Ingeburge
Qu'elle était heureuse! Pouvait-elle de toute façon l'être davantage? Elle était avec lui, seule avec lui et l'aurait pour elle seule durant quelques heures. Ne lui avait-elle pas reproché tous ces gens qui se mettaient entre eux et toute cette attention qu'il accordait aux autres? Au moins, pour un temps, même court, elle pourrait profiter de lui sans avoir à le partager avec d'autres et même si elle était encore crispée, même si le malaise renforçait son mutisme coutumier, elle pouvait tout de même se rendre compte de sa chance. La séparation à Béziers avait été mal vécue d'autant que si le retour à Auxerre avait été un baume apaisant sur sa blessure, les affres dans lesquelles était plongée la Bourgogne avait tôt fait de faire voler en éclats la sérénité retrouvée chez elle. Alors oui, elle était heureuse mais en arrière-plan, lancinantes et insidieuses, se posaient des questions qu'elle ne pouvait occulter et qu'elle ne chercherait pas à faire étouffer d'autant qu'elles lui paraissaient justifiées. Avait-elle le droit d'être heureuse? Le méritait-elle après avoir rompu ses vux? Etait-elle en position d'en profiter après sa faute? Il posa sa main sur la sienne, les interrogations en furent balayées, repoussées avec force par cette chaleur qui lui irradia les veines. Il n'y avait plus d'autre réalité que cette sensation. Ce n'était que sa main enveloppant la sienne bien sûr, mais c'était délicieux, parfait et troublant, même si les images que lui projetaient son esprit quand elle s'imaginait leurs moments d'intimité étaient certainement plus audacieuses, d'une hardiesse qui la faisait rougir jusqu'à la racine des cheveux. Elle s'y voyait assise sur ses genoux, les bras autour de son cou, lui, la tenant fermement par la taille ou plus simplement lovée contre sa poitrine, son oreille écoutant ce cur qu'il lui avait un jour révélé. Et elle parlait, elle parlait, Dieu elle parlait, pour aborder tout ou rien, pour dire qu'elle revenait tout juste du village village où elle était descendue et avait réalisé des achats intéressants; pour lui faire savoir qu'elle avait passé la matinée à confectionner des blasons et qu'elle était plutôt satisfaite de son ouvrage ou pour lui révéler qu'elle avait visité un fief voisin pour en vérifier le bornage. C'était simple, naturel et c'était plus dans cette complicité, cette absence de contraintes que dans le fait qu'il la serrait dans ses bras que résidait l'audace. Il y avait aussi ce prénom qu'il venait de prononcer de sa voix chantante et chaleureuse, ce prénom qu'il était le seul à se risquer à employer hors les impolis et les mal éduqués et il était le seul à y être autorisé, il était le seul à pouvoir créer cette proximité qui lui apparaissait tout aussi téméraire que celle qu'elle se figurait. Et elle, pourrait-elle un jour s'affranchir des titres et des prédicats et laisser couler de ses lèvres son prénom? Elle n'avait jamais osé et n'y avait en fait jamais pensé, ne l'avait jamais pensé.
Peut-être était-ce pour cela que lorsqu'elle lui répondit, ce fut d'une phrase tronquée, prononcée dans un souffle :
Je suis revenue pour vous.
Invariablement attirée par le visage qu'elle devinait souriant à percevoir les inflexions de sa voix, elle releva les yeux. Bien sûr, il y avait les affaires héraldiques mais elle eût pu envoyer n'importe quel officier pour régler les cérémonies, qu'il fût héraut ou maréchal, elle eût pu même nommer quelqu'un pour la gestion courante de la marche et avait d'ailleurs envisagé de le faire; elle n'aurait eu qu'à demander. Mais c'était pour lui, avant tout pour lui, surtout pour lui qu'elle avait entrepris ce nouveau voyage et elle ne se voyait pas le lui taire, même si elle avait préféré ne pas l'en prévenir; elle ne pouvait plus, malgré sa retenue native, lui dissimuler quoi que ce soit. L'évidence voulait qu'elle s'exprimât et elle faisait, sans se sentir contrainte.
Et adoucie, elle eût pu continuer à lui expliquer pourquoi, pour embrayer ensuite sur une autre matière maintenant qu'elle commençait à se détendre. Quelqu'un cependant venait de les saluer d'une drôle de manière de surcroît , alors qu'il était prévu qu'il n'y aurait qu'eux deux et machinalement, elle retira sa main de peur d'être surprise dans une attitude qui pouvait révéler ce qui la liait au vicomte du Tournel. Redevenue lointaine, elle posa ses prunelles vides sur la personne qui osait venir les déranger et elle découvrit une jeune fille, à peine adolescente. Une servante, ou quelque chose dans ce goût-là, et le constat lui fit froncer les sourcils, ne comprenant pas que l'intruse pût leur adresser la parole là où l'usage, les manières, le rang enfin commandaient que l'on tînt sa langue. Olympienne et froide, elle observa la rouquine plonger dans une révérence, jeter un coup d'il perdu à l'Euphor et se débarrasser des fruits comme elle détailla la tenue dont elle était attifée, ne comprenant pas davantage qu'un domestique pût se vêtir de sombre, et d'un vêtement manifestement pas à la bonne taille. C'était un coup à se prendre les pieds dedans et à trébucher et ce fut exactement ce qui se produisit. Mécontente davantage, la Prinzessin tourna les yeux vers Actarius, un sourcil haussé. Il ne suffisait pas qu'on les dérangeât, il fallait en plus assister à pareil spectacle et si son visage demeurait d'ordinaire indifférent, son compagnon pourrait aisément y déceler ce qui ressemblait à de la désapprobation. Tout autre personne se serait précipitée vers celle qui n'était plus une enfant mais pas encore une jeune femme enfant ou aurait au moins tenté de savoir ce qu'il en retournait mais dans le monde d'Ingeburge, la valetaille devait rester à sa place et se fondre dans le décor. Sa réaction fut lapidaire et exprima tout ce qu'elle en pensait, malgré la neutralité du ton :
Vraiment?
Habituée à être servie et considérant sans le moindre doute que cela allait de soi, elle était à mille lieues de songer à aider l'infortunée servante. Elle voyait simplement et égoïstement que lorsqu'ils étaient censés être seuls, l'univers concourait tout de même à dresser des obstacles devant eux. En outre, il ne faisait pas bon de pousser hors de son petit nuage rose une Ingeburge qui avait déjà du mal à accepter qu'elle y flottât et là, alors qu'elle était toute à ses agréables rêveries, elle venait d'en être éjectée de la plus belle des façons.
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MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Peut-être était-ce pour cela que lorsqu'elle lui répondit, ce fut d'une phrase tronquée, prononcée dans un souffle :
Je suis revenue pour vous.
Invariablement attirée par le visage qu'elle devinait souriant à percevoir les inflexions de sa voix, elle releva les yeux. Bien sûr, il y avait les affaires héraldiques mais elle eût pu envoyer n'importe quel officier pour régler les cérémonies, qu'il fût héraut ou maréchal, elle eût pu même nommer quelqu'un pour la gestion courante de la marche et avait d'ailleurs envisagé de le faire; elle n'aurait eu qu'à demander. Mais c'était pour lui, avant tout pour lui, surtout pour lui qu'elle avait entrepris ce nouveau voyage et elle ne se voyait pas le lui taire, même si elle avait préféré ne pas l'en prévenir; elle ne pouvait plus, malgré sa retenue native, lui dissimuler quoi que ce soit. L'évidence voulait qu'elle s'exprimât et elle faisait, sans se sentir contrainte.
Et adoucie, elle eût pu continuer à lui expliquer pourquoi, pour embrayer ensuite sur une autre matière maintenant qu'elle commençait à se détendre. Quelqu'un cependant venait de les saluer d'une drôle de manière de surcroît , alors qu'il était prévu qu'il n'y aurait qu'eux deux et machinalement, elle retira sa main de peur d'être surprise dans une attitude qui pouvait révéler ce qui la liait au vicomte du Tournel. Redevenue lointaine, elle posa ses prunelles vides sur la personne qui osait venir les déranger et elle découvrit une jeune fille, à peine adolescente. Une servante, ou quelque chose dans ce goût-là, et le constat lui fit froncer les sourcils, ne comprenant pas que l'intruse pût leur adresser la parole là où l'usage, les manières, le rang enfin commandaient que l'on tînt sa langue. Olympienne et froide, elle observa la rouquine plonger dans une révérence, jeter un coup d'il perdu à l'Euphor et se débarrasser des fruits comme elle détailla la tenue dont elle était attifée, ne comprenant pas davantage qu'un domestique pût se vêtir de sombre, et d'un vêtement manifestement pas à la bonne taille. C'était un coup à se prendre les pieds dedans et à trébucher et ce fut exactement ce qui se produisit. Mécontente davantage, la Prinzessin tourna les yeux vers Actarius, un sourcil haussé. Il ne suffisait pas qu'on les dérangeât, il fallait en plus assister à pareil spectacle et si son visage demeurait d'ordinaire indifférent, son compagnon pourrait aisément y déceler ce qui ressemblait à de la désapprobation. Tout autre personne se serait précipitée vers celle qui n'était plus une enfant mais pas encore une jeune femme enfant ou aurait au moins tenté de savoir ce qu'il en retournait mais dans le monde d'Ingeburge, la valetaille devait rester à sa place et se fondre dans le décor. Sa réaction fut lapidaire et exprima tout ce qu'elle en pensait, malgré la neutralité du ton :
Vraiment?
Habituée à être servie et considérant sans le moindre doute que cela allait de soi, elle était à mille lieues de songer à aider l'infortunée servante. Elle voyait simplement et égoïstement que lorsqu'ils étaient censés être seuls, l'univers concourait tout de même à dresser des obstacles devant eux. En outre, il ne faisait pas bon de pousser hors de son petit nuage rose une Ingeburge qui avait déjà du mal à accepter qu'elle y flottât et là, alors qu'elle était toute à ses agréables rêveries, elle venait d'en être éjectée de la plus belle des façons.
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