Afficher le menu
Information and comments (0)
<<   1, 2, 3   >   >>

Info:
Unfortunately no additional information has been added for this RP.

[RP] L'Hostel d'Euphor à Montpellier

Actarius
Le nez, légèrement titillé par un halo lumineux, se retroussa légèrement, prêtant à cette moue encore endormie un ridicule certain. De ceux que l'on préférait garder secret, de ceux qui se confinaient à merveille dans une petite pièce. Le visage, racorni par les ans, retrouva rapidement de sa sérénité. Les yeux brillaient déjà de ce bleu argenté, qui se mariait à merveille avec sa chevelure de cendre, et fixaient les vitres épaisses de la fenêtre à meneaux. Au-delà de celles-ci se dessinait un ciel sans nuage, éclairé d'un astre aussi taquin que matinal et découpé par la toiture légèrement avancée de la bâtisse voisine. De la ruelle attenante grimpaient les échos d'une agitation naissante. La fourmillante Montpellier s'éveillait et avec elle l'Argentala, ainsi qu'on la surnommait, de l'hostel d'Euphor.

Rendue à l'activité par le retour inespéré du propriétaire, la vieille "maîtresse" de maison ne fut guère longue à ouvrir le vantail de la fenêtre et à humer cet air si particulier aux villes côtières qu'elle aimait tant. Un air encore pur d'une nuit désormais passée, frais et marin qui se remplirait bientôt des fragrances pas toujours agréables d'une cité en pleine ébullition. Au-dehors, les étals renaissaient à la vie petit à petit et se chargeaient de marchandises en tout genre. Les premiers cris d'agacement du grognon tisserand résonnaient avec une virulence que le temps ne semblait pouvoir adoucir. Et la marmaille de la bavarde lavandière se répandait déjà en coups tordus trahis par des glapissements aussi aigus que sonores. Ah ! Qu'elle aimait cela la servante sans âge. C'était son petit rituel, c'était son petit instant durant lequel elle se félicitait d'être encore sur pied et prête à affronter une nouvelle journée de labeur.

Celle-ci, comme les autres, commença par un tour dans les cuisines. Elle vérifiait les réserves, pensait le repas du jour et envoyait un commis au marché ou au port après une énième querelle. Car tout qualifié qu'il fut le maître queux l'exaspérait au plus haut point avec ses idées saugrenues. Mais qu'était-il passé par la tête du Vicomte pour faire venir un Gévaudanais au sud. Après cette première inspection, elle se dirigeait vers les chambres et autres pièces à vivre du propriétaire, veillant à ce que l'ordre y régnât, n'hésitant pas à dispenser quelques remontrances au passage.

S'en suivait la visite dans l'aile principale, là où se déployait la grande salle. L'espace n'y était pas si important, il demeurait sans commune mesure avec les grandes salles de châteaux ou même celle de l'hôtel de Clisson. Néanmoins, elle ne manquait de ce charme si fréquent dans l'architecture sud-languedocienne où la finesse du gothique ne pouvait se départir totalement de l'influence imposante de l'antique. Ainsi, retrouvait-on des colonnes plus grossières qui s'échappaient jusqu'aux plafonds pour se perdre en ogive peu marquée encore. Quelques coffres, des dressoirs à baldaquins ou des étagères, des bancs et quelques sièges constituaient l'essentiel du mobilier. L'apparat se résumait à quatre tapisseries soigneusement disposées sur la paroi découpée par une modeste cheminée. Le coeur de la pièce était naturellement dégagé pour les repas, lorsqu'on devait emmener tréteaux et lourdes planches pour dresser la table. La grande pièce ouvrait sur une antichambre et deux couloirs. La première se développait à l'angle et se prolongeait sur l'aile droite, là où se trouvait l'entrée principale. Le deuxième tendait vers l'aile gauche là où se situaient cuisine et dépendances et à l'étage, le logis de la valetaille. Le troisième offrait accès à l'escalier qui menait à un salon surplombant en partie la pièce principale et aux cabinets, chambres et autres pièces à vivre de la famille vicomtale et de leurs éventuels hôtes qui s'étendaient sur la dernière aile de ce petit château.

Ce premier tour terminé, elle sortait dans la petite cour intérieure où l'ombre régnait en maîtresse. Il y avait là la place pour accueillir deux carrosses au plus et ce n'était certainement pas la petite écurie de fortune, aménagée à proximité de la grande porte de cet hostel aux allures de forteresse carrée et fermée qui y changeait grand-chose. Elle ordonnait alors d'ouvrir les imposants pans et s'en allaient rencontrer elle-même quelques fournisseurs privilégiés. L'Argentala revenait systématiquement en milieu de matinée et s'affairait alors d'une manière ou d'une autre après avoir envoyé un page s'enquérir au Château de Montpellier des projets du Pair de France.

Ce jour-là, il n'était pas prévu qu'il rentrât avant le soir. Mais dans l'après-midi deux surprises vinrent troubler le calme d'une maisonnée en sieste. Un messager, mandé par le Mendois, vint prévenir celle qu'il convenait de considérer comme une intendante, qu'un hôte d'importance était attendu en soirée et qu'un repas fastueux était espéré pour cette occasion. Un soupir s'échappa des lèvres de la vieille matrone qui s'apprêtait à donner ses premières consignes lorsque son regard perdu dans la cour l'espace d'un instant s'arrêta sur un garde du château, accompagné d'une jeune demoiselle. Ce fut là non pas un soupir, mais un grommellement que lâcha la Montpelliéraine. D'un pas étonnamment leste pour son âge avancé, elle rejoignit la cour.


Addissiatz, lança-t-elle fraîchement au couple inattendu. L'escorteur habitué à ce genre de réaction - qui offrait de la chaleur, hormis peut-être leur famille, aux gardes du château ? - approcha et transmis le message du Vicomte avant de disparaître aussitôt, abandonnant La Coquelicot aux bons soins de l'Argentala. Celle-ci n'appréciait pas particulièrement les changements dans sa routine. Sans doute, ceci expliqua-t-il le regard de rapace avec lequel elle détailla franchement la rouquine. Elle brisa soudainement le silence. Domenga ! Benvenugts, se hasarda-t-elle sans grande conviction.
_________________
Lacoquelicot


    Il y a donc des hommes bons dans ce monde ?

    C’était bien l’unique questionnement qui tempêtait entre les tempes de la Miraculée. Jetée de sa ferme natale le matin même par celui qu’elle considérait comme son père, la môme avait quelques peu perdu espoir en la race humaine. Comment pouvait-on mettre à la porte une jeune fille que l’on avait élevée comme sa fille ? L’incompréhension recouvrait de son voile noir l’esprit de la jeune enfant. Et ce, jusqu’à ce qu’un regard de feu le déchire. Ella venait de trouver un nouveau protecteur en la personne d’un riche hobereau. Du moins l’espérait-elle. Après avoir déambulé des heures à la recherche d’un toit et d’un repas, l’Innocente s’était retrouvé, le désespoir au cœur, devant la salle du Plaid, ou Aristote, dans sa bonté, lui avait offert une seconde chance. Après un échange succinct, et une présentation à sens unique, la Coquelicot s’était fait cueillir par l’un des gardes du Castel. Il n’avait fallu qu’un signe de tête et quelques mot d’Oc au Pair de France pour qu’une main de cuir se pose sur elle et l’emmène.

    Dextre au pommeau et senestre à l’épaule de la Frêle, le cerbère à l’air coriace avait décidé d’exécuter sa mission sans un mot, ni même un regard à l’attention de la rouquine. Et ce n’est pas les mirettes de cette dernière posé sur sa face de rapace qui l’aurait fait changer d’avis. Le pas pressé et la griffe serré sur l’omoplate de la Fleur, l’homme avait slalomé sans se poser de question dans l’agitation montpelliéraine. Les discutions animés des commerçants, les plaintes des mendiants, les cris des femmes, les grincements des charrettes, le pas des chevaux. Rien ne semblait atteindre la montagne de fer qui servait de guide à la demoiselle dont le ventre se nouait à chaque pas. Montpellier était vivante, bruyante, agitée. Tout le contraire de ce qu’elle avait connu jusqu’ici. L’angoisse monta peu à peu jusqu’à un claquement de porte.

    L’Hotel d’Euphor était là. Riche, beau, impressionnant, à l’image de son propriétaire. L’enfant pénétra dans la maigre cour carrée recouverte d’un voile d’ombre et balayé de terre. L’endroit était agréable. L’image resterait à jamais dans l’esprit de la Coquelicot. Une femme à l’allure glaciale ne tarda point à faire son apparition dans le tableau et il n’eut suffi que de quelques mot à l’homme pour l’abandonner sans remord au regard hostile de la vieille. Un frisson usa désagréablement l’échine de la fleur qui commençait à perdre de sa candeur pour se questionner vraiment sur le bienfondé de cette nouvelle vie. Après tout elle ne savait rien de l’homme qui la recueillait. Pas même son nom.

    « Addissiatz. Domenga ! Benvenugts. »

    Gni ? C’est le bruit de l’incompréhension qui écrase les neurones de la petiote. Il lui faudra sans doute apprendre ce langage un jour, cela semblait plus que nécessaire pour survivre ici-bas. Mais qu’importe, en attendant l’enfant ferait sans.
    Je m’appelle Ella. Hasarda-t-elle. Peu convaincue que cela fasse avancer les choses. C’est le sire de la salle du Pl… Un hochement de tête sec de la part de la Domenga lui signifia que les explications étaient superflues. Un second signe de tête vers la demeure semblait signifié «Suivez-moi !» que n’osa pas contredire la miraculée. Serrant contre elle le mince paquet de ses affaires - une tunique de toile à l’aspect douteux – la rousse emboita le pas de l’argenté sans un mot de plus.

    A l’intérieur. Succincte visite. La grande salle, les cuisines et le logis. Il semblait que la demeure n’est point besoin d’être contemplé dans toute sa splendeur par les mirettes curieuse de la nouvelle arrivante. La partie utile suffisait et c’était déjà bien plus merveilleux que tout ce que la Coquelicot avait déjà pu voir au paravent. Le regard émeraude resta comme accroché aux chimères qui tournoyaient sur les parois de pierre froide. Et là môme se mit à rêver d’une vie entre les fils multicolores. Elle serait une princesse et chevaucherait des licornes en riant, ce serait merveilleux. Mais une toux sèche comme un désert la ramena à la réalité. Une porte s’ouvrit.

    « Votre chambrine. Arrangez-vous un peu et descendez aux cuisines. Il y a du travail. »

    Les billes s’arrondirent. D’abord sur la pièce, ensuite sur la matrone. L’esprit est partagé entre joie et peur. La joie tout d’abord. Une chambre. Voilà une chose dont elle n’avait pas l’habitude. Une couche, une chaise, une bassine dans un coin de la pièce. C’était bien plus que ce qu’elle avait jamais eu jusqu’à ce jour. La peur maintenant. « Arrangez-vous ! » certes, mais comment ? La maigrichonne portait déjà ce qu’elle avait de plus beau - et propre - sur le dos. Un ensemble de trous relié entre eux par quelques pans de toiles grossières à la couleur douteuse. Alors que la bouche s’ouvre la porte se claque. La Coquelicot se débrouillera…


_________________

Image : NerySoul, texte : Dutronc - Pour attraper un lapin, imitez le cri de la carotte!
Actarius
Pendant que la Coquelicot se débrouillait, le Vicomte avait lui repris le fil de son travail. Il avait abandonné la salle de plaid pour son cabinet de travail où sa plume griffait avec une insistance confinant presque à l'acharnement les vélins qui se succédaient sous ses yeux. Rapport de mines, rapport des conseillers, rapport des différents projets, nouveau décret à vérifier, voire à rédiger, missives, réponses à apporter, convocation... Depuis quelques temps pourtant, le défilé s'était interrompu. La pile avait été emportée par un serviteur en salle du Conseil Comtal et ne subsistait que quelques parchemins, dont un portait le titre en grosse écriture de "Comptoir des connaissances". L'idée aurait pu paraître un peu folle, et elle l'était au vu de la masse de travail et de recherche qu'elle engendrait, aux ordres à donner pour l'aménagement des locaux. Mais en ces lignes déjà tracées un des objectifs primordiaux du Mendois durant ce mandat: fournir aux Languedociennes et aux Languedociens un lieu où seraient rassemblées une multitude d'informations sur le fonctionnement du Comté et où une personne se tiendrait à disposition pour répondre aux différentes questions, pour conseiller et engendrer peut-être quelques vocations.

Noyé dans cette masse de travail, le Phénix n'avait pas vu passer cet après-midi. Malgré son immersion, dès que la lumière du jour fit mine de s'estomper, il s'arrêta tout net. Le Comté, les projets, tout cela pouvait bien attendre car en cette soirée qui menaçait, il la reverrait. Le rendez-vous avait été conclu sur un véritable chemin de croix. Il avait fallu jongler, jouer d'astuce pour convenir de cette rencontre sans rien n'en laissait paraître. Ironie du sort, ce fut le Rouergue qui se distingua pour endosser le rôle de prétexte. Une terre quasi honnie par l'ancien ambassadeur près le... Rouergue. Berceau de brigands, repère des pillards du Castel, séjour de l'infecte Montana à cause duquel l'Euphor avait bien failli faire entrer le Languedoc en guerre. Rien de bon n'était sorti du Rouergue pour le Mendois. Rien de bon, jusqu'à cette discussion, où pour une fois cette contrée stérile lui avait été utile. Son esprit avait bien entendu abandonné toute imagerie liée à l'insignifiante province tandis qu'il marchait en direction de sa demeure montpelliéraine. Ses idées, emportées par son coeur, s'égaraient plutôt du côté de la Bourgogne, et plus exactement d'une Bourguignonne, de la Bourguignonne.

Contrairement aux précédentes entrevues, l'anxiété ne l'envahissait pas. Si son pas demeurait martial, il n'en était pas moins léger. Quelques semaines avaient suffi à faire d'une relation conflictuelle, emprunte d'incompréhensions, un lien puissant, bien qu'encore fragile, de communion et de partage. L'horizon s'était dégagé et le Pair avait toutes les raisons d'afficher le sourire, qui éclairait son faciès un peu buriné, en franchissant la grande porte de sa petite "forteresse". Il traversa la cour prestement et rejoignit le logis sans autre forme de procès. Son arrivée provoqua une petite ébullition que ne manqua pas d'étouffer l'Argentala en se présentant devant le Vicomte. Elle déroula le menu du soir, fit un bref rapport de la journée, l'entretint de quelques sujets propres à une intendante de maisonnée et en vint à un bouleversement de son quotidien qu'elle avait moyennement apprécié. Elle lui expliqua son mécontentement avec une franchise relativement déconcertante et dans un Oc teinté de contrariété. La vieille n'obtint cependant qu'un clin d'oeil un peu moqueur en retour. La taquinerie disparut quasiment aussitôt qu'elle s'était dévoilée. Le visage euphorique retrouva du sérieux qu'il arborait parfois. Et puisqu'il se tenait toujours debout, cueilli peu après son entrée, cela lui donnait une allure féroce. Taillé pour la guerre, le grand et plutôt imposant quadragénaire s'était mu en une espèce de roc. Plus besoin dès lors de couronne ou de manteau de pair pour se rendre compte qu'il n'était plus temps de se laisser aller en plaintes aussi pertinentes que des fadaises de courtisanes en manque de mâles, la stature, le sérieux inspiraient ce silence que les domestiques, les lèche-bottes, voire parfois les gens qui se prétendaient éduqués, avaient à l'endroit les puissants et riches seigneurs. La vieille, rompue à ces instants par l'exercice de ses fonctions, se tut. Et elle fit bien, car le "patron" espérait bel et bien qu'on l'écoutât et exécutât l'ordre qui allait suivre sans sourciller.


Amena Mestra Ella dins ma cambra de trabalh.* L'Argentala s'exécuta et alla chercher la Coquelicot pour la conduire au Vicomte. Celui-ci avait grimpé à l'étage et avait pris place dans un siège dans ce qui lui servait de lieu de travail. Une table massive occupait une petite partie de l'espace. Elle était cernée de trois sièges. Sur les flancs, les étages semblaient plier sous le poids de nombreux parchemins ou ouvrages et, rareté, un tapis s'étalait sur le sol. Nulle tenture, nulle tableau, la sobriété était de mise. Dans cette pièce de l'aile droite, attenante à la chambre du Seigneur et qui donnait sur la cour, se poursuivrait une conversation laissée pour ainsi écrire en plan. Mine de rien, le Porte-Parole n'avait pas oublié et était bien décidé à offrir la jeune demoiselle aux cheveux de feu un protecteur.



*Amène Mestra Ella dans mon cabinet de travail.

_________________
Lacoquelicot


    Et la môme aux cheveux rouille s’était débrouillée...

    Après quelques secondes immobile, Ella avait doucement pris la mesure de cette nouvelle vie qui semblait s’esquisser devant elle. Entre les quatre murs de la chambrine s’étalait désormais son royaume, quelques mètres carrés sur lesquels elle règnerait d’une main de maître. Sur la droite, un lit étroit caressait le mur de toute sa longueur. Supportant un matelas de grosse toile, il était recouvert d’une courtepointe brune, dont l’absence de plis trahissait une certaine maniaquerie chez l’Argentala. Ou du moins, un sens poussé du détail qui promettait bien des réjouissances pour l’office à venir. Vers l’ouest de son domaine, une chaise de paille s’érigeait fièrement dans le coin de la pièce. La paille de l’assise semblait avoir vécue mais tenait bon malgré tout. Et tout près d’elle, une bassine d’étain offrait la vue d’un lac reposant. A sa surface, le reflet de la frêle princesse flottait paisiblement jusqu’à ce qu’une main blanche vienne le troubler. L’eau fraîche se fait mordante sur la peau crasseuse de la Fleur, mais le résultat est là. Le cuir retrouve sa blancheur juvénile. Les filins de feu furent lissés, la robe arrangé et la jeune princesse quitta son antre pour s’attaquer au dragon.

    Dans la cuisine, il y avait de la vie. Les marmites chuchotaient et soufflaient des nuages de vapeur dans le grand âtre. Le feu crépitait sous le chaudron bouillonnant et près de la fenêtre le monstre posait un regard bleu vif sur notre maigre héroïne. La matrone lui avait semblé tout de suite bousculée par la présence de la chétive rouquine. Il y a des gens comme ça, c’est physique, on ne les aime pas sans trop savoir pourquoi. Et entre Domenga et Ella cela semblait mal partis pour qu’elles deviennent amies. C’était peut-être à cause de sa jeunesse, ou bien de sa rousseur, quoiqu’il en soit une subtile hostilité transperçait dans les faits et gestes de la vieille. D’un coup sec, un torchon s’abattit sur les hanches inexistantes de la fleur et fut noué dans son dos en guise de tablier. « Tu vas t’occuper des légumes, puis tu plumeras la volaille » lui expliqua la sorcière en lui montrant sa place et sa corvée.

    Sur la grande table de bois, une gargantuesque montagne de légume l’attendait. Un tas qui aurait pu nourrir à lui seul toute la ferme - animaux non compris - pendant deux jours. Des topinambours, de gros oignons, du chou, des poireaux et même, chose rare, de la mauve, jonchaient le billot dans l’attente de leur exécution prochaine. De princesse, la rousse allait devenir bourreau, et c’est armé de sa lame de fer qu’Ella leur ferait payer un à un les crimes de cette journée étrange. Les trois premiers connaitront la colère de l’enfant expulsé et se feront hacher menu sans aucune pitié de la part du commis. Les poireaux quant à eux perdront la vie par noyade avant de se faire effeuiller sans aucune douceur. « Pour le cheval mort sous mes yeux » murmurait dans sa tête l’apprentie tortionnaire. C’est ainsi que la môme se libera des tristes évènements de sa journée. Jamais on n’avait vu une petite main mettre autant d’ardeur à la tâche… Ce qui aurait presque adoucit l’Argentala lorsqu’elle vint la chercher. Le maître la réclamait…

    Rapidement, le tablier disparu et les mains furent rincés pour permettre à la gosse de rejoindre le satrape qui la demandait. Le bureau du Pair de France était à l’image de l’homme. Impressionnant. La déco était pourtant minimaliste et le cabinet d’une taille raisonnable. Mais quelque chose dans l’atmosphère imposait le respect. Face à elle, Actarius était assis. Silhouette toute puissante qui se découpe dans la lumière des fenêtres.
    Mon Seigneur, vous m’avez demandé. Dit la voix fluette. Tête baissée, mains jointes, la Coquelicot attendait les ordres ou les questions qui avaient nécessité cet entretien. On ne loge pas une inconnue sans raison – aussi gentille ou pitoyable soit elle – Ella le savait fort bien.

_________________

Image : NerySoul, texte : Dutronc - Pour attraper un lapin, imitez le cri de la carotte!
Actarius
Oc, lâcha un Vicomte laconique en diable. N'était-il donc pas ému un seul instant par la situation de la pauvrette qu'il avait recueillie ? Son surnom de Coeur d'Oc était-il à ce point usurpé ? Non, il était simplement distrait. Seul dans son cabinet en attendant les cheveux de flammes, il avait écumé maintes pensées, de la plus anodine à la plus importante, de la plus heureuse à la plus douloureuse. Le hasard avait voulu qu'Ella apparut à un moment où l'horizon avait pris des teintes plus sombres. Mais le Mendois avait de la ressource et ce côté bonhomme qu'il savait arborer pour mieux chasser les nuages annonciateurs de tempête. Ainsi, le soleil de son sourire illumina bientôt jusqu'à son regard d'ocre brûlé rivé sur la jeune fille. Le simple oui occitan fut repris d'une voix désormais douce et protectrice. Oui, je vous ai demandée.

Il marqua alors un léger silence, le temps de se caresser le bouc, signe de sagesse dans certaines culture, signe de réflexion lorsqu'il s'agissait de l'Euphor. J'imagine que ma chère Domenga vous aura réservé quelques tâches ingrates, mais j'ai d'autres idées pour vous. Je ne resterais pas indéfiniment à Montpellier. Bientôt, je reprendrais la route pour Mende. Mes fiefs s'étendent non loin de là. Il se leva alors et se tourna vers la fenêtre cependant que ses bras se croisaient dans son dos. J'ai besoin et je suis toujours en recherche de gens de confiance pour m'épauler dans la gestion de mes terres. Il vous faudra apprendre à lire, à écrire, à connaître un peu les règles d'étiquette, puis ceci acquis vous pourriez faire bien d'autres choses que des tâches ingrates. Vous occupez des comptes, des transactions, de l'intendance générale... Et durant votre temps d'apprentissage, j'en profiterais pour vous familiariser avec le domaine, pour vous le faire connaître parfaitement.

Il se tut à nouveau. Dans la cour, s'agitaient le palefrenier et quelques serviteurs. Tout devait être parfait pour la prochaine arrivée. Le sourire s'élargit un instant à cette délicieuse perspective, puis s'estompa tandis qu'il se retournait. Mais pour ceci, il vous faudra me rejoindre à Mende. Je ne pourrais veiller à vous offrir une meilleure condition si vous demeurez à Montpellier. Les termes étaient désormais fixés. Tout généreux qu'il savait se montrer, le Phénix s'avérait parfois tatillon sur certains points. Il appréciait la clarté et aimait que les choses fussent dites sans détour.

Il avait souvent déchanté par le passé en optant pour une attitude plus "lâche" avec les gens qu'ils désiraient voir s'épanouir à ses côtés. Corollaire, il restait le plus souvent seul entouré de quelques personnes à peine pour gérer une impressionnante puissance territoriale. Ses vassaux avaient ainsi émigrés loin de lui et rarement en avaient-ils quelques nouvelles. Ses quelques protégés n'avaient jamais vraiment pris une position importante à ses côtés. Non, il ne désirait plus être déçu, il voulait un engagement à hauteur des opportunités qu'il pouvait offrir. Servir un puissant et riche Seigneur, servir un Pair de France avait des avantages certains pour quiconque aspirait à une vie nouvelle. Mais cette médaille avait son revers et ce revers apparaissait sous le jour d'une exigence, de quelques conditions minimales.

_________________
Lacoquelicot


    « Oc ! »

    Le ton sec résonne entre les tempes de la môme et la confiance s’effrite un peu. Aurait-il changé d’avis sur le sort qu’il lui réserve? C’était pourtant bien parti… La crainte lui serra le cœur. Les quelques secondes qu’il fallut au Phénix pour poursuivre, semblèrent une vie entière à la jeune fille avide de devenir. N’a-t-il point honte de jouer ainsi avec son cœur ? Dieu merci un sourire apparu et avec lui le redoux d’un printemps qu’elle espérait. Un soleil caressant s’affiche sur le visage du satrape qui l’observe. Et dans un mimétisme teinté de timidité la jeune fille, debout près de la porte, fait de même. Les prunelles émeraude ne perdent une miette de la scène. La lumière, le décor, la gestuelle. Chaque mot de l’homme s’imprime en elle.

    Le Vicomte lui formule un destin qu’elle n’aurait jamais espérée imaginer. Apprendre à lire, écrire. L’aider à gérer des terres. Des terres qui sont à lui, alors que dans son – ancien – monde personne ne possédait quoi que ce soit. Connaître l’étiquette signifiait rencontrer de hautes personnes. Apprendre à faire des comptes et du commerce. En bref, devenir une jeune fille instruite. Ella réalisa subitement dans quel monde le hasard l’avait propulsé. La noblesse… N’importe qui aurait pu la cueillir à la salle du Plaid. On aurait même put la jeter dehors sans un mot à cause de sa crasse ou le feu sur sa trogne qui faisait si peur à tout le monde. Mais non, le Phénix l’avait recueilli et en plus de ça il lui offrait une vie. Mieux qu’un Pair, il était Père pour la jeune esseulée. Et rien que pour ça, elle serait d’une fidélité sans limite pour le Vicomte. Et s’il fallait vivre ailleurs, elle le ferait avec plaisir.


    J’ferai comme il vous sierra, Mon Seigneur. Vivre ici, ou près de vous m’importe peu. Ce sera toujours mieux que là d'où j’viens vous savez. Le parler de la môme était encore un peu brut à cause du manque d’habitude, mais cela s’adoucirait sans doute avec le temps. Pour ce qui est d’apprendre à écrire et lire, j’ai trouvé quelqu’un pour m’apprendre, juste avant de venir en salle du Plaid. Madame Alandrisse, elle veut bien m’aider. Et je travaillerai dur, j’vous le promets. Le regard se baissa puis discrètement vagabonda sur le somptueux décor pendant que l’Oc avait le dos tourné. Une seule chose chagrinait la jeune fille qui n’osait demander plus à son sauveur. Dans le tableau de l’Euphor tout était beau, raffiné, élégant… Tout sauf une chose. Ella. Si de là où elle venait l’usure et la propreté approximative de sa tenue ne la gênait guère. Ici, la Coquelicot faisait « tâche » et le poids de la honte pesait un peu plus à chaque regard qu’on posait sur elle. Mais pouvait-elle se permettre de réclamer après tout ce que le Mendois venait de lui offrir ? La bouche ourlée de rose s’ouvrit quelques peu mais…

    Ce sera tout, sire ? La Flamboyante n’osa pas.

_________________

Image : NerySoul, texte : Dutronc - Pour attraper un lapin, imitez le cri de la carotte!
Actarius
Le Vicomte se laissa aller à un petit rire, non pas moqueur, mais attendri. Le fils de paysans qu'il était avait dû apprendre comment s'adresser aux nobles, avait dû se familiariser avec cette étiquette, la maîtriser au mieux même pour assurer son ancienne fonction de Grand Chambellan de France. L'exercice s'était révélé difficile, la pratique cependant l'avait rendu naturel. Non, ce n'est pas tout, rétorqua-t-il toujours souriant. Alandrisse est Comtesse, il convient donc d'utiliser Sa Grandeur ou Votre Grandeur lorsque vous lui parlez directement. Malicieux le Mendois ? Assurément puisqu'il poursuivit sur la voie de la correction. De même, si vous vous adressez à moi en public, il vous faudra user des termes "Votre Seigneurie". Hors de ce cadre, Monseigneur conviendra parfaitement.

Le Pair contourna alors la table de travail et y prit appui avant de continuer sur un ton un plus sérieux, d'une voix cependant toujours emprunte de ses inflexions si propres aux gens d'Oc. Je partagerai ce soir mon repas avec Son Altesse Ingeburge von Ahlefeldt-Oldenbourg, qui ne devrait plus tarder. Vous assurerez le service, soyez souriante, annoncez les plats que vous nous emmènerez et ne vous laissez pas décontenancer. Son Altesse peut paraître un peu froide aux premiers abords. La Bourguignonne avait le don d'imposer un charisme puissant. Ses gestes, sa grâce, sa beauté lointaine et froide s'exprimaient avec une telle force qu'ils pouvaient impressionner une personne totalement étrangère à ce monde de courtoisie, de contenance et de convenance. Le regard euphorique n'avait pas quitté la jeune demoiselle et poussait même jusqu'à se montrer particulièrement attentif aux variations de moue, aux gestes, toujours voilé de cette bonhommie, de ce paternalisme finalement.

Au-delà de l'homme, il existait toujours le père meurtri par la mort de sa fille aînée, le père incomplet et inachevé, incapable de refuser son aide à une jeunette. Car en toute jeune fille qu'il avait côtoyée, un jour ou l'autre, il avait aperçu le reflet de son Enimie. En offrant sa protection, il n'agissait pas gratuitement. Inconsciemment, il se donnait une nouvelle chance de combler le vide dont jamais il ne pourrait se départir totalement. A la lumière de cette histoire, se découvraient quelques explications à la confiance immédiate dont il gratifiait de parfaites inconnues, à la générosité dont il faisait preuve souvent, à la naïveté qui marquait parfois son approche des relations. De cette douleur enfouie pourtant, il n'avait pas réellement conscience. Il n'en pesait ni les conséquences, ni l'importance qu'elle revêtait dans sa manière de se comporter avec les demoiselles, voire plus généralement les femmes. Loin d'être plongée dans une telle introspection, le Pair s'était arrêté à un détail purement matériel. La tenue...


Vous pouvez rejoindre Domenga. Demandez-lui de vous trouver des vêtements convenables et transmettez-lui mes consignes pour ce soir. Elle prendra sans doute le soin de vous détailler le contenu des assiettes que vous serez amenées à servir. Il abandonna alors sa posture quelque peu nonchalante et regagna son siège. Ses bras se croisèrent machinalement et, dans cette posture de juge, il prononça le verdict. Une sentence douce et agréable, autant peut-être que pouvait l'être une relaxe pour un voleur. Ce sera tout et ne vous inquiétez pas, tout se passera très bien.
_________________
Lacoquelicot


    Cliquetis métallique. Le bois reprend sa place dans le chambranle. Et en même temps l’entrevue avec le Phénix se termine… Dans le couloir, la môme ne décolle pas tout de suite. En proie à nombres d’émotions, Ella vacille intérieurement. Et les émeraudes qui découvrent ses mains tremblantes ne la calme pas. Pendant ce temps, un murmure consciencieux se répète les paroles du Vicomte. « Votre Grandeur pour la Dame Alandrisse. Une comtesse. Votre Seigneurie pour messire Actarius. Ce soir une Altesse. Pas avoir peur. Servir les plats. Sourire. Pas avoir peur. Demandez une robe à Domenga. Pas avoir peur. Votre Grandeur pour la Dame Alandrisse. Une comtesse. Votre Seigneurie pour messire Actarius. Ce soir une Altesse. Pas avoir peur. Servir les plats. Sourire. Pas avoir peur. Demandez une robe à Domenga. Pas avoir peur.Votre Grandeur pour la Dame Alandrisse. Une comtesse. Votre Seigneurie pour messire Actarius. Ce soir une Altesse. Pas avoir peur. Servir les plats. Sourire. Pas avoir peur. Demandez une robe à Domenga. Pas avoir peur.Votre Grandeur pour la Dame Alandrisse. Une comtesse. Votre Seigneurie pour messire Actarius. Ce soir une Altesse. Pas avoir peur. Servir les plats. Sourire. Pas avoir peur. Demandez une robe à Domenga. Pas avoir peur. » La litanie fut rabâché durant tout le trajet de retour vers les cuisines ou une Domenga anxieuse l’attendait. Qu’a-t-il dit ? L’inquiétude était palpable. Je dois servir les plats ce soir lors du dîner avec la Comtesse. Altesse malheureuse ! Altesse, pardon... La leçon se mélangeait déjà dans la caboche de la flamboyante. Sur ces mots, la matrone quitta la pièce non sans lever les yeux au plafond. Exaspération profonde. Sans doute que la vieille maudissait son maître de lui avoir collé dans les pattes une empotée pareil. Mais l’Argentela devait faire avec…

    La vieille ne fut pas longue à revenir de l’étage avec dans les bras, une robe de lin sombre qui serait sa tenue de travail pour la soirée. Le vêtement n’avait rien à voir avec les tenues des grandes dames. La coupe était simple et hormis un ruban sous le désert de sa poitrine, aucune fioriture superflue n’y avait sa place. Elle est un peu longue, tu ferras attention en marchant je n’ai pas le temps de la reprendre !! Va l’enfiler. Avait débité sèchement la Domenga en lui tendant l’étoffe sombre. Il y aura 4 services ce soir. Le diner est important pour sa Seigneurie. Tout d’abord, des fruits frais de saison. Ensuite les plats en sauce, le potage et de la viande, accompagné des légumes que tu as découpé. Puis, arriveront les gâteaux et les fruits secs. Et enfin des boissons chaudes. Tu as bien compris ? On peut vraiment manger tout ça dans un seul repas ? Les azurines la fixèrent sévèrement lorsqu’elle sortit du cellier dans sa nouvelle tenue. Moue dédaigneuse de l’intendante. Ça ira bien pour ce soir.

    Merci madame.
    C’est pas gagné !

_________________

Image : NerySoul, texte : Dutronc - Pour attraper un lapin, imitez le cri de la carotte!
Ingeburge
A maintes reprises il lui avait intimé d'écouter son cœur et de le laisser s'exprimer en lieu et place de sa raison. Son cœur avait parlé quelques heures plus tôt, alors qu'ils se trouvaient seuls en la Salle du Plaid du château des comtes du Languedoc et ce cœur qu'elle avait suivi lui valait d'être dans les ennuis jusqu'au cou, ou presque. Sa raison l'avait sauvée, en lui inspirant cette réponse à propos du Rouergue et en évitant de laisser échapper un oui tant aussi vibrant qu'éloquent qui aurait pu alerter la personne la moins éveillée au monde et la trahir elle-même pour de bon. Et c'était cette fichue raison qu'il semblait si peu apprécier qui viendrait encore à son secours pour tenter de colmater les dégâts causés par ce cœur imbécile. Allant sur ses quinze ans, elle n'avait pas compris les mines gourmandes et les rires bêtes de certaines des pensionnaires du couvent où elle avait été élevée. Elle se souvenait de ses camarades qui essayaient d'atteindre le haut du muret pour y attraper un billet déposé par les quelques soupirants qui tournaient autour du lieu de retrait ou de celles qui traînaient en chemin quand sous bonne garde, elles sortaient de l'abbaye pour se rendre à un événement important, afin d'intercepter un autre de ces plis qui déchaînaient les bavardages et provoquaient moult soupirs. Elle n'avait pas connu cette douce excitation, se tenant toujours à l'écart de tout et évitant de se promener près de ce mur d'enceinte dressé pour les séparer du monde mais constituant en fait une frontière poreuse dès lors qu'il s'agissait d'amourettes adolescentes. Ainsi donc, elle n'avait pas eu de promis, n'avait pas fait ses griffes sur la chair tendre d'un quelconque jouvenceau qu'elle aurait vite oublié sitôt le couvent quitté et n'avait pas plus été blessée par ce jeune homme tout aussi profane qu'elle dans les jeux de l'amour. Il fallait, dix ans plus tard, qu'elle expérimentât ce genre de situation, se laissât conséquemment envahir par toutes sortes de sensations étranges, se comportât de manière stupide et répondît avant de réfléchir. Pouvait-on à la fin être plus imbécile qu'elle? Elle qui avait une situation enviable et se flattait d'une réputation inattaquable se comportait comme une adolescente pour la première fois amourachée et non comme une femme bien établie et à la tête sur les épaules. Et le plus idiot là-dedans, ce n'était pas qu'elle fût plus âgée, c'était qu'il ne s'agissait pas d'une toquade, d'un caprice : son cœur était pris et à un point que sa raison s'était muée en complice et collaborait chaque jour davantage. Idiot, et dangereux.

C'était donc cette raison qu'il combattait alors qu'il la savait faire partie d'elle qui élabora le plan de sauvetage. Certes, il ferait nuit mais il n'y avait bien que le vicomte du Tournel pour croire que c'était là une précaution suffisante et elle s'en était rendu compte très vite, lors de la cérémonie de remise des Croix durant laquelle elle avait cru périr d'ennui. Oisive, elle s'était mis à réfléchir et avait vite constaté toute l'horreur de la situation, les funestes conséquences s'alignant les unes après les autres, implacables. La raison était entrée en jeu pour rassurer et pour sauvegarder et à peine rentrée en son quartier général montpelliérain, la Prinzessin avait donné un ordre, précis : il lui fallait un manteau. Une chambrière avait entrepris de lui présenter toutes les pièces de sa garde-robe mais Ingeburge l'avait très vite arrêtée : tout était noir il fallait autre chose et tant ce besoin que la raison le fondant avait perturbé la bonne qui n'avait jamais vu sa maîtresse parée autrement que de sombre. Le temps pressait, l'on mit à contribution toutes les femmes de la mesnie et s'il n'y avait rien de noir dans ce qui fut dégotté, rien n'était pour autant convenable, la mine de celle qu'elles servaient leur fit clairement comprendre. L'on envoya alors deux équipes dans les rues de la capitale languedocienne, pour trouver un vêtement de couleur, suffisamment correct pour ne pas faire passer Ingeburge pour une pauvresse et suffisamment ample pour dissimuler ce qui devait l'être. La question vestimentaire n'était pas close, il fallait vêtir les Lombards autrement qu'avec leur livrée habituelle et chez les domestiques mâles furent choisis suffisamment de chaperons pour pouvoir dissimuler les traits latins de la garde rapprochée. Ingeburge s'attaqua ensuite à un autre problème : le moyen de transport. Se rendre en l'hôtel d'Euphor à pied était inimaginable, justement parce qu'il ferait nuit et parce qu'elle pourrait tomber sur n'importe qui et surtout sur quelqu'un de connu. Seulement, son coche était aisément identifiable puisque armorié et il n'était pas question d'en détériorer les peintures pour le rendre anonyme, le cocher languedocien et deux palefreniers furent donc dépêchés pour louer ou acheter une voiture de rechange ainsi qu'un attelage. Aucune suivante ne l'accompagnerait, celles présentes en Languedoc faisaient assez peu couleur locale, il fallait éviter tout risque d'identification. Désormais seule, la duchesse d'Auxerre arpentait sa chambre, en long et en large. Ses doigts jouaient avec les bagues les ornant, signe de sa nervosité, elle se repassait les décisions arrêtées, à la recherche de ce qu'elle avait pu négliger. Tout était fixé côté aspect extérieur, même ce qu'elle porterait, de sa chainse à ce fameux manteau qu'elle attendait, fébrile; l'itinéraire aussi; l'escorte – allégée – également. Soudain, elle s'arrêta et obliqua vers la porte qu'elle ouvrit à toute volée. Elle lança une demande et quelques minutes plus tard, un messager se présenta. A celui-ci, elle ne confia rien, un billet pouvant être vite égaré ou dérobé, elle lui donna simplement l'information de vive-voix et la lui fit répéter à plusieurs reprises, avant de lui confier le but de son expédition. L'homme partit pour cet hôtel qu'elle rallierait elle-même plus tard, sur place il ferait savoir que sa patronne arriverait après la tombée de la nuit et qu'il fallait laisser l'accès libre à une voiture sans armoiries et refermer les portes une fois celle-ci entrée.

Les rues de Montpellier étaient désormais plongées dans l'obscurité et un coche banal entouré de plusieurs cavaliers encapuchonnés les arpentait à une allure suffisante pour ne pas traîner mais raisonnable pour ne pas attirer l’œil des passants noctambules. Les rideaux en étaient tirés, nul ne pouvait voir qui était à l'intérieur et si quelqu'un avait entrepris de le suivre dès le commencement, il se serait vite découragé car le petit convoi avait entrepris un véritable détour. Au-dedans, Ingeburge ne cessait de jouer avec les grains de son chapelet, appelant pour le salut de son âme tous les saints à la rescousse, ceux du renouveau de la Foi comme les plus primitifs. Sa raison désormais déchargée de l'obligation de monter un plan et d'en élaborer les moindres artifices se trouvait inoccupée et elle s'en prenait à ce cœur épris et idiot, gagnant en assurance quand la voiture ralentissait, comme en prélude à une rencontre non voulue ou comme le signe d'une avanie destructrice. Pourtant, si le coche baissait parfois de rythme, il ne s'arrêta pas une seule fois et après un parcours compliqué et rallongé, le cortège aborda la rue de l'hôtel d'Euphor. Les chevaux au pas, il progressa, finit par atteindre le portail à l'heure dite et s'engouffra dans la cour. Rapidement, la portière du véhicule fut ouverte et une femme enveloppée dans un manteau bleu mit pied à terre. Ingeburge avait pesté en apercevant la couleur du vêtement, crachant que son manteau de Pair de France aurait pu tout aussi bien faire l'affaire. Mais très vite, elle s'était calmée, celui-là au moins n'était pas, tout en étant de bonne facture, doublé d'une hermine reconnaissable entre toutes et l'azur était après tout la teinte idéale pour se fondre dans la nuit. Le déguisement était complété par une guimpe de couleur claire, celle portée par les religieuses et les veuves, elle avait fait partie des premières et faisait toujours après tout partie des secondes; le voile couvrait sa tête, son front et son cou, remontant juste en-dessous du menton. Nerveusement, Ingeburge arrangea de ses mains gantées les plis du manteau, devant se débrouiller seule puisque personne n'était là pour l'assister. L'agacement la gagnait maintenant qu'elle était parvenue à son but. Après s'être occupée de la supercherie tout l'après-midi durant et après s'être rongé les sangs durant le trajet, elle y était enfin et commençait à s'irriter, le danger de la situation s'étendant aussi sûrement que les brumes nocturnes. Sa raison, prudente, se taisait; son cœur, lui, exultait.

_________________
MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
La pétillante rousse s'était évaporée hors du cabinet où le Vicomte demeura longuement pensif. La porte retentit soudain et le laissa un instant interdit, le temps de recouvrer corps et matérialité, de se familiariser avec la réalité qui s'était dissipée au fil de ses rêveries. Le messager obtint finalement la permission d'entrer et livra les phrases si bien retenues que le Mendois en aurait deviné le véritable auteur sans qu'on le lui eût annoncé. Les dispositions furent prises et le corbeau remercié. Car il s'agissait bien là d'un oiseau de mauvais augure. La demande présentée était trop détaillée pour ne pas trahir une grande inquiétude, pour ne pas pressentir les regrets, la culpabilisation. La journée si bien entamée prenait un tour étrange, empreint des ombres du passé, marqué par cette vérité encore inaliénable: le lien tissé de haute lutte, l'entente mutuelle demeurait fragile, à la merci d'une proposition audacieuse, d'un accord osé, qui s'apparentaient à autant de poids susceptibles de provoquer la chute.

Mais ces sinistres présages s'estompèrent bien vite sous le vent d'optimisme. Le Phénix ne pouvait croire que les premiers jalons posés imploseraient si facilement. Les sentiments avaient trop d'emprise sur eux deux pour qu'un nouveau drame ne se produisît. Il croyait trop au bonheur entrevu pour ne pas s'y accrocher comme un mort de faim. Comme il l'avait fait au moment de s'ouvrir au monde. Ses aspirations n'étaient certes pas les mêmes, mais à l'époque, bercé des récits de son oncle bohème, il avait agrippé ses espoirs d'ailleurs, avait quitté la ferme familiale pour rejoindre la ville voisine. La belle Mende, écrin de civilisation oublié dans le sauvage Gévaudan. L'homme naissait. Près d'un quart de siècle plus tard, il naissait à nouveau. Porté à la mort par les deuils successifs et douloureux, il s'était reconstruit à la lueur d'un amour naissant. Un amour dont il était à ce point imprégné qu'il ne pouvait songer vivre sans, que la seule idée d'exister autrement qu'avec elle relevait de l'impossible cauchemar. Assurément, le bonheur les attendait. La force de vague d'auto-conviction avait tant de prise qu'elle reléguait aux oubliettes avec une facilité déconcertante "l'après Saint-Dionisy" peuplé de ces lames funestes sur lesquels il s'était empalé, vidé de toutes ses espérances, de sa vie. Phénix, un surnom couronné par ses expériences et son incroyable capacité à se relever en des occurrences où tout ne paraissait que cendre. En cette faculté de puiser la force à cette source résidait sa seule précellence, son unique don.

L'espace s'était ainsi réduit sous le sceau d'une certaine sérénité jusqu'à l'arrivée tant attendue. Elevée au rang de devise, l'idée que puisque l'amour était présent, puisque les querelles s'étaient raréfiées, tout se passerait bien l'accompagnait encore lorsqu'il traversa la grande salle déjà prête à accueillir les deux convives. Le bruit soudain qui retentit dans la cour le tétanisa. Combien de fois les iris d'ocre brûlé s'étaient-elles portées sur l'extérieur avec impatience ? Combien de fois avait-il tressailli d'une illusion sonore, née de la proximité de vraies retrouvailles ? Pourtant, il sut que cette fois-là, il ne fabulait plus, qu'un carrosse avait bien pénétré dans l'enceinte, que les portes s'étaient bien refermées. Il n'y tint plus et contre toute convenance se précipita dehors après quelques ultimes consignes. L'excitation avait pris le pas, la joie également. Il apparut au-dehors et dévoila le bonheur rayonnant dans son regard, dans ses traits. La voix douce et grave coula hors de ses lèvres souriantes.


Votre Altesse, soyez la bienvenue. J'ai tant attendu, tant espéré ce moment... j'espère que vous pardonnerez mon audacieuse invitation, ajouta-t-il avant de la guider vers l'intérieur, puis la grande salle. L'euphorie avait ceci de particulier qu'elle lui faisait occulter un détail inquiétant. La Prinzessin n'arborait pas ses ténèbres habituelles, une mise donnée comme un indice de l'état d'esprit bourguignon, sans aucun doute bien moins exalté que celui du Languedocien. Le Coeur d'Oc posa un oeil bienveillant sur l'irrésistible Froide tandis qu'un serviteur approchait, se proposant de prendre le manteau. Je vous en prie, invita-t-il un bras tendue vers un des deux sièges qui se faisaient face autour de la grande table. Le temps de prendre place avait sonné, le temps d'amorcer une nouvelle communion était venu. Quant au temps de se perdre en une énième confrontation, le Mendois n'y songeait même pas. La seule présence de la Divine Danoise avait définitivement chassé ce qu'il subsistait des sombres présages perçus lors de la visite du messager.
_________________
Ingeburge
Entendant des bruits de pas, elle tourna la tête. Il était là, venu à sa rencontre et son cœur manifesta sa joie en battements désordonnés. L'agacement fondit, en même temps que la jubilation crût et elle le regarda s'approcher, délicieusement tourmentée et prête, du moins le croyait-elle, à subir le second choc de cette soirée après celui de l'avoir découvert comme si elle l'apercevait pour la première fois depuis des mois. Mais il ne fit rien d'autre que la rejoindre et l'accueillir de quelques paroles qui ne provoquèrent chez elle rien d'autre qu'un hochement de tête courtois. Elle était venue, il ne servait de rien de disserter sur l'audace de l'invite ou sur les risques pris. Sans un mot donc, elle le suivit docilement. Côte à côte, ils arpentèrent les couloirs de la demeure et elle qui avait été si curieuse de découvrir un autre des antres du Phœnix ne regardait rien, n'observait rien, ne voyait rien. Il n'y avait que ce défaut de tendresse qu'il lui avait opposé, ce manque de chaleur même si les yeux de l'Euphor étaient suffisamment éloquents pur la consumer sur place. Mais elle voulait davantage, elle voulait qu'il revienne à ses instincts premiers quand faisant fi de tout et de tous, il allait vers elle, conquérant, pour l'étreindre à l'étouffer. Que craignait-il donc ici où il n'y aurait que le mobilier, qu'il fût de bois ou de chair, pour les surprendre? Comme depuis les quelques rencontres qui avaient émaillé les six derniers mois, elle ne parvenait à comprendre cette réserve nécessaire en public mais superflue en privé. Ils avaient sans cesse parlé, s'étaient livrés à des aveux, pourquoi donc continuait-il à se comporter comme s'il était assuré qu'elle allait le repousser? Au final, il aurait peut-être raison car s'il devait tenter quoi que ce soit, elle lui demanderait pourquoi il changeait une nouvelle fois d'attitude.

Ils parvinrent à la grande salle où il furent accueillis par un valet qui se tenait là pour la délivrer de son manteau. La proximité de l'homme la gêna mais malgré son malaise elle se laissa faire, pressée de se voir déchargée du lourd vêtement. Le soulagement vint finalement et fut double, par l'éloignement du valet lesté de sa prise et le débarras du mantel qui n'avait été passé que pour consolider le subterfuge; seulement parée d'une houppelande de taffetas noir bordée aux manches et au bas des jupes de zibeline, elle redevenait elle-même. Ne restait qu'une chose à ôter pour revenir à ses ténèbres chéries mais d'abord, il s'agissait de s'asseoir, puisqu'il venait de le lui proposer. Pour la première fois depuis qu'elle était arrivée à l'hôtel d'Euphor, elle prenait garde à son environnement et elle nota tout de suite les deux sièges séparés par toute la longueur de la table. Etait-ce à nouveau la volonté de mettre de la distance entre eux? Elle ne dit rien, ne fit aucune remarque, sentant que sa tension était de nature à lui faire lâcher quelque phrase malheureuse. De surcroît, il l'avait conviée à souper et non à... elle ne savait même pas à quoi elle aurait pu être invitée. Ils mangeraient. Seuls. Sans personne pour les observer. Et pourtant, tout était disposé comme s'ils s'apprêtaient à se sustenter devant toute une assemblée uniquement présente pour les censurer s'ils devaient trahir quoi que ce soit. Mutique, elle s'éloigna davantage de lui et prit place sur le rebord d'un des deux fauteuils vacants. Désormais assise, elle entreprit d'achever de se débarrasser de son déguisement. D'abord, elle s'attaqua au voile qui enserrait sa tête, ses tempes, son front et ainsi apparut sa chevelure sombre séparée en deux longues nattes ornées d'un ruban de velours. Ensuite, elle s'attela à retirer la barbette qui couvrait son cou, ses épaules, une grande partie du haut de son corps. Le couvre-chef ôté, l'on se rendait compte que l'encolure en V était elle aussi rehaussée de la même fourrure sombre et que sur le tassel de cendal noir qui dissimulait pudiquement sa poitrine brillait une larme de saphirs. Tranquillement, elle plia enfin avec un soin maniaque les deux morceaux constituant la guimpe et déposa le carré ainsi formé sur la table.

Et maintenant? Ce prologue la décontenançait quelque peu, tout comme ce qui se jouait entre eux. L'impression dominante était que tout se passait à l'envers, que cette cour qu'il lui faisait arrivait en retard, qu'elle aurait dû survenir avant les folles déclarations dont il l'avait immédiatement gratifiée quand il s'était décidé à se déclarer. Cette réserve, cette retenue, n'auraient-elles pas dû être celles des premiers instants au lieu de cette impétuosité et de cet appétit qu'il lui avait dès le début imposés? Elle l'ignorait tout à fait, ne sachant de ce jeu que ce qu'elle en avait lu dans les romans évoquant l'amour courtois. Son époux ne l'avait pas courtisée, ils avaient conclu un contrat; elle était totalement novice dans la pratique, abreuvée d'une théorie qui n'avait certainement pas cours dans la réalité. N'était-ce pas ce qu'elle avait voulu quand assaut après assaut, elle avait repoussé le vicomte du Tournel? Qu'il se modérât, qu'il se contînt; elle l'en avait supplié. Mais à l'époque, ses refus étaient francs et fermes, ses non étaient clairs et irréversibles et il en faisait fi. Maintenant, elle acceptait peu ou prou cet amour qu'il disait avoir combattu et il se montrait timoré. C'était étrange et hélas douloureux, sans compter qu'il l'avait poussée dans ses derniers retranchements, avait exigé d'elle qu'elle se confiât, la contraignant à révéler ce qu'elle ressentait. Il y avait eu les confidences arrachées dans la colère et la haine, il y avait eu la volonté d'essayer malgré les blessures et les réticences. C'était notamment pourquoi elle était présente ce soir, avec le besoin puissant de le revoir en toute intimité.

Ses yeux clairs se posèrent sur lui, insondables.

_________________
MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
Insondables... Ses opales demeuraient un mystère qu'il ne semblait ne pouvoir qu'effleurer. Qu'il aimait pourtant s'y perdre, au risque de ne plus en revenir, comme en cet instant béni où elle le regardait, où il la regardait, incapable de percevoir autre chose que l'éclat de ces iris, miroirs d'une âme secrète. Ses yeux éperdus d'une admiration née de la délicate manière dont elle s'était dévêtue scintillaient d’une sensation inexplicable. Celle-ci était apparue peu auparavant. Imperceptible d'abord, elle s'était traduite par un réchauffement du corps dès lors que la Prinzessin avait pénétré dans son antre. La chaleur s'était répandue petit à petit, à la fois douce et réconfortante, elle avait envahi le cœur, lancé désormais à un rythme effréné, avait finalement coulé, semblable à un torrent de lave et porteuse d'une évidence, jusqu'à l'esprit. La Bourguignonne paraissait une déesse. Il lui semblait même qu’elle avait repris un peu de poids, à tort peut-être, car il ne la voyait pas autrement que sous le voile de ses profonds sentiments. Envoûtante. Hébétante. Désirable. Désirée. Gracieuse. Froide. Irréelle. Les adjectifs se multipliaient dans la tête du Vicomte, celui qui franchit cependant la porte de ses lèvres fut peut-être le plus anodin d'entre eux.

Vous êtes ravissante, Votre Altesse, glissa-t-il souriant cependant qu'il se dirigeait vers son siège à l'opposé de la table. Le ridicule de la disposition ne l'avait pas marqué. Il avait traversé la salle comme une ombre portée par le soir, pas vraiment conscient de la réalité, avant qu’elle n’arrivât. Désormais que le temps était venu de s'asseoir, ce détail lui avait griffé l'œil. Le repas n'avait rien d'officiel, le cérémonial ne revêtait pas d'importance. Puis, la seule perspective de quitter le giron de l'être aimé lui apparaissait comme une profonde contradiction à l'invitation qu'il avait formulée. Par ailleurs, s'il avait lui-même pris en charge ces aspects concrets, il aurait fait placer les deux sièges de manière à assurer une proximité. Sa valetaille loin de partager ses aspirations et sa simplicité en avait décidé autrement et... cela ne lui convenait pas. Il saisit le dos du siège et le souleva. L’Euphor revint bientôt avec ce fardeau et le déposa non loin du bout de la table où se trouvait la Belle. Mes gens ne sont pas habitués à ce que je reçoive des amis ici, expliqua-t-il avec franchise et naturel. Et moi... je ne vous ai pas invitée pour me tenir loin de vous.

D’un signe, il alerta l’échanson qui avait eu la pertinente idée d’apparaître et de montrer ainsi que tout ne tournait pas de travers dans l’organisation de cette soirée. Le Mendois demanda à ce qu’on lui apportât un verre d’hypocras, la charmante Danoise passa elle aussi commande. Vous avez eu raison de ne pas m’écrire avant d’avoir la certitude de revenir. Espérer en vain est un douloureux supplice. Toujours éclairé de la joie qui était sienne jusque dans le moindre des sillons parcourant son faciès accidenté par les années, il continua à déployer le soleil de sa voix, mais avec plus de gravité. Avez-vous eu des nouvelles rassurantes de vos gens depuis votre dernière missive ?

Le Pair se souciait réellement d’eux. Ils formaient le proche entourage de celle à laquelle son cœur avait un jour choisi de s’accrocher. Leur mésaventure avait dû bouleverser le Roy d’Armes. Sans doute même que les remords d’avoir quitté la Bourgogne, le paisible duché d’Auxerre, l’avaient harcelé. L’ancienne Comtesse de Provence était repartie pour bien des raisons, mais le Languedocien pressentait ne pas être étranger à cette décision inattendue. Lui, par qui le Mal s’était dévoilé, lui, qu’elle ne pouvait encore aimer sans se départir de cette culpabilité. Oui, il se souciait d’eux. Mieux ils se porteraient, mieux elle irait. Plus vite ils seraient rétablis, plus vite serait-elle entourée, protégée. Veiller continuellement sur elle, la garder près de lui, un rêve qu’il caressait depuis des mois. A défaut de le voir prendre corps, il s’était attaché à cet entourage. Sans le connaître vraiment, il l’appréciait et le remerciait chaque jour d’être présent là où il ne pouvait l’être lui-même.
_________________
Ingeburge
« Vous êtes ravissante. »

Ingeburge baissa les yeux. C'était ainsi que tout avait commencé, à Vincennes, là où le vicomte du Tournel s'était risqué à un compliment sur son allure, elle qui avait depuis longtemps masqué sa féminité sous les voiles. « Votre beauté ce jour éclipse tous les prodiges de préparation que vous avez consentis... » Elle avait baissé les yeux comme elle venait de le faire; elle n'avait rien répondu, comme elle ne répondrait rien. Troublée et les joues légèrement rosies, elle se contenta de laisser résonner cet écho de la première attaque de l'Euphor; c'était juste ainsi que leur histoire avait débuté. Enfin, c'est ce qu'elle se disait, peut-être, certainement, que les prémices étaient à chercher ailleurs, plus tôt, dans ces disputes qui préfiguraient celles qu'ils avaient encore dans la violence de leurs sentiments. Elle avait d'ailleurs exigé de savoir quand en plus du pourquoi et il avait eu cette réponse peu satisfaisante et même carrément frustrante selon laquelle il n'avait rien décidé, rien demandé, que c'était un jour apparu – mais quand! – et que c'était ainsi. Cet éclairage avait été décrété éminemment inacceptable par une personne qui avait le besoin de comprendre les choses, d'aller plus loin que les apparences, besoin de savoir, de saisir, d'appréhender qui n'était d'ailleurs pas incompatible avec la foi profonde en Dieu qui était la sienne et qui aurait pu être le signe qu'elle pouvait croire sans savoir. Pour elle, il y avait une puissance sublime et supérieure responsable des oiseaux qui pépiaient, du soleil qui chaque jour se levait, des arbres qui croissaient, des champs qui donnaient des récoltes, des rivières qui sillonnaient les terres, des poissons qui y nageaient et elle pouvait donc croire avec ses yeux, ses mains, ses oreilles, ses entrailles; c'était parfaitement concret, elle avait le preuve au quotidien de la toute-puissance et de la réalité du Très-Haut. Et pour cet amour qui lui paraissait blasphème et qui lui pesait tout autant qu'il lui était devenu nécessaire, elle avait besoin de pouvoir y croire avec ses yeux, ses mains, ses oreilles, ses entrailles; elle avait besoin de faits, de détails, de témoignages, de points de repère et Vincennes apparaissait comme une borne de départ correcte puisqu'il ne l'avait en fait pas renseignée comme elle l'aurait voulu et que c'était là qu'elle s'était rendu compte que leurs rapports avaient emprunté une voie nouvelle.

Et elle baissa les yeux car on ne lui disait jamais qu'elle était une femme ravissante. Certes, le qualificatif lui avait été accolé mais elle n'était encore qu'une enfant, cela allait de soi car elle avait été promue au rang d'idole elle qui était la voie de l'élévation de sa famille et qu'il fallait favoriser les bonnes dispositions offertes par la Nature. Avec son entrée au couvent, elle ne l'avait plus entendu, et si elle était qualifiée ainsi, c'était dans son dos, certainement par des religieuses qui faisaient office de gardiennes de belles pouliches à surveiller le temps de leur croissance. Une fois sortie de sa retraite, elle s'était mariée, très vite, et devenue épouse d'un noble puissant et propulsée à un rang honorable, il y avait eu peu de chances que l'on osât la complimenter. Veuve moins d'un an plus tard, elle était entrée dans les ordres et nul ne se serait avisé de dire de cette jeune femme qui rejetait les habits sacerdotaux mais qui présentait plus que jamais une mise décente et respectable qu'elle était ravissante. Il y avait bien eu quelques fous pour se montrer galants avec elle mais elle n'y avait jamais souscrit, opposant un froid mutisme aux compliments et aux quelques thuriféraires qui l'en abreuvaient. Il n'y avait eu que le vicomte du Tournel pour être plus fou que les autres puisqu'il avait été d'une constance redoutable dans sa folie et qu'il avait non pas choisi d'adorer l'icône mais d'aimer la femme. En cet instant précis, elle mesura qu'elle n'avait plus la barrière du couvent, de son mariage, de son veuvage, de ses vœux pour se protéger, elle se retrouvait désormais en butte aux galanteries plus ou moins lourdes, aux avances plus ou moins intéressées d'hommes qui lui étaient indifférents et la résolution qu'elle avait récemment prise pour y remédier se faisait plus précise.

Mais ce n'était pas le moment d'y songer et elle n'était du reste pas en état de pouvoir y réfléchir sereinement et pragmatiquement car la voilà qui était prise d'un frémissement, de ce frissonnement délicieux qui parcourait son échine, de sa nuque gracile à sa chute de rein. Il était là, tout près, plus proche que ce qui avait été convenu par l'agencement qui l'avait désappointée et n'eussent été le bruit de ses pas et le raclement d'un meuble que l'on soulève, elle n'aurait de toute pas façon été surprise par ce rapprochement dont elle n'avait rien vu. Elle n'avait pas besoin de voir et d'entendre en l'occurrence, il n'y avait qu'à être attentive à cette peau qui s'embrasait, à ces poils qui se hérissaient, à ce cœur qui s'emballait, manifestations par trop réelles de cette proximité si ardemment désirée et à laquelle son corps répondait présent avec éloquence. Plus que jamais gênée, elle ne remua pas, se contentant d'écouter ce qu'il disait, la volonté qu'il exprimait étant de nature à la réchauffer davantage. Pourtant quelle retenue dans les gestes malgré ce ralliement, quelle tempérance malgré les mots prononcés, il était à ses côtés mais n'en était pas moins lointain. Un domestique arriva à point nommé pour contrecarrer l'embrasement et dissiper la déception. Que voulait-elle boire? Quelque chose de nature à tout à la fois éteindre l'incendie et noyer le dépit et elle commanda un verre d'eau, de toute façon peu portée qu'elle était sur les boissons alcoolisées une fois les vêpres passées.

Et il était dit qu'après ce compliment gênant, ce rapprochement n'en ayant que l'apparence, son malaise ne ferait que s'accroître. Demander des nouvelles des membres de sa suite qui avaient subi une agression sur les routes de Bourgogne n'était pas de nature à la détendre. Elle percevait l'inquiétude qui avait habillé le ton d'Actarius et elle ne doutait ni de sa sollicitude ni de sa sincérité mais le sujet était loin d'être léger et il y avait suffisamment de tension entre eux pour l'alimenter avec une matière sensible. Aussi, quittant des yeux le hanap qui lui avait été servi pour regarder le vicomte, donna-t-elle quelques renseignements du bout des lèvres :

— J'ai reçu quelques nouvelles, ce matin d'ailleurs. Ils se portent mieux et envisagent de reprendre la route. Merci à vous de vous en préoccupez, Votre Seigneurie.
Le sujet était clos, elle n'avait pas envie de s'étendre dessus ni plus d'y revenir. Le comprendrait-il? Sa voix à elle n'avait pas varié, s'était révélée platement habituelle; peut-être pas. Alors, tant pour couper court que pour éviter l'écueil qu'elle voyait se profiler alors qu'ils n'étaient ensemble que depuis quelques minutes, elle déclara :
— Je quitte Montpellier demain, je m'en retourne sur Mende. On m'y a déniché une maison que l'on m'assure charmante.

C'était la première chose qui lui avait traversé l'esprit et c'était certainement l'une des pires conversations à laquelle ils participaient. Prendre des nouvelles, distiller des informations, la discussion allait être passionnante. Fallait-il donc qu'ils se déchirent pour se montrer créatifs et éloquents? Il n'y avait que dans les moments de crise qu'ils réussissaient à se parler. Portant ses mains à ses lèvres, elle ferma brièvement les yeux et secoua lentement la tête. Elle n'avait pas envie de se quereller, elle voulait juste partager un instant de paix avec lui mais intimidée et gênée comme jamais, elle n'y parvenait pas. Son ignorance de ces choses-là était flagrante, sa propension à créer des ennuis aussi. Le regardant à nouveau, elle souffla :
— Dieu du ciel, est-il possible d'être plus empruntée que moi? Je ne sais pas m'y prendre, j'ignore tout de... Oh, mangeons, je vous prie. Je fais une piètre compagne de bavardages mais je pense être moins médiocre commensale. S'il vous plaît.

Pour se donner une contenance après cet aveu, elle porta son verre à ses lèvres.
_________________
MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
D’une voix neutre, elle apporta réponse à son questionnement, sans se répandre pourtant. Cela paraissait un signe évident que le sujet abordé n’aurait pas dû l’être, qu’il s’était fourvoyé en une nouvelle maladresse. Le constat était terrible : il ne savait pas faire la cour, il ignorait de quoi parler et vraisemblablement ses paroles se seraient taries. Lui le bavard et bonhomme Languedocien se trouvait mal à l’aise. La gêne le gagnait et il ne parvenait à s’en départir au point d’appréhender le moment où elle se tairait et où le silence s’installerait sans qu’il ne débusquât un moyen de rebondir. Cela n’avait rien de naturel et devenait même pesant. Il avait envisagé la rencontre sous bien des angles, mais pas sous celui de l’embarras. Son regard de Sienne plongea dans le verre d’hypocras tandis qu’elle évoquait sa demeure mendoise. Ah ! Son écrin gévaudanais, l’occasion d’évoquer son prochain retour, sa joie de pouvoir lui faire découvrir ses terres. L’espoir renaissait mais fut brisé en un instant. Interloqué par l’aveu de la Prinzessin, il releva la tête et l’observa interdit. Puis, il sourit tendrement. Il dut faire un effort même pour ne pas éclater d’un rire nerveux. Incroyable ! Ils s’accordaient sur leur gaucherie réciproque face à la séduction.

Ces quelques mots, cette exclamation aiguisée de sincérité venait de couper les cordes du joug qui pesait sur les robustes épaules mendoises.
Ainsi donc, je ne suis pas seul, ajouta un Euphor relâché qui chercha de ses yeux amusés la jeune rousse, qu’il gratifia d’un petit signe discret. Le temps de manger était venu, le temps d’oublier cette entrée en matière catastrophique. Sa main se posa sur celle de la Bourguignonne qui n'était pas agrippé au verre. Je ne sais comment vous dire à quel point je suis heureux que vous soyez de retour. Si vous saviez comme j’ai pensé à vous. Je vous imaginais à Auxerre que vous m’avez si bien décrite, sereine et apaisée, comme je le serai quand je reviendrai à Mende. La main accentua légèrement son emprise. Vous m’avez manqué Ingeburge.

La gêne s’était évaporée. Le naturel avait repris son pouvoir cependant que sa voix douce et grave se répandait spontanément, que le flot de ses pensées coulait semblable aux torrents cévenols. Il ne savait pas s’y prendre et sans doute ne l’apprendrait-il jamais. Lorsqu’il avait rencontré feue son épouse. Tout s’était inscrit sous le sceau de la simplicité, de l’évidence. Tout avait coulé de source, loin des règles d’étiquette. Ils s’étaient vus, ils s’étaient plu, ils s’étaient revus, ils avaient parlé de tout de rien, de leur projet, de leur passé, ils avaient partagé sans se poser de question. Puis, un jour, lors d’une promenade ils s’étaient embrassés sous l’ombre d’un saule. Il n’y avait pas eu de pourquoi, de séduction, juste une union inéluctable portée par l’envie, le besoin de vivre leur amour. A contrario, rien ne ruisselait de limpidité avec la Belle de glace. Tout paraissait compliqué, rien ne s'apparentait à de l'harmonie. Le chaos régnait en maître sur une relation empreinte de mal pour elle et de tortuosité pour lui.

L'un comme l'autre devait réapprendre ou apprendre même. Se priver des gestes tendres qu’il aurait prodigués trop souvent, s’efforcer de respecter des convenances étrangères, de contenir ses emportements, il s’y était essayé, en était capable sans travestir ce qu’il était. Cela ne lui suffisait pas néanmoins, il aimait la toucher, tenir sa main avec délicatesse. Libéré de son malaise, il avait glissé sur la pente de son caractère passionné. Sa dextre avait cherché le contact instinctivement. Ses iris avaient scintillé sans préméditation. Encore à contretemps. Peut-être même à contre-courant. Il n’y réfléchissait pas, il ne réfléchissait plus, s’abandonnait à sa nature enthousiaste, chaleureuse, au plaisir absolu d'être avec elle envers et contre tout.

_________________
Lacoquelicot


    Recroquevillée derrière la porte entrebâillée, le «meuble de chair» auscultait de son regard anxieux, la scène qui se jouait dans la grande pièce. A table, le Phénix et la Princesse menaient un duel étrange que la jeune fille ne comprenait guère. Trop jeune sans doute. L’innocente ne connaissait encore rien à la cour masculine, aux palpitations d’un cœur en émoi et aux frémissements d’un souffle sur sa peau. Ella ne connaissait rien à l’amour tout simplement. La leçon offerte à ses yeux à cet instant ne s’en trouvait que plus intéressante et la môme n’en perdait pas une miette. Détaillant allègrement la sombre toilette de l’Altesse, Coquelicot se rêvait en grande dame, avec couronne et fanfreluches. Teinte éclatant et chignons savant.

    Mais le regard de sienne de son protecteur du jour, finit par croiser le sien, rappelant alors l’enfant la réalité de sa tâche. Dans son dos, la Domenga – qui n’avait pas manqué le coup d’envoi donné par le satrape – la gratifia d’un coup de coude bien sentie afin qu’elle se redresse. Du haut de sa longue expérience, la maîtresse de maison toisait l’inopportune d’un air dédaigneux qui ne souffrait aucun commentaire. Une princesse était à demeure et c’était une gamine tout droite sortie des champs qui lui volait son service. Il y avait de quoi lui en vouloir en effet... c’est sans un mot que le premier plat fut déposé dans les mains de la Fleur. Il s’agissait d’un ensemble de fruit frais destiné à ouvrir l’appétit de ses nobles estomacs. Peu rassurée sur ses capacité à mener son office, la rousse laissa s’échapper un discret soupire. Qu’adviendrait-il si elle ne satisfaisait pas l’Euphor ? La porte, très certainement et la frustration de n’avoir pu goûter même une seule nuit au confort douillet de la forteresse.

    C’est sur cette pensée que la gamine prit son courage à deux mains - et sa robe trop longue - pour faire son entrée dans la grande salle, les bras chargé de victuailles. Sous la chevelure de rouille, l’angoissante litanie des conseils du jour avait repris alors que la Coquelicot s’avançait, un sourire figé aux lèvres, vers les deux élégantes silhouettes. Ingeburge était comme le Vicomte l’avait dit. Impressionnante. Tellement que l’enfant n’osait la regarder de peur de la contrariée.


    Bonsseuur Votre Altesse. Votre Seigneurie.

    Jusque-là aucun impaire à déclarer si ce n’est une maîtrise de l’Oc plus que déplorable. L’apprentissage dans ce domaine serait long et semer d’embuche. Surtout pour celui qui aurait la lourde charge de lui apprendre…. Mais qu'importe, pleine de bonne volonté, la Fleur exécuta une timide révérence de laquelle n’émanait aucune grâce. On était armée pour le monde des hautes gens, ou pas... Le parcours serait long avant de pouvoir les côtoyer sans avoir à rougir d’elle-même. Consciente qu’elle n’était pas à la hauteur, Ella lança un regard d’excuse, presque implorant, fut lancé à l’Euphor et déposa le plateau de victuailles sur la table près des deux convives.

    Bon appétit.

    Il fallait fuir, vite. Retrouver la chaleur rassurante des cuisines, quitte à affronter le regard méprisant de la matrone. La grande salle n’était pas un monde pour elle ce soir. Prenant les pans de sa houppelande de ses mains tremblante, la jeune fille entreprit, donc, de disparaitre à reculons vers la sortie. Situation au ridicule certain, mais qui sûr le moment lui paraissait une excellente idée…Et ça l’aurait été si son talon ne s’était pas planté dans l’étoffe sombre de sa houppelande pour lui faire perdre l’équilibre…

    Pour la discrétion on repassera.


_________________

Image : NerySoul, texte : Dutronc - Pour attraper un lapin, imitez le cri de la carotte!
See the RP information <<   1, 2, 3   >   >>
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)