ombres.
Quelqu'un l'avait aimée finalement, cette vieille folle allergique au bonheur…

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Morelius
Morelius avait bien pensé à dissoudre la vieille dans une de ses propres potions, ou à la faire bouillir dans de l'eau et du vin, histoire d'en préparer quelques reliques qu'il aurait offertes à Cesare. Mais le temps pressait, et son instinct lui dictait un départ imminent. Il trouva donc une bêche et creusa un trou devant la cahute de la sorcière.

La nuit n'était déjà plus qu'un souvenir quand il termina son ouvrage, et les bruits ordinaires de la forêt avaient recommencé à envahir les environs, mêlant leurs sons à celui de la terre que l'on travaille. Morelius allait rentrer chercher le corps, lorsqu'un bruit à l'orée de la clairière attira son attention...

Surgissant des bois, quatre mignons de cour, cheveux attachés et rapières à l'italienne à la main, lui faisaient face. Ils étaient vêtus richement, mais dans leur regard il lut que ce n'étaient pas des marchands génois égarés.


- C’est déjà bien malheureux de se voir privé de soupe par un mercenaire… Mais par un mercenaire bouseux ! Tenez, cela, amici, je ne puis le supporter, disait l’un de ceux qui avaient déjà dégainé. Non mais regardez-le, cette arrogance dans le regard, cet habit austère que le bon duc Galeazzo aurait déjà trouvé passé de mode…

- Bouseux à la mode des bois !
ricana un autre.

Morelius hésita l'espace d'un instant. Seul contre quatre spadassins entrainés, ses chances étaient bien maigres. Il aurait largement eu le temps de rejoindre les taillis en courant et de s'éclipser sous leur nez, tant leurs habits voyants permettaient de les repérer de loin. Mais Theolenn, encore à l'intérieur, les avait-elle entendu venir ? Hors de question de prendre ce risque.


- Theolenn... ton épée... dépêches-toi...

Morelius planta délicatement sa bêche sur le tas de terre, s'épousseta avec soin et recula lentement vers la chaumine, alors que les insultes continuaient.

- Et ce petit air crâne et chevaleresque, sa façon de tenir la main sur son épée si grossière… Mon Dieu, signori, mais c’est qu’il nous assassinerait d’un regard, si les yeux pouvaient tuer…

- Passez donc au large, fillettes!

- Drôle!


Les provocateurs marchaient sur lui, il avait presque atteint la porte de la cabane.

- Comptez-vous m’assassiner, quatre contre un que vous êtes, mes mignonnes? siffla-t'il.

- Stronzino! Quatre contre un, mais tu n’es encore qu’un vulgaire stronzino! gronda le meneur des spadassins.

- Stronzino ? Eh, pour le coup, signore, c’est vous qui êtes démodé! Ce qui n’empêchera pas qu’il y ait du vilain si tu ne rengaines pas immédiatement et ne fais demi-tour avec ta basse-cour.

- Tu charges donc, pazzo ?
grognèrent les séides d’en face.

- Ma foi, provocation pour provocation, oui, je charge ! répliqua posément Morelius en sortant son glaive. Je charge d’autant plus, que (il ébaucha un petit geste ironique en direction des assistants du meneur) ce ne sont pas les obstacles qui pulluleront. A vous de voir si vous tentez toujours votre chance, signori.

- C’est toi qui va avoir besoin de chance, rasque que tu es...

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