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[RP] L'Hostel d'Euphor à Montpellier

Ingeburge
Qu'elle était heureuse! Pouvait-elle de toute façon l'être davantage? Elle était avec lui, seule avec lui et l'aurait pour elle seule durant quelques heures. Ne lui avait-elle pas reproché tous ces gens qui se mettaient entre eux et toute cette attention qu'il accordait aux autres? Au moins, pour un temps, même court, elle pourrait profiter de lui sans avoir à le partager avec d'autres et même si elle était encore crispée, même si le malaise renforçait son mutisme coutumier, elle pouvait tout de même se rendre compte de sa chance. La séparation à Béziers avait été mal vécue d'autant que si le retour à Auxerre avait été un baume apaisant sur sa blessure, les affres dans lesquelles était plongée la Bourgogne avait tôt fait de faire voler en éclats la sérénité retrouvée chez elle. Alors oui, elle était heureuse mais en arrière-plan, lancinantes et insidieuses, se posaient des questions qu'elle ne pouvait occulter et qu'elle ne chercherait pas à faire étouffer d'autant qu'elles lui paraissaient justifiées. Avait-elle le droit d'être heureuse? Le méritait-elle après avoir rompu ses vœux? Etait-elle en position d'en profiter après sa faute? Il posa sa main sur la sienne, les interrogations en furent balayées, repoussées avec force par cette chaleur qui lui irradia les veines. Il n'y avait plus d'autre réalité que cette sensation. Ce n'était que sa main enveloppant la sienne bien sûr, mais c'était délicieux, parfait et troublant, même si les images que lui projetaient son esprit quand elle s'imaginait leurs moments d'intimité étaient certainement plus audacieuses, d'une hardiesse qui la faisait rougir jusqu'à la racine des cheveux. Elle s'y voyait assise sur ses genoux, les bras autour de son cou, lui, la tenant fermement par la taille ou plus simplement lovée contre sa poitrine, son oreille écoutant ce cœur qu'il lui avait un jour révélé. Et elle parlait, elle parlait, Dieu elle parlait, pour aborder tout ou rien, pour dire qu'elle revenait tout juste du village village où elle était descendue et avait réalisé des achats intéressants; pour lui faire savoir qu'elle avait passé la matinée à confectionner des blasons et qu'elle était plutôt satisfaite de son ouvrage ou pour lui révéler qu'elle avait visité un fief voisin pour en vérifier le bornage. C'était simple, naturel et c'était plus dans cette complicité, cette absence de contraintes que dans le fait qu'il la serrait dans ses bras que résidait l'audace. Il y avait aussi ce prénom qu'il venait de prononcer de sa voix chantante et chaleureuse, ce prénom qu'il était le seul à se risquer à employer hors les impolis et les mal éduqués et il était le seul à y être autorisé, il était le seul à pouvoir créer cette proximité qui lui apparaissait tout aussi téméraire que celle qu'elle se figurait. Et elle, pourrait-elle un jour s'affranchir des titres et des prédicats et laisser couler de ses lèvres son prénom? Elle n'avait jamais osé et n'y avait en fait jamais pensé, ne l'avait jamais pensé.

Peut-être était-ce pour cela que lorsqu'elle lui répondit, ce fut d'une phrase tronquée, prononcée dans un souffle :

— Je suis revenue pour vous.
Invariablement attirée par le visage qu'elle devinait souriant à percevoir les inflexions de sa voix, elle releva les yeux. Bien sûr, il y avait les affaires héraldiques mais elle eût pu envoyer n'importe quel officier pour régler les cérémonies, qu'il fût héraut ou maréchal, elle eût pu même nommer quelqu'un pour la gestion courante de la marche et avait d'ailleurs envisagé de le faire; elle n'aurait eu qu'à demander. Mais c'était pour lui, avant tout pour lui, surtout pour lui qu'elle avait entrepris ce nouveau voyage et elle ne se voyait pas le lui taire, même si elle avait préféré ne pas l'en prévenir; elle ne pouvait plus, malgré sa retenue native, lui dissimuler quoi que ce soit. L'évidence voulait qu'elle s'exprimât et elle faisait, sans se sentir contrainte.

Et adoucie, elle eût pu continuer à lui expliquer pourquoi, pour embrayer ensuite sur une autre matière maintenant qu'elle commençait à se détendre. Quelqu'un cependant venait de les saluer – d'une drôle de manière de surcroît –, alors qu'il était prévu qu'il n'y aurait qu'eux deux et machinalement, elle retira sa main de peur d'être surprise dans une attitude qui pouvait révéler ce qui la liait au vicomte du Tournel. Redevenue lointaine, elle posa ses prunelles vides sur la personne qui osait venir les déranger et elle découvrit une jeune fille, à peine adolescente. Une servante, ou quelque chose dans ce goût-là, et le constat lui fit froncer les sourcils, ne comprenant pas que l'intruse pût leur adresser la parole là où l'usage, les manières, le rang enfin commandaient que l'on tînt sa langue. Olympienne et froide, elle observa la rouquine plonger dans une révérence, jeter un coup d'œil perdu à l'Euphor et se débarrasser des fruits comme elle détailla la tenue dont elle était attifée, ne comprenant pas davantage qu'un domestique pût se vêtir de sombre, et d'un vêtement manifestement pas à la bonne taille. C'était un coup à se prendre les pieds dedans et à trébucher et ce fut exactement ce qui se produisit. Mécontente davantage, la Prinzessin tourna les yeux vers Actarius, un sourcil haussé. Il ne suffisait pas qu'on les dérangeât, il fallait en plus assister à pareil spectacle et si son visage demeurait d'ordinaire indifférent, son compagnon pourrait aisément y déceler ce qui ressemblait à de la désapprobation. Tout autre personne se serait précipitée vers celle qui n'était plus une enfant mais pas encore une jeune femme enfant ou aurait au moins tenté de savoir ce qu'il en retournait mais dans le monde d'Ingeburge, la valetaille devait rester à sa place et se fondre dans le décor. Sa réaction fut lapidaire et exprima tout ce qu'elle en pensait, malgré la neutralité du ton :

— Vraiment?

Habituée à être servie et considérant sans le moindre doute que cela allait de soi, elle était à mille lieues de songer à aider l'infortunée servante. Elle voyait simplement et égoïstement que lorsqu'ils étaient censés être seuls, l'univers concourait tout de même à dresser des obstacles devant eux. En outre, il ne faisait pas bon de pousser hors de son petit nuage rose une Ingeburge qui avait déjà du mal à accepter qu'elle y flottât et là, alors qu'elle était toute à ses agréables rêveries, elle venait d'en être éjectée de la plus belle des façons.
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Actarius
La main liliale se déroba soudainement tandis que l'Euphor dégustait encore aux lèvres de la Prinzessin l'écho de la si belle phrase prononcée auparavant. "Je suis revenue pour vous"... Son regard demeurait rivé sur elle, étincelant de joie, de bonheur même. Ces marques d'affections étaient si rares, ces moments si précieux, cette grâce si fragile. Un instant, il avait tendu vers l'absolu comme déjà plusieurs fois auparavant. Mais la réalité, douloureuse, l'extirpa avec violence de cette communion et le rappela à l'éphémérité des plus parfaits partages entre elle et lui. Elle le gifla littéralement de son gant de vérité, la générosité ne trouvait parfois en retour rien de bon. Une jeune fille recueillie le jour même qui venait de terrasser le paradis retrouvé par une maladresse. Car les mots ne suffirent pas à déloger le Mendois, ne le choquèrent pas même, habitué qu'il était à se faire annoncer les plats et même à échanger avec sa domesticité durant ses repas en solitaire. L'incongruité de l'intervention, il la pardonna, car lui-même l'avait encouragé. La chute, elle, il ne l'oublierait pas.

Mais là où on aurait pu attendre un regard sévère, énervé, il offrit à la rousse un oeil indulgent et d'un signe ordonna à l'Argentala de venir aider la pauvrette à se relever. S'il avait été seul, il se serait précipité pour l'aider. Mais tel n'était pas le cas, et, le "vraiment" glacial avait sérieusement refroidit ses élans généreux. Ne se départissant pas de sa contenance, il posa à nouveau ses iris de Sienne sur les opales. Il se serait confondu sans doute en pardons, aurait même peut-être posé un genou à terre, car cette "faute" de la jeunette relevait surtout de sa propre responsabilité, si la victime n'avait pas été cette pauvrette recueillie le jour même et qui goûtait à l'amertume d'une terrible humiliation. "Coeur d'Oc", l'avait-on appelé une fois pour la bonté dont il savait faire preuve. Et il le fut avec l'adolescente maladroite en ne lui infligeant pas un terrible désaveu en plus de l'enfer qu'elle devait vivre. Il se mura dans le silence offrant un visage neutre malgré la contrariété tout de même présente.

Pendant que la vieille Domenga aider la malheureuse à se redresser, il expliqua.
J'ai recueilli aujourd'hui même cette jeune fille. Elle a encore beaucoup à apprendre. Je vous prie d'être indulgente, ajouta-t-il en laissant sa dextre sur la table sans pour autant quérir un nouveau contact. Le moment s'était dissipé, le recherchait à nouveau aurait témoigné d'une totale folie et d'une indifférence coupable face à cet incident qui avait mis un terme à une union heureuse. Oh non ! Il avait été affecté lui-aussi de cette interruption, mais... Voyez-vous, ma fille aînée est décédée peu après la campagne de Provence. Je la savais malade, mais je ne la pensais pas mourante, si bien que j'ai retardé mon retour pour rendre quelque service au Languedoc. Je ne l'ai jamais revue. Elle était ce que j'avais de plus cher et je n'ai pas même pu lui dire adieu, imbécile que je suis. Elle était à peine plus jeune que cette fille que j'ai pris ce jour sous ma protection.Avec un naturel terrible, il venait de dérouler dans le détail un événement qu'il avait évoqué à plusieurs reprises sans jamais lui donner corps. A la mesure de ce récit, la Bourguignonne comprendrait peut-être à quel point cette perte était encore ancrée dans sa vie, à quel point il ne pouvait la chasser et à quel point elle dirigeait encore ses actes. Ce n'était pas Ella qu'il avait prise sous son aile, c'était une chance de combler un vide, de se montrer meilleur père qu'il ne l'avait été.

N'agissait-il pas de même avec une majorité de ces enfants qui avaient peuplé le chemin de sa vie ? De Jehanne Elissa à Jehan Djahen en passant par Yolanda et quelques autres encore, qui étaient autant d'avatars de la jeune Enimie. A chaque fois pourtant, il avait échoué reproduisant avec un mimétisme inquiétant ses erreurs passées. S'en rendait-il vraiment compte ? Il avait conscience et assumer cette envie de rachat, il connaissait le parallèle au point d'en parler comme il aurait parlé d'une quête éternelle. En cela, il était plus Sisyphe que satrape. Un Sisyphe d'Oc au sourire nostalgique et à l'oeil aimant, tendrement posé sur sa Pléiade de glace.


Mangeons, si vous le voulez bien. La mémoire avait le poids de la mélancolie et le Mendois ne voulait s'y abandonner ainsi, alors qu'elle était là près de lui. Pourtant, il n'y avait qu'avec elle qu'il se laissait aller à pareille confidence, il n'y avait qu'elle pour panser les blessures du passé.
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Ingeburge
C'était en ces moments qu'elle mesurait à quel point ils étaient différents, à quel point ce qu'ils pouvaient avoir en commun n'était que peu de chose. Ils étaient si dissemblables, si éloignés l'un de l'autre que c'était à se demander ce qui pouvait bien avoir provoqué cet amour qui restait à ses yeux contre-nature. Indubitablement, ils ne parvenaient pas à se parler, ne s'entretenant l'un et l'autre que de ce lien violent plus destructeur que fondateur, tout dans leurs conversations, plus agitées qu'apaisées, n'était qu'à propos de cette relation, de leurs sentiments et de leurs blessures et le résultat de cet égoïsme qui ne les aidait même pas à assouvir leurs envies? Plus de mal encore.

Alors, la prière qu'il lui adressa pour qu'elle se montrât indulgente? Un soufflet. Se faire reprendre ainsi devant une servante maladroite et une veille femme venue à l'aide de cette dernière était inacceptable. Et de quelle indulgence devrait-elle faire preuve? Elle n'avait rien fait, n'était responsable de rien, pourquoi devrait-elle s'adoucir alors qu'elle avait tout lieu d'être mécontente? Le nuage rose se morcelait et ses pièces éparses dérivaient sous la menace d'un gros nuage noir, annonciateur d'orage. Ainsi il voulait de l'indulgence? Il en aurait, et plus que son content, oui-da, il en aurait car indulgente elle l'était et le serait en ne lui indiquant pas d'une voix grinçante qu'il l'en priait devant des tiers qui pouvaient l'entendre et en ne lui signalant pas, toujours aussi incisive, que c'était en fait sa propre cause qu'il plaidait. Car à la vérité, et si elle le faisait savoir ils étaient bien capables de se quereller là-dessus également, l'on n'avait pas idée de faire servir une novice en présence d'invités, en un jour particulier. La bleusaille, on la lançait en temps ordinaire, il était déjà ardu de se faire bien voir en cette occasion, une première n'avait rien d'évident, surtout à cet âge, il n'était pas besoin de rajouter plus de pression en l'impliquant dans un repas organisé pour un invité. En outre, et ce serait un autre point de divergence sur lequel il convenait de ne pas s'étendre, puisque le vicomte du Tournel ne destinait pas la gamine au service car il parlait de la placer sous sa protection, pourquoi jouait-elle les bonnes? Si l'on ajoutait à cela que le Phœnix connaissait la sensibilité et la délicatesse de sa compagne, autant de traits contre lesquels lui-même, bien plus aguerri et expérimenté s'était heurté, à quoi diable pensait-il en lui imposant quelqu'un qui ne pourrait qu'être gauche et empoté? Alors, indulgente, elle l'était, tout autant qu'elle restait silencieuse.

Autre dissemblance? Cet épanchement auquel il s'adonnait et qui lui paraissait à elle hors de propos. Parler d'Enimie qu'il avait déjà évoquée à demi-mot dans des conditions plus intimes – nul valet à l'horizon – devant des tiers qui, elle le saisissait avec acuité, pour la plus jeune ne serait donc pas une domestique et qui pour la plus âgée devait occuper une place importante dans la hiérarchie, lui paraissait inopportun. Si elle comprenait que c'était la manière pour Actarius de s'expliquer et si au fond, bien au fond, tout en-dessous de cette désapprobation et de cette irritation, elle appréciait qu'il s'ouvrît à elle autrement que pour lui faire savoir qu'il l'aimait et que c'était ainsi et qu'elle devait l'accepter, les conditions pour exprimer cette confidence ne lui paraissaient pas réunies. En outre, puisque ces gens-là n'étaient pas négligeables, elle ne pouvait que constater que le secret s'échappait un peu plus, qu'il se faisait propriété d'autres, et à ce rythme, il finirait par ne plus en être un si toute l'humanité, ou presque, s'en voyait édifiée. Enfin, il y avait autre chose, et indignée, elle tenait sa langue néanmoins alors qu'elle eût toutes les raisons de faire expression de son ire. Encore une fois, il y avait des gens pour se dresser entre eux, se mettre sur leur chemin, les détourner l'un de l'autre et dépeindre avec netteté tout ce qui les séparait. Oui, il y avait encore des intrus, des inopportuns, et c'étaient ces deux jeunes filles dont l'une était même morte. Faudrait-il encore supporter longtemps tout ce monde et ne jamais être seuls quand il était prévu que ce fût le cas? Non, elle ne saisissait pas, pourquoi cette première quand il la recevait justement? Pourquoi introduire ainsi cet animal errant destiné à devenir sa protégée? Ne pouvait-il pas faire étalage de sa générosité et démonstration de ces plans avec quelqu'un d'autre? Impitoyable, elle écarta d'ores et déjà la morte avant de s'atteler au cas de celle qui était en vie, elle n'en dit rien, ne voyant pas autre chose que des platitudes à servir, de celles que l'on présente en ces cas-là. Le décès en outre remontait à quelque temps maintenant et faire savoir qu'elle était désolée pour un trépas qui lui était étranger et qui ne la touchait que parce qu'il en était toujours affecté ne ferait pas revenir Enimie d'entre les morts. Et puis, se trouvait-elle en position de dire quoique ce soit elle qui avait écarté sa fille – certes involontairement puisqu'on le lui avait ordonné quand il s'était agi pour elle de prendre le voile – et qui ne l'avait jamais reprise avec elle alors qu'elle aurait pu quand elle avait appris que cette séparation n'était en fait pas nécessaire? Même maintenant, désormais délivrée des chaînes romaines, elle n'avait entrepris aucune démarche pour faire revenir son enfant auprès d'elle. Oui, ils étaient bien différents, cela ne faisait aucun doute et les crises qu'ils traversaient le démontraient avec éclat.

Son regard mort se posa alors sur la môme, celle qu'elle ne pouvait mettre de côté comme elle venait de le faire de la défunte, celle avec laquelle elle devrait composer puisqu'il ne s'agissait pas d'un membre quelconque de la domesticité de l'Euphor, celle qu'elle aurait donc sous les yeux bien plus qu'elle ne le voudrait. La protégée. Dans l'esprit de la Prinzessin, c'était plutôt la mal attifée et la mal peignée. La robe de lin dans laquelle se perdait le corps menu de la jeune fille, la couleur du vêtement qui était un outrage pour elle qui ne se vêtait que de noir, cette chevelure rousse, cet air emprunté; tout fut inspecté avec une implacabilité glacée. Enfin... s'il fallait qu'elle jouît de ce spectacle, autant que ce fut agréable à l'œil. Sans un mot pour Actarius et mue par un élan qu'elle ne s'expliqua pas sur le moment, elle repoussa son siège et se leva pour se diriger à pas lents vers le duo improbable composée par la jeunette et la vieille et à cette dernière fut jeté un regard torve qui signifiait sans nul doute qu'elle ferait mieux de s'écarter. Toujours mutique, la Prinzessin moulée dans une houppelande de taffetas noir dont le prix aurait fait se pâmer les plus résistants tourna autour de la rouquine qui elle flottait dans un vêtement informe et forcément moins bien teint que cette soie qui bruissait délicatement sur le sol. Ayant vu tout ce qui devait l'être, ayant parfaitement jaugé l'accoutrement de sa victime, elle se plaça dans le dos de celle-ci et entreprit d'ajuster sa ceinture. De sa voix froide, elle indiqua :

— Il faut serrer davantage, sinon le banolier ne sert de rien. Il faudrait aussi quelque chose de plus large pour que c'en soit vraiment un.
Le ruban arrangé, elle se plaça face à la petite et s'occupa des manches qu'elle retroussa en les pliant plusieurs fois. Puis, elle porta la main sur sa propre houppelande d'où elle dégrafa le troussoir qui relevait la lourde jupe du dessus afin que celle-ci ne traînât pas au sol. Il s'agissait d'une broche plate en or, munie d'un large crochet et sertie sur le dessus de petites gemmes. Ingeburge s'accroupit au sol et se saisit du bas de la robe de l'enfant. Le morceau de tissu fut relevé puis fixé à l'aide de la précieuse agrafe.
— Vous rendrez le troussoir à Sa Seigneurie.
Elle se recula, comme un sculpteur s'écarte d'une toile pour examiner son œuvre et elle ajouta, ses mains baguées voletant autour de sa tête avec grâce :
— Il faudra faire quelque chose pour vos cheveux. Les coiffer et les couvrir.
Elle-même était tête nue, mais seulement parce qu'elle croyait qu'elle serait seule avec Actarius.
— Les dames doivent toujours paraître les cheveux dissimulés, au moins en partie.

Puis, sans en dire davantage, elle se détourna et revint à sa place, relevant le bas de sa houppelande désormais délivrée de la boche. Là, assise, elle tendit ses mains et dit, impérieuse :
— Si l'on pouvait m'apporter l'aiguière.
Il s'agissait de manger désormais et il fallait sacrifier aux ablutions d'usage. L'exercice ne lui déplaisait pas, elle aimait à sentir l'eau fraîche sur sa peau. Attendant qu'on la satisfît, elle glissa pour le vicomte :
— Permettez-moi de ne pas être indulgente pour la personne responsable de cet accoutrement, Votre Seigneurie.

Sa main vint se poser sur celle d'Actarius. Après tout, le secret était déjà éventé et elle en avait surtout envie.
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Lacoquelicot


    A peine son séant eu rencontré la pierre froide du sol de la grande salle que les émeraudes apeurées implorait déjà le pardon du Phénix. L’irréparable venait d’être commis. Ella venait de le décevoir aussi rapidement qu’elle lui avait inspiré confiance, c’était certain. Elle s’en voulait et dans son esprit tournoyait déjà les multiples châtiments dont elle serait l’objet à la fin de la soirée. La rousse ressentait presque le ceinturon du seigneur lui tanner le cuir avec violence. Dans la ferme du vieil Enguerrand, c’est ainsi qu’on vous faisait passer le gout des âneries et elle doutait qu’il puisse en être autrement dans la forteresse montpelliéraine… La Fleur ne connaissait guère autre traitement dans pareille situation. Et tandis qu’elle tergiversait sur son sort La Domenga, arriva à sa rescousse, alors que ses jambes se dépêtraient tant bien que mal de leur prison de tissus. La Malhabile fut soulevé de terre sans ménagement et retrouva aussitôt son aplomb. Cette précieuse verticalité qui faisait des hommes des êtres supérieurs. Enfin, ça dépendait des cas…

    Quoi qu’il en soit la rousse allait prendre la fuite quand la Princesse planta ses prunelles dans les siennes et se leva pour s’approcher. La Coquelicot avait l’impression d’être une agnelle face à une louve affamée. Une proie facile qui attendait simplement qu’on l’exécute rapidement et sans souffrance. Le nez baissé sur le parquet, l’innocente victime n’osait plus émettre le moindre son en attendant sa sentence. Même respirer était fait avec précaution pour ne créer aucun courant d’air désagréable à son Altesse… Dans le silence lourd de la grande salle, le pas de la brune résonnait comme une ultime ponctuation, jusqu’à ce que sa voix retentisse et que le ruban de sa taille se resserre comme un étau. Comptait-elle lui broyer les côtes avec sa propre tenue ? Il semblait que non, loin de la… Les quelques conseils de la princesse furent écouté avec attention. Ce n’est pas tous les jours qu’une fille de ferme se voyait apprêté par les mains délicate d’une princesse et si les circonstances avait été autre sans doute qu’Ella aurait apprécié cet instant unique. Mais ce soir-là un tremblement néfaste qu’elle cherchait à contrôler par tous les moyens venait gâcher ce moment unique. Debout, vacillante, l’incrédule regardait la grande dame s’occuper de sa tenue alors que ses mains ne pouvait cesser de frémir. Sa peau frôla même celle de la Montjoie lorsqu’elle retroussa ses manches, lançant à plein régime le tambour de sa poitrine. Premier coup au cœur d’une longue série. Le second fut porté par une broche planté dans la toile grossière de ses vêtements. C’était sans doute le plus bel objet qui lui avait été donné de voir jusqu’ici. Les prémices d’un geste furent esquisser pour effleurer du doigt le bijou mais se rappelant sa prestigieuse vis-à-vis la Maladroite se stoppa nette et dodelina légèrement de la tête pour remercier l’altesse de la bonté qu’elle faisait preuve à son encontre. Elle aurait voulu lui dire de mille et une manière à quel point elle la remerciait pour cette attention immérité mais si la petiote avait bien comprit une chose se soir. C’est que pour le moment, elle était moins désagréable lorsqu’elle était muette ! La sombre silhouette reprit sa place à table signant la fin de la leçon de mode et le départ permit vers les coulisses ou elle croisa la vieille, qui l’air furax s’empressait d’apporter l’eau à l’invitée.

    A son retour, une main battu l’air pour venir fouetter le velours des joues enfantines.
    Petite sotte ! Incapable ! Tonne la voix de l’expérience dans les cuisines. Tu ne vaux rien. Vaurienne ! Les mots étaient durs mais justifié aux esgourdes de la Rouille dont les yeux menaçaient de débordé. Fini la vie de rêve, elle avait tout gâché à cause du robe trop longue c’était certain. Et les tremblements de ses mains redoublèrent à cette sombre pensée.

    C’en était fini d’elle. Ella fondit en larmes entre l'âtre et le cellier.

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Image : NerySoul, texte : Dutronc - Pour attraper un lapin, imitez le cri de la carotte!
Actarius
Le Mendois avait pu mesurer toute la grandeur d'âme de son aimée, toute son indulgence et sa compréhension. S'il n'imaginait pas vraiment, voire même pas du tout, ce qui se tramait dans l'esprit de la Prinzessin, il avait conscience que ce genre d'incidents pouvaient la rendre impitoyable. Il avait frémi en la voyant s'approcher de la jeune Ella, il avait tressailli, surpris, de sa prévenance envers la pauvrette. Il avait frissonné lorsque la douce main se posa sur la sienne. L'Euphor ne s'y attendait pas et en fut bouleversé en son for intérieur. Qu'il aimait ces moments où elle se montrait douce et prévenante ! Il lui paraissait alors un champ de possible où continuer d'ériger le socle de cette union morganatique sous bien des aspects pour ce coeur de paysan anobli ravi par cette si belle âme d'une Princesse de haute naissance. Avec le temps, les concessions se multipliaient pour pérenniser la fragile communion de leurs sentiments.

La culpabilité qui avait enseveli son enthousiasme demeurerait encore, mais la tendresse qu'elle afficha à son égard, le rasséréna et alluma son oeil d'admiration tandis que l'aiguière était amenée. Une aiguière qui scellerait une nouvelle désunion, un sacrifice désagréable aux usages. Un sacrifice qui tira le Phénix de son nid et de ses pensées amoureuses, qui éteignit les iris et racornit légèrement le sourire. Ses maladresses prenaient souvent la forme d'obstacles, mais à elles répondaient autant d'embuches dressées par les us. Il se prêta au rite après avoir observé la Belle s'y pliait avec une telle grâce que sa légère contrariété s'était estompée, que le regard avait retrouvé son scintillement originel et le sourire son rayonnement naturel. Il ne se lassait pas de l'observer, voyait en chacun de ses gestes une forme de perfection confinant au divin. Ses opales attentives, le sombre éclat de sa chevelure, la douce régularité de ses traits, tout en elle offrait le reflet d'une créature à l'exacte image du Très-Haut. Il s'était détourné de ce tableau merveilleux le temps nécessaire à l'accomplissement de l'ablution de ses mains, mais y revint bien vite.


Les fruits, le blé seront bientôt récoltés sur mes terres. J'aime ces moments-là, on quitte déjà la pesanteur de l'été pour se tourner vers l'automne. Les champs, les pâturages, les bourgs et même les petits hameaux se colorent, s'animent. La Vicomté déroule toutes ses ressources et sa richesse dans les foires et les fêtes. Même le soir venu, en s'installant sur les remparts du Tournel, on entend encore les derniers échos d'une journée qui se termine, on voit les dernières charrettes sillonner la route sous l'ombre naissante tandis qu'un léger vent vient vous caresser les joues comme pour vous rappeler que l'automne approche. Puis, le calme s'installe, la nuit étend son empire. En face, le galbe du Mont Lozère se dissipe dans les ténèbres et commencent alors de résonner les premiers hululements, les premiers cris sauvages. La nature se découvre. Je désire tant partager cela avec vous, s'enthousiasma-t-il tout en se saisissant d'un fruit. Ces moments ont pour moi la douceur de ceux que vous évoquiez dans votre missive où vous me parliez d'Auxerre. Le Sienne devint rêveur cependant que le coeur s'était détaché des tourments récents. Un plat de fruits avait suffi à dégager un horizon de moments précieux, à le renvoyer à d'heureuses perspectives, à ces promesses de communion à venir. Il l'avait rendu à sa loquacité, à son entrain tout en lui ouvrant l'appétit.
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Ingeburge
L'eau coula sur ses mains, fraîche et apaisante. Avec soin, elle frotta ses paumes l'une contre l'autre, ne se lassant pas de ce rituel purificateur. Pour cela, elle avait dû briser sa douce étreinte, mais qu'importe, le temps n'appartenait plus qu'à eux, ils auraient temps encore de laisser leurs doigts se frôler et s'entremêler, et il sourirait, et elle rosirait. D'ailleurs, toujours dans ce but de laisser aller les choses, alors qu'elle se séchait les mains et que le vicomte du Tournel se préparait à son tour, elle décida de ne pas revenir sur les derniers propos qu'elle avait tenus. Son hôte ne croyait apparemment pas bon de s'appesantir sur le cas de la personne qui avait osé affubler la rouquine d'un vêtement trop grand et cela lui allait fort bien, ce n'était après tout pas ses affaires et cela évitait de parler de cette protégée qu'elle finirait certainement par revoir sur son chemin. Gardant le silence, elle reposa les yeux sur lui alors qu'il prenait à nouveau la parole. Et elle se laissa bercer par ce qu'il disait, le laissant évoquer Le Tournel, non sans éprouver un peu de jalousie pour cette terre qu'il chérissait tant, ne se sentant pas de taille comme à chaque fois qu'il l'évoquait ou qu'il se lançait sur le Languedoc. C'était encore un peu d'attention qu'il lui distrayait comme il en distrairait encore, elle en était persuadée, mais elle n'en dit rien, se contentant de lui souffler qu'il était bien nostalgique et qu'il ne le fallait pas : l'été débutait à peine, les grosses chaleurs n'avaient même pas débuté, la transition aurait lieu dans plusieurs bonnes semaines et il serait rentré au Tournel pour les travaux qu'il évoquait et pour cette période particulière qu'il affectionnait.

Et ainsi se déroula ce souper. Il parla d'abondance, elle glissa quelques mots de temps à autre; il mangea avec un solide appétit en homme fort et insatiable, elle picora sans conviction en femme tourmentée; il sourit avec feu et avec éclat, elle rougit pleine d'embarras. Il n'y eut rien de plus qu'une conversation un peu gênée, des regards heureusement plus éloquents et des mains frôlées. Peut-être que pour le commun, ce n'était pas assez, peut-être que pour les autres, ce n'était rien mais pour lui qui avait chéri la même femme durant plus de la moitié de sa vie et pour elle qui n'avait jamais aimé, il y avait toute la passion du monde dans leur retenue et l'une comme l'autre n'appartenaient qu'à eux.

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MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
[Le XXIVe jour de septembre, les retrouvailles]

La main reposa le parchemin sur la table. L'Euphor se releva sourire aux lèvres. D'un pas assuré, malgré la fatigue, il rejoignit la fenêtre et plongea son regard dans les rues de la grouillante capitale languedocienne. Il les connaissait toutes pour les avoir parcourues des centaines, des milliers de fois lors de ses tours de garde. Il les avait traversées vides et silencieuses dans l'ombre de la nuit, joyeuses et festives lors des nombreuses animations qu'il avait organisées, agitées et emportées à l'approche des élections, anéanties et incrédules lors de la prise du château, chantonnantes et solidaires tandis que l'arsenal de Montpellier, le premier du Royaume de France, s'était élevé petit à petit jusqu'à dominer tout à fait la mer Méditerranée tel un symbole d'une puissance retrouvée. Oui, cet ouvrage qui avait mobilisé tant de gens était devenu une réalité dont l'une des Provinces françaises les plus peuplées pourrait se targuer à l'avenir. Ce matin-là pourtant, il régnait une atmosphère peu commune, une ambiance qu'il n'avait encore jamais éprouvée par le passée. Il y avait comme un souffle de liberté, une impression de renouveau. Oui, ces six derniers mois s'étaient effilochés, égrainés avec une indolence parfois à peine soutenable. Plus particulièrement, à l'approche de ce moment où chaque jour paraissait une éternité, un abysse à franchir jusqu'à cet instant précieux.

Car au-delà de la brume des contrariétés et des déceptions, par-delà les ténèbres des querelles, avait subsisté une aura puissante. Elle avait, la nuit, sous la voûte céleste, la pâle blancheur rassurante de la belle Sélène. Elle avait, le jour sous le flot des reproches, l'éclat chaleureux d'un paisible soleil d'automne. Elle était espoir et rédemption, promesse, tacite pacte même contracté entre le chaud et le froid. Des soutiens, il en avait eus et d'importants, mais aucun n'avait la force de celui qu'elle lui avait apporté. Belle Prinzessin fixée comme un phare à l’horizon tourmenté d’une mer déchaînée. Il avait tenu, s’accrochant à sa luminescente présence pour trouver le courage de faire face, de résister, toujours porté qu’il était par cette envie de la rendre fière de lui, de faire honneur par les actes et son investissement aux sacrifices qu’elle avait consentis pour lui. Le temps des retrouvailles venait. Il s’était dégagé comme une vaste demeure qui se serait petit à petit dévoilée au fil d’un interminable et sinueux chemin bordé de grands chênes. Le Comte l’avait arpenté parfois maladroitement, parfois avec colère et rage, mais peu importait maintenant qu’il se tenait devant la grande bâtisse. Celle qui n’existait encore que dans ses plus beaux rêves et qu’il faudrait construire ensemble. Et le chantier n’avait rien d’anodin pour un homme au cœur toujours épris, qui s’était éloigné pourtant au nom de ses fonctions, au nom du Languedoc.

Ses yeux de Sienne avaient patiemment suivi le déploiement des étals au-dehors. Le Phénix semblait apaisé, heureux. Il bouillonnait pourtant, tachant de fixer son attention ou plutôt de la détourner du jeune page qui avait pénétré dans le château désormais. Alors que ce dernier se faufilait dans les couloirs jusqu’aux Lombards auxquels il remit un petit mot, le Magnifique lui s’abandonnait à une terrible nervosité. Celle-ci s’exprimait par un nouveau tic. Habituellement immobiles dans son dos lorsqu’il prenait cette posture réflexive, ses doigts s’étiraient puis se contractaient à un rythme quasi frénétique. Comment réagirait-elle à la lecture de ses quelques mots laconiques, à sa sobre invitation de le rejoindre à l’hostel dès lors que le soir aurait étendu son empire ? Un sourire éclairerait-il son visage ou au contraire demeurerait-elle de marbre ? Viendrait-elle seulement, elle qui avait déjà attendu si longtemps son « retour » ? Se sentirait-elle offusquée de cette proposition un peu cavalière ? Les questions se multipliaient et comme souvent dans ce genre de cas, il les chassa avec une pensée positive.

Ils seraient ensemble le soir même, seuls - il avait pour cela déjà pris quelques précautions. Ils parleraient longuement et il lui dévoilerait son projet. Il serait fidèle à lui-même, emporté, passionné. Tout ne pouvait que bien se passer. Mais si… Non, tout se passerait bien. Elle lui en voulait peut-être de l’avoir abandonnée durant son mandat, de ne pas avoir su lui montrer toute la reconnaissance qui était la sienne, mais lorsqu’elle verrait son regard sincère, sa joie qu’il ne pourrait que trahir, elle comprendrait. Ses opales se poseraient sur lui et dès lors, elle saurait à quel point il avait attendu et espéré ces retrouvailles. Les interrogations revinrent finalement le torturer ainsi qu’elles l’auraient fait d’un jeune adolescent en proie aux premiers doutes de l’amour. Il avait beau avoir une longue expérience, un orgueil bien accroché, le physique d’un intrépide guerrier, face à ses sentiments pour l’irrésistible Bourguignonne, il n’en menait pas large. Et encore moins, lorsqu’il était dans l’attente. Ainsi se remit-il à l’ouvrage, répondant aux dernières missives, rédigeant quelques demandes et bouclant quelques ultimes dossiers.

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Ingeburge
[Représailles!]

Au même moment, côté château des comtes du Languedoc, la marquise de Dourdan regardait elle aussi par une croisée. Son regard mort balayait dans les voir les rues de Montpellier. De celles-ci, elle ne savait rien, ou si peu, ne s'étant guère aventurée au dehors depuis des semaines qu'elle était là. De la capitale languedocienne, elle ne connaissait – et encore – que deux aspects. Celui des remparts qu'elle avait arpentés durant plusieurs nuits, se portant volontaire pour aider à la surveillance des portes de la grande cité, rejoignant des groupes de défense ou en menant un elle-même. Scruter l'horizon sans un mot, observer les entrants, se rendre aux points stratégiques, elle avait connu Montpellier de nuit, dans la quiétude d'une obscurité vers lesquelles étaient toujours allées ses préférences. Autre aspect qui lui était familier, celui du marché portuaire. Si elle n'aimait guère la foule qui grouillait et se pressait, si frayer avec des gens de toutes conditions sociales n'emportait guère ses faveurs, si le bruit et les odeurs irritaient ses sens, les étals et les marchandises qui s'y laissaient admirer étaient un argument de poids dans le combat de ses répugnances. Avec sa situation face à la Méditerranée et son ouverture vers la péninsule italique et l'Orient, le port de Montpellier regorgeait de produits de qualité et de prix. Damas, brocarts, savons d'Alep, essences et parfums, épices, objets d'orfèvrerie, tapis persans, pièces de mobilier, il y avait là de quoi satisfaire une Ingeburge qui sous ses dehors froids, tenait plus de la Sybarite que de l'ascète dès lors qu'il s'agissait du confort de son intimité. A plusieurs reprises elle avait donc arpenté les petites ruelles formées par les emplacements des divers marchands; examiné les éventaires; palpé les étoffes de ses mains dégantées; humé et parfois goûté aromates et condiments; négocié en toscan, en grec ou à renfort de gestes; repoussé les offres louches et acheté souvent mais avec raison, en femme à laquelle il était difficile de faire avaler des couleuvres malgré toute sa passion pour les objets et marchandises haut de gamme.

Puisque le mandat de l'Euphor s'achevait, une partie des achats réalisés au cours du séjour montpelliérain avait été expédiée sur Mende quelques jours plus tôt. Le reste partirait dans l'après-midi, quand l'empaquetage de toutes les affaires d'Ingeburge aurait été achevé. Elle ne garderait que le strict minimum – un de ses minima qui laissait coi par son abondance – ayant décidé d'envoyer en Gévaudan certains de ses bagages apportés avec elle de Bourgogne. L'heure était assurément au départ. Du château des comtes pour commencer, une nouvelle mandature s'annonçant; il lui pesait de toute façon d'y rester, elle envisageait de partir depuis une bonne semaine déjà. De Montpellier ensuite, pour retrouver la paix mendoise, dans un cul-de-sac à l'ombre de la cathédrale. Et du Languedoc? La question demeurait en suspens, elle ne savait pas, ayant pourtant à l'esprit qu'un retour en Bourgogne était nécessaire, pour faire le point sur toutes les activités estivales ayant animé ses fiefs, se rendre dans les entrepôts, étudier les différents rapports d'intendance, préparer l'hivernage, examiner le rendement de ses vignes et visiter les chais. Il faudrait aussi certainement pousser jusqu'à Paris vibrant du regain d'activité royale. Quant à Dourdan... il faudrait s'y rendre, afin ne serait-ce que se présenter aux notables et mesurer la situation du domaine afin d'y lancer les premiers travaux; oui, il faudrait s'y rendre mais elle se sentait comme retenue, sans qu'elle sût bien pourquoi. Ce qui était certain pour le moment, c'est qu'elle resterait encore quelques jours en la capitale languedocienne, s'il était encore besoin de défendre et qu'elle remonterait ensuite tranquillement sur Mende. Ce laps de temps avant de regagner le nord s'expliquait donc par sa participation à la surveillance nocturne mais pas seulement. Aelith-Anna, sa vassale, s'était retirée dans une abbaye du coin afin de se recueillir et nul ne savait quand elle reviendrait à la vie active. Puis Mende, donc, pour une semaine au moins.

L'on gratta à l'huis et la porte s'ouvrit tout aussitôt. Toujours postée devant la croisée, un bras posé contre son ventre et un autre replié sous son menton, la Prinzessin ne remua pas; depuis des heures c'était aller-retour sur aller-retour enter la chambre où elle se trouvait et la cour, nulle raison de s'intéresser à cette énième entrée. L'insùbrich pourtant vint caresser son oreille et elle se retourna pour découvrir Andrea. Les servantes s'étaient arrêtées de plier, envelopper, empiler, serrer pour jeter des regards transis vers le Lombard. Ingeburge, elle, jeta quelques mots et les filles reprirent leur ouvrage tandis que son garde s'approchait. Celui-ci lui tendit un pli, sans un mot et sur un signe, se retira. La Danoise faisait à nouveau face à la croisée mais le spectacle de la rue l'intéressait encore moins qu'auparavant, celui-ci n'eut plus droit à sa lointaine attention désormais portée sur le carré de parchemin qui venait d'être transmis. Avec un peu de hâte, elle déplia la lettre, sachant déjà de qui elle émanait et la parcourut tout aussi rapidement. Le vélin fut froissé et jeté au sol et elle croisa les bras, quelque peu mécontente. L'invitation n'en avait ni le fond, ni la forme. Pourtant, elle l'avait espérée, elle avait attendu que Phœnix daignât se souvenir de son existence en dehors des obligations publiques. Certes, elle l'avait assuré de son soutien inconditionnel. Mais le mandat s'achevait et sa patience, avec, s'épuisait. Le vicomte du Tournel aurait pu faire plus d'efforts, avant pour commencer et surtout maintenant. Elle n'irait pas, voilà; c'était à son tour à lui d'être puni et tant pis si au passage, elle subissait elle aussi la sanction et retardait ainsi le moment des retrouvailles. Chez lui en plus, perdait-il la raison? Et elle? Tout autant. Dans un bruissement soyeux, elle s'accroupit, ramassa le billet roulé en boule et se redressa. Nul ne devait tomber là-dessus. D'une main agacée, elle tenta de rendre forme au papier et le fourra ensuite dans la cassette où était serrée sa correspondance privée. Au passage, ses yeux avaient accroché l'heure du rendez-vous. Ses prunelles se firent mauvaises.



— Préviens ton maître que la marquise de Dourdan et de La Roche répond de manière anticipée à sa convocation.
La phrase avait jetée froidement et sans attendre de réponse, ladite marquise s'engouffrait déjà dans l'hôtel, ne laissant au valet ainsi alpagué que le choix de courir pour informer le maître des lieux avant qu'elle ne débusquât celui-ci. Ingeburge ne savait pas vraiment où se rendre mais tant pis, elle était dans la place et si elle se perdait, les murs en trembleraient si fort qu'elle serait aisément retrouvée. En comprenant à sa relecture que le vicomte du Tournel la conviait le soir, son sang n'avait fait qu'un tour. Cet homme était fou et elle lui ferait promptement ravaler ses lubies. Déjà, la convoquer – car c'est ainsi qu'elle avait pris le billet – était porteur de problèmes. Mais le soir de surcroît? Avait-il oublié toutes les précautions qu'elle avait dû prendre quand quelques semaines plus tôt, elle s'était rendue en ce même hôtel? Ainsi donc, elle avait décidé de débarquer en plein jour, ne se cachant nullement, meilleure manière de ne pas prêter le flanc aux clabauderies et de débarquer quand ça lui disait. Elle avait trop subi ces derniers mois pour ne plus se cabrer sous le joug d'une volonté euphorique qu'elle peinait à comprendre si tant était qu'elle l'eût un jour saisie. La lettre rangée dans le coffret, elle avait demandé à ce qu'on la préparât pour sortir et qu'on donnât ordre à sa garde et à son équipage de se tenir prêts. On lui avait ôté ses vêtements, on l'avait rafraîchie, on l'avait rhabillée, on l'avait recoiffée et une fois parée, elle était sortie d'un pas décidé, lâchant qu'elle ne reviendrait pas là et qu'elle comptait que toutes ses affaires soient déménagées au soir vers l'auberge où elle avait retenu nombre de pièces.

Et maintenant, le dédale de l'Hôtel d'Euphor. Qu'elle ne connaissait pas. Dont elle avait forcé l'entrée. Que comptait-elle faire maintenant? Ouvrir toutes les portes jusqu'à tomber sur le vicomte du Tournel? L'insolence de sa conduite la fit ralentir, l'audace dont elle aurait à faire preuve la fit s'immobiliser. Si elle n'arpenterait plus les lieux à la recherche de l'adversaire, il n'était pour autant pas question de rebrousser chemin. Eh bien, elle resterait là, au milieu d'un couloir. Il n'était pas dit qu'Actarius d'Euphor continuerait à jouer ainsi avec elle.

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MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
[Trouvaille !!]

Le Vicomte réajusta son pourpoint, un vêtement pour lequel il s'était pris d'affection depuis quelques mois. Plus particulièrement le pourpoint à quatre quartiers, avec une boutonnière discrète et, surtout, un col monté. Le Phénix aimait l'air martial et sévère que lui conférait cet habit, d'autant plus qu'il appréciait de le porter dans des tons sombres et ténébreux. Ce jour, il avait opté pour un bleu profond quoique éclatant qui offrait un contraste appréciable avec les pantalons et les longues bottes de cuir noir, dans lesquels ils étaient dissimulés jusqu'à hauteur de genou ou peu s'en fallait. Sa puissante silhouette soigneusement dessinée par-delà les précieuses étoffes et la sobriété efficace de sa mise, il posa un ultime regard interrogatif sur son serviteur, qui s'empressa de hocher la tête en signe de satisfaction. Le geste convainquit visiblement le Mendois, extrêmement soucieux de son apparence ce jour-là. Si la coiffure demeurait anarchique, délaissée dans cette forme de bataille rangée où le plus grand des stratèges aurait eu peine à placer sa cavalerie, son collier de barbe avait lui fait l’objet d’une grande attention. Fringant, il se devait de l’être en ce XXIVe jour de septembre. Au soir, il reverrait celle qui faisait battre son cœur généreux et dont la réaction à sa propre initiative aiguisait les plus vives inquiétudes dans les méandres de l’esprit euphorique.

Ainsi le Pair avait-il sacrifié à son paraître avec une certaine anxiété. Il avait littéralement expédié une importante liste de tâches à accomplir pour mieux se prêter au rituel, pour s’emplir de cette délicieuse incertitude, source tant d’appréhension que d’excitation. L’amour l’avait sorti de l’hypogée où l’avait abandonné un douloureux deuil et lui offrait désormais une insolente sensation de vivre. Il souffrait, il se languissait, il doutait, il s’emportait, il déraisonnait, il se morfondait, il riait, il s’enthousiasmait, il persistait dans ses errements comme il s’évaguait dans ses rêves. Il oscillait sur un fil suspendu au-dessus d’une toile impressionniste et foisonnante de couleurs contradictoires, qui, cependant, s’harmonisaient à merveille. Sa profonde et sincère inclinaison exacerbait la moindre de ses perceptions, l’amenait parfois à faire des montagnes de plaines ou des plaines de montagne. Il perdait pied, vivait avec une ardeur décuplée, d’où il avait puisé le courage d’endurer, de supporter, ce qui l’aurait fait plier des années auparavant. Enflammé, impatient, il quitta la pièce à la suite de son serviteur avec, en ligne de mire, un détour par l’arsenal où il avait convenu d’un rendez-vous avec un armateur pour régler quelques détails concernant la caraque de guerre.

L’esprit éloigné de la réalité immédiate, il abandonna le valet et obliqua vers la droite, déployant son pas martial dans un couloir étroit et obscur. Au fond de ce couloir, une porte entrouverte d’où lui parvenaient les accords d’une musique qui en ce lieu paraissait irréelle. Une mélodie douce, celle de l’espoir de belles retrouvailles. Il poussa la porte, poursuivit sa progression. Quand soudain… ses iris s’illuminèrent, éblouis par l’héliophanie improbable devant laquelle le Phénix s’était arrêté net. Interdit devant ce rappel éclatant du « concret », puis incrédule, il approcha finalement de la nitescence, un radieux sourire fermement accroché sur son faciès réanimé. Instinctivement, sa dextre chercha la sienne. Elle était là. Bien plus tôt que prévu, mais cela importait peu. Il ne résonnait pas – car si tel avait été le cas, il aurait déduit que sa présence n’avait rien d’un bon présage, qu’elle apportait même une réponse cinglante aux questions qui torturaient son âme quelques instants encore auparavant. Pris au dépourvu, il ne conservait pour lui que son naturel empreint de bonhommie. Il n’existait pas même de l’embarras, du remord, mais… il était écrit qu’il ne pourrait échapper à son caractère pyrrhonien trop longtemps. La raison se fit jour et avec elle arriva la déduction. Si bien que la seule répartie qui lui vint sur le moment fut un « bonjour » chaleureux. Passa l’éphémère temps de la contemplation amoureuse et …


Ingeburge... Oh oui ! Malgré les sombres augures, il trouvait en cette apparition une joie sincère. Il approcha encore et s’abandonna totalement à son envie reniant le retour de la raison en son for intérieur. Sa sénestre s’éleva et glissa tendrement sur la joue nivéenne. Son regard de Sienne plongea dans le sien. Deux mots s’étaient échappés et rien ne laissait croire qu’il y aurait un troisième tant l’intensité du prénom prononcé semblait entière et profonde. L’amour, le pardon, le soulagement, la quiétude, la plénitude, l’avenir et le passé. Il vint pourtant en un murmure parcourant leurs souffles suffisamment proches pour se mêler.

Merci.
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Ingeburge
[Bataille...]


C'était à chaque fois chose extraordinaire que d'être enfin remarquée par lui. Certes, ils n'avaient finalement que peu d'occasions de se voir mais elle avait déjà connu quelques retrouvailles, celles-ci en tous les cas ne seraient pas les premières, ce n'était pas inédit. Pourtant, et elle s'en étonnait profondément à chaque fois, elle ne s'était pas encore habituée à la foule de sensations concrètes qui troublaient son corps quand elle l'apercevait enfin et que lui de son côté consentait à l'englober dans son univers. Un simple regard et c'était comme si elle renaissait à la vie : elle sentait la moindre parcelle de son être, le moindre composant de celui-ci avec ce sang qui battait à ses tempes, ce cœur qui juste avant battait si régulièrement qu'elle n'avait conscience de son existence que lorsqu'il connaissait un raté, ce souffle qui se faisait plus court, ces jambes qui s'amollissaient, ces entrailles qui se tordaient, cette échine qui frissonnait. Quand il posa ses yeux sur elle, elle défaillit une fois de plus.


Et il avança, conquérant, rayonnant de part en part et la salua d'un mot, avec cette simplicité déconcertante dont il savait faire preuve et qui était, malgré la chaleur qui en émanait, si rafraîchissante. Si tout pouvait être aussi simple. Comme cette main qui venait enserrer la sienne et qui écartait les doutes et l'affliction.

— Ingeburge...
Doucement le prénom s'échappa des lèvres aimées, telle une caresse et elle sentit le peu de forces qui lui restait s'envoler. Elle était faible face à lui, délicatement et heureusement faible et elle savait que si elle venait à trébucher, il serait là pour la rattraper. D'ailleurs, ne s'approchait-il pas davantage, jusqu'à lui recouvrir tendrement la joue de sa main demeurée libre? Elle pouvait bien se laisser aller puisqu'il était là pour la soutenir, elle n'avait qu'à lâcher prise. Doucement, elle tourna son visage échauffé par le contact de cette main chaude sur sa peau liliale, elle remua doucettement, jusqu'à pouvoir poser ses lèvres sur cette paume offerte. Tout aussi légèrement, elle inspira pour se remplir de son odeur puis elle embrassa avec pudeur cette main qui était celle de son maître. Un pas de sa part à elle et serait couvert le chemin qui les avait séparés et qu'Actarius avait presque avalé en entier. Un pas et elle pourrait se lover contre son torse puissant et lui faire savoir avec dévotion qu'elle avait besoin de lui et qu'elle lui pardonnait, tout, que ce merci était inutile.

Non, ce n'était pas cela. Il lui avait indubitablement manqué mais pouvait-elle s'abandonner ainsi? Tant par tempérament que par cette colère accumulée, la réponse était non. Non.

Alors il avança, conquérant, rayonnant de part en part et la salua d'un mot, avec cette simplicité déconcertante dont il savait faire preuve et qui était, malgré la chaleur qui en émanait, si rafraîchissante. Si tout pouvait être aussi simple. Mais tout ne l'était pas, pas ce qui les unissait en tous les cas et cette main qui venait chercher la sienne qui par sa fièvre la réveilla de la torpeur dans laquelle l'apparition euphorique l'avait jetée.

— Ingeburge...
Le prénom que nul ne pouvait prononcer claqua comme un blasphème et rien dans cette voix chaleureuse, même pas cet accent chantant, ne put en atténuer les consonances gutturales. Ses yeux clignèrent, comme au matin quand on venait la tirer d'un sommeil qu'elle voulait prolonger. Le réveil venait d'être brutal mais au moins, elle était parfaitement lucide désormais, les sens peut-être troublés par cette proximité avec l'Euphor mais pas complètement endormis. S'il était certain qu'il exerçait toujours son empire sur elle, elle saurait résister, aiguillonnée par des sentiments tout aussi puissants que l'attirance physique et spirituelle que son adversaire provoquait. Oui, elle était lucide désormais malgré la main du vicomte demeurée libre qui venait se poser sur sa joue. Elle connaissait ses pièges, elle saurait anticiper ses parades et au moment opportun, elle le blesserait comme il lui faisait mal avec cette attitude, comme il lui avait fait mal en l'abandonnant. Sa peau contre la sienne, ce souffle qui se rapprochait ne seraient pas suffisants pour contrecarrer son ire. Et quand il la remercia, elle s'exprima enfin alors que sa main venait, à sa manière, se poser sur la joue d'Actarius. Le soufflet claqua et elle lâcha, railleuse, qu'il avait maintenant de quoi la remercier.

Non, toujours pas. Elle le détestait, indubitablement mais pourrait-elle se montrer à ce point si malévole? Tant par son caractère que par la passion qu'il avait suscité en elle, la réponse était non. Non.


Comme dans un songe dont elle ne savait si c'était un rêve ou un cauchemar, il avança, conquérant, rayonnant de part en part et la salua d'un mot, avec cette simplicité déconcertante dont il savait faire preuve et qui était, malgré la chaleur qui en émanait, si rafraîchissante. Si tout pouvait être aussi simple. Mais rien ne l'était. Elle aurait voulu pouvoir serrer la main qui venait d'envelopper la sienne. Mais elle était duelle, comme tout ce qu'elle ressentait pour lui.

— Ingeburge...
Le prénom s'envola mais elle ne réagit pas. Lui seul, hors les personnes discourtoises, avait osé et elle l'avait laissé faire, ne sachant si l'entendre le prononcer était agréable ou repoussant. Ce qui était certain, c'est qu'elle en était troublée et se demandait toujours si elle parviendrait un jour à l'appeler par son prénom. Hésitation, encore; avec lui, depuis le début ou presque, elle oscillait. La main qu'il vint déposer sur sa joue n'arrangea en rien ses réflexions, elle gagna en un délicieux et douloureux malaise. Il était là, enfin, tout proche et rien que pour elle. N'était-ce pas ce qu'elle avait voulu? Ne lui avait-elle pas fait savoir à une ou deux reprises ce besoin qu'elle avait qu'il ne l'oubliât pas? Ses yeux se fermèrent alors que son visage s'enflammait, qu'il se souvînt qu'elle existe, voilà tout ce qu'elle voulait. Pourtant n'était-ce pas céder à la facilité que de ne rien dire, que d'accepter si facilement un rapprochement qui était pourtant incomplet? Comme depuis des mois, il fuyait l'étreinte totale, il ne la prenait toujours pas dans ses bras et la panique qui commença à se manifester. Et si... Ses prunelles retrouvèrent le jour et elle le regarda, affectée, blessée davantage par ce merci dont elle ne voyait que l'utilitaire : durant des semaines, elle l'avait soutenu, elle avait subi et il osait l'en remercier comme il eût remercié quelqu'un lui ayant rendu service. Doucement, elle esquissa un pas en arrière, puis un autre, libérant joue, main, corps enfin de l'attraction fatale.

Oui, voilà, c'était cela, il ne pouvait en aller autrement. Désormais dégagée de son orbite, elle reprit ses esprits, vidée enfin de l'amour et de la haine qu'elle éprouvait à son endroit. De duelle elle était devenue neutre, celle que l'on croyait qu'elle était, monstre d'indifférence et de détachement, celle qu'elle devait être, surtout avec lui, au risque de se perdre en cette dualité qui l'effrayait. Froidement, comme si rien n'était arrivé – que ce fût le fruit de son imagination ou ce qui s'était réellement passé – elle déclara :

— Il est heureux Votre Seigneurie que votre convocation m'ait trouvée au château des comtes, je m'apprête en effet à regagner Mende.

Convocation, oui-da. Si la reculade n'avait pas édifié le Phœnix sur l'état d'esprit de sa visiteuse ou alors à moitié, ledit Phœnix était désormais totalement renseigné : la dame de ses pensées n'était pas d'humeur à badiner ou à se voir conter fleurette. Platement, elle ajouta :
— Il me plairait que vous me fassiez diligemment savoir ce que vous attendez de moi car j'ai fort à faire. Si ma requête ne devait point vous agréer, ma foi, brisons là, ainsi nous gagnerions chacun un temps précieux et nous épargnerions une conversation malplaisante.

Bataille. N'était-ce pas depuis le début la nature même de leur relation?
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MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
Il avait ignoré les premiers symptômes, il prit le mal en pleine face. Un véritable camouflet. Une douloureuse gifle. Après deux mois de combats intenses, de batailles acharnées au conseil ou ailleurs, il perdait son plus précieux soutien. L'étreinte morphéique qui avait assoupi ses sens, sa vigilance fut rompue, la naïveté, la simplicité de son caractère humiliées. Le Phénix essuyait une déconvenue terrible, au point de ne plus comprendre, de ne plus savoir le crime qui était le sien. Son invitation était devenue convocation au sortir de ces lèvres pourtant si attirantes. Puis, il y avait eu ces mots, décochés comme autant de traits sur un cœur enthousiaste. Tout ce chemin parcouru, ces mois d'attente, cet éloignement, ces sacrifices, tout cela pour revenir des mois en arrière, là où le dialogue et le partage ne semblaient que des chimères aussi lointaines qu'inaccessibles. Non, il ne laisserait faire cela. Il ne cèderait pas à ses attaques, dont l'ampleur témoignait de la profondeur de ses sentiments. Car oui, si avec tout autre, cette froideur paraissait normale, avec lui elle trahissait un trouble terrible, une volonté de trouver une échappatoire à sa propre inclinaison qu'elle se refusait encore à accueillir en son sein comme un bienfait. Cette précession s'arrêterait là. D’un pas en avant, il annihila les effets du mouvement de recul, d’un sourire encore plus radieux, il balaya le blizzard des paroles rudes. De bataille, il ne voulait pas, pas face à elle. Il en avait suffisamment menées, il avait suffisamment enduré les coups bas et les reproches, supporté les caprices et les râles pour ne pas succomber à la tentation de reprendre les armes et de la chasser de chez lui subitement afin de s’épargner les variations de son fichu orgueil, de son cadre strict, de sa vision livresque de l’amour qui l’empêchaient, qui les empêchaient de vivre avec un bonheur sans nuage le temps du retour, de s’abandonner à un moment de tendresse agréable.

Il avait beau tourné la situation dans le moindre de ses recoins, il n’envisageait pas un seul instant qu’elle l’eût attendu, soutenu, loin des siens, loin de sa Bourgogne, pour se dérober alors même qu’il s’apprêtait à offrir ce pourquoi elle était demeurée avec une abnégation magnifique : lui-même. Sans fard, sans faux-semblant, avec son âme, avec son amour. Il percevait, peut-être à tort, ce besoin de ne pas céder facilement à des sentiments toujours coupables sous son regard opalin. Toute la diversité des émotions qu’elle éprouvait en sa présence, elle ne pouvait la contrôler ou se donner l’impression de le faire qu’avec cette attitude quasi hostile envers le coupable de cette déferlante chaotique et échappant à toute maîtrise. C’était la seule explication qu’il entrevoyait à ce revirement aussi subit qu’inattendu. Si elle n’avait voulu être présente, elle ne serait pas même déplacée, elle n’aurait pas abandonné tant de choses pour être près de lui, n’aurait pas souffert ses absences et ses négligences. Mais si elle était venue avec tant de diligence, cela ne pouvait signifier qu’une chose, elle voulait reprendre les brides de leur cheminement, ne plus vivre que pour lui. Et comment lui en aurait-il tenu rigueur ? Elle avait trop donné d’elle pour qu’il ne pardonnât pas cet exorde belliqueux. De plus, il en prenait conscience désormais, son mot avait été par trop abrupte et sans aucun doute désagréable à la lecture. La Bourguignonne lui rendait simplement la pareille.


Il ne s’agissait nullement d’une convocation, mais d’une invitation. S’il vous plaît de me pardonner la tournure maladroite, alors je vous propose de me suivre en un lieu plus propice à la conversation.

La voix douce et grave, le ton chaleureux, les inflexions généreuses des gens de son pays, ses yeux à la lueur rassurante, tout trahissait cette volonté d’apaiser les contrariétés du Roy d’Armes. Six mois avaient coulé, leur relation à l’apparence défleurie ne s’en était pas moins renforcée. Du moins, le Pair le croyait-il. En son cœur, son amour s’était épanoui sur la rive de la tumultueuse Ténébreuse. Aussi assurément que la terre épousait le cours du torrent, ils étaient demeurés proches l’un de l’autre. Si les échanges se restreignaient souvent à leurs fonctions, ils n’en avaient pas moins mené un projet commun, ils ne s’en étaient pas moins côtoyés fréquemment. Jamais elle n’aimerait vraiment cette terre, elle y avait pourtant déposé ses affaires l’espace de quelques mois pour lui. Et lui… aussi absurde et inconcevable que cela paraissait, il avait caressé l’espoir de lui affirmer par les actes qu’il était digne d’elle, qu’au-delà du « démon » il existait un homme généreux, un homme juste, un homme capable des plus grandes choses pour elle, pour peu qu’elle fût non loin de lui. Dans l’âme de celui-ci s’était forgée une nouvelle résolution. Celle-ci avait résonné comme une évidence de plus en plus prégnante. Elle le suivait constamment au point qu’il en était venu à souhaiter que son mandat fût amputé de quelques semaines. Omnisciente, elle guidait la moindre de ses pensées depuis des semaines, au point de le détourner petit à petit de « son » Languedoc, de faire naître l’envie d’un ailleurs, d’un refuge commun, de créer le désir d’un départ et tant de sentiments encore qui convergeait vers une seule et même vérité : elle était sa vie désormais, son unique patrie.

Il s’écarta légèrement pour ouvrir le passage et tendit un bras avenant vers le couloir.


Je vous en prie.

L’invitation suffirait-elle à l’adoucir, à faire se mouvoir cette fascinante silhouette jusqu’à la porte par laquelle il était apparu ? S’abandonnerait-elle à la voix du guide qui l’emporterait dans ce petit salon où ils prendraient place, où il lui confesserait sa volonté de la suivre désormais jusqu’à l’enfer lunaire s’il le fallait ? Le Sienne s’éclaircit encore, ensoleillé de ce fol espoir.
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Ingeburge
Finalement, au lieu de reculer sans rien dire et de décocher sa flèche une fois suffisamment éloignée, elle aurait peut-être dû le souffleter. La pensée la traversa instantanément alors qu'il formulait des excuses qu'elle n'avait pas souhaitées. Que désirait-elle au fond? Les pensées contradictoires se mélangeaient dans sa tête mais tous ces « pardon », tous ces « merci », elle n'en voulait plus, n'en pouvait plus. Elle lui avait assuré qu'elle serait là, elle s'était tenue à sa ligne et n'attendait rien en retour, n'ayant fait qu'accomplir ses promesses. Oui, une gifle pour qu'il cessât de se comporter ainsi; un soufflet pour qu'il arrêtât de jouer les pénitents. Ce n'était pas la première fois qu'elle était agacée par toute cette contrition que désormais il lui imposait parfois, alors qu'il s'était dès le début conduit avec une impudence et une légèreté folles. En ces instants où elle se sentait lasse de tout, elle avait besoin plus que cette chaleur constante et de ces sourires radieux, elle avait besoin de force, d'impétuosité, d'implacabilité et si elle n'était dans le fond pas déçue qu'il refusât la lutte qu'elle avait tenté de lancer se sachant incapable de tenir sur la distance, par faiblesse de l'esprit et du corps, elle aurait tout de même apprécié qu'il répliquât autrement que par ce pardon, prenant les torts sur lui. Il savait la repousser, il savait la contrer et elle s'était pris à espérer que ce pas qu'il avait esquissé pour diminuer la distance qu'elle avait instaurée entre eux deux serait les prémices d'une riposte plus farouche. Et non, il se montrait policé et ne variait pas, renversant ainsi les rôles puisque c'était elle qui se montrait la plus sauvage des deux.

Alors qu'il l'invitait à rejoindre une pièce quelconque de l'hôtel, elle tourna la tête derrière elle, du côté par lequel elle était arrivée. Partir ou rester? S'éclipser ou l'écouter? Pas plus qu'elle n'avait su trouver son chemin en arrivant elle ne saurait ressortir de l'antre montpelliérain du Phœnix. Elle ne ferait que se rendre ridicule et voyait déjà le grotesque de la scène : elle tournant les talons sans trop savoir où se rendre, lui la suivant en l'abreuvant d'excuses dont elle ne voulait pas, tout cela sous les yeux de la domesticité naquetant dans les entours. Oui, ce serait ridicule et c'est pourquoi elle choisit de rester. C'est en tous les cas ce dont elle tâcha de se persuader car à la vérité, aurait-elle pu être ailleurs dans cette ville où elle n'avait aucune attache et dont les attraits lui paraissaient limités? Si elle devait retourner à Mende, le départ n'était pas immédiat, au moins une nuit supplémentaire serait passée à Montpellier et avant de reprendre la route, elle laisserait croître son ennui, enfermée entre les quatre murs d'une chambre d'auberge. Etre dans la capitale languedocienne ne se justifiait que parce qu'elle avait choisi de le suivre, maintenant qu'il avait quitté le château des comtes, à l'aube de la fin de son mandat, il était logique tout en étant parfaitement irritant qu'elle fût avec lui, en cet hôtel, dans les limites imposées par sa morale particulière. Il était essentiel pour elle d'être là où il se trouvât comme il lui était essentiel de boire, de manger, de dormir et de prier. Elle en avait la prescience à défaut de le reconnaître et c'est parce qu'elle entrevoyait ce besoin vital qu'elle préférait se dire, bien trop effrayée, que se retirer donnerait une farce.


— Je vous en prie.
Elle le regarda à nouveau. Pas de pardon réitéré, pas d'imploration; le ton semblait plus ferme, comme ce bras tendu vers la destination projetée. Lâchant un :
— Soit.
Hiératique, elle passa devant lui et se dirigea vers la salle désignée.

Là, elle opta pour un fauteuil, s'installa sur le bord de celui-ci, bien droite, et levant ses yeux pâles vers son hôte, elle indiqua d'une voix calme :

— Je vous renouvelle mon souhait Votre Seigneurie, parlez promptement je vous prie car je suis lasse, bien lasse. J'ai pourtant répondu à votre souhait et par deux fois, en venant à vous et en restant, j'espère que vous m'accorderez cette petite faveur et irez à l'essentiel. Vos excuses et vos remerciements en sus d'être inutiles me... Vous me...
Elle eut un geste découragé de la main droite et conclut :
— Peu importe.
Ses doigts se croisèrent en son giron et elle se tut. Il y avait des choses qu'elle ne pouvait décemment pas avouer et elle doutait de toute façon que déclarer tout de go qu'en fait de l'amour passionné dont il disait avoir été pris, il lui offrait un repentir bien peu séduisant était de nature à satisfaire un Euphor qui en matière d'orgueil n'était tout de même pas démuni.
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MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
Elle prit place, il l'imita, à la seule différence qu'il s'installa lui confortablement et non pas comme s'il traitait d'une affaire sans importance. La contrariété grandissait, car lorsque Madame avait ses humeurs, lui ouvrir son coeur relevait de la gageure et même de l'assurance de recevoir en retour un mépris cruel. Il en avait pris son parti et était bien plus soucieux de préserver une paix d'apparat que de jouer à la guerre. Certes, il aimait le combat et les batailles, il ne se sentait même que rarement aussi vivant que lorsque pris dans la frénésie de la charge, il plantait son épée dans des chairs si accueillantes. Mais la guerre morale, ce petit jeu d'ego n'était pour lui que souffrances et doutes, loin des certitudes de l'acier, des vérités du sang. Une torture, voilà le mot qui correspondait le mieux à ce qu'elle appréciait d'opposer à la bonhommie naturelle, d'un homme sincère aux valeurs simples.

L'attitude le blessa, l'agaça, les paroles l'exaspérèrent au point de faire chanceler sa volonté de ne pas en découdre. Son froncement de sourcils en témoigna, il se contenait à l'évidence et se retenait d'entrer dans ce qui pouvait parfois être assimilé en son esprit comme la distraction d'une femme qui se jouait de lui et de sa naïveté. Déjà, l'esprit tournait cependant, déjà, les petites invectives que lui renvoyait sa fierté devenaient plus guerrières. Le visage se décontracta, le sourire effacé l'espace d'un instant revint et le regard noir retrouva de sa chaleur. Elle voulait qu'il allât droit au but ? Elle en aurait pour son comptant. Il serait direct et rangerait bien profondément dans un espace de son coeur la demande qu'il avait soigneusement préparée. Elle n'en saurait rien et se contenterait donc de l'introduction. Telle fut la résolution punitive qui aiguillèrent les paroles prononcées.


Bien, lança-t-il de sa voix ensoleillée. Ce mot-là révélait une chose limpide. Il voulait en finir vite se sentant trop fébrile pour prolonger un moment désagréable et douloureux. Oui, elle avait gagné. Déjà. L'enthousiasme, la joie des retrouvailles, elle avait tout anéanti par son comportement agressif, ses phrases acerbes. Je désire vous accompagner en Bourgogne et je vous propose de la rejoindre par la mer. Vous me rendrez réponse quand il vous plaira. Je vous libère sans plus tarder puisque vous êtes si lasse. Une fêlure... de l'ironie. Il n'avait pu, las pour lui la réprimer, et venait de trahir son état d'esprit. Fâché de cet égarement, il se leva. C'est tout. Il aurait pu lui proposer de l'accompagner à Mende, mais n'en avait plus aucune envie, tout comme il doutait en cet instant précis de l'utilité de sa proposition qui serait détournée pour un mot malheureux et prise, comme au mauvais vieux temps, de travers. Assurément, l'orage menaçait en lui. Il n'était pas préparé à subir cela, ne s'y attendait pas alors qu'elle s'était montrée si agréable et généreuse avec lui durant ces derniers mois, au point de faire naître un désir absolu qui se serait traduit en paroles ce jour-là, si...

Ses pensées s'échappèrent vers un ailleurs plus serein et heureux.

"Quel bonheur de vous revoir..." Il l'aurait alors prise dans ses bras et lui aurait murmuré. "Je ne veux plus vous quitter, je veux venir en Bourgogne avec vous, je veux partager ma vie avec vous..." Empli d'émotions, il serait alors revenu sur la promesse abandonnée un soir d'été dans le souffle marin. Il se serait réjoui de lui annoncer que son projet allait devenir réalité, qu'il tiendrait parole. Puis, puisant dans ses opales reconnaissantes la résolution, il lui aurait affirmé sa volonté de la prendre pour femme. Mais il n'en fut rien, elle avait tout gâché. Les poings du colosse mendois se refermèrent à en blanchir les jointures de ses doigts, il se détourna finalement d'elle. Il ne désirait pas céder une nouvelle fois à son amertume alors qu'elle ne manquerait de la provoquer par une offensive bien plus virulente. Il était las soudainement, las lui aussi.

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Ingeburge
C'était par la mer qu'elle était arrivée du Danemark quand ses parents avaient fait le choix, pour la protéger, de l'exiler. Les menées de la Hanse en Scandinavie menaçaient la stabilité d'une région déjà affectée par les querelles internes, elle était née quand l'Union de Kalmar déjà perdait de sa force, les Suédois n'ayant de cesse de vouloir remettre en cause la suprématie danoise. Elle avait donc dû quitter une famille qui l'avait érigée au rang d'idole et de fait de proie pour le parti qui saurait répondre aux exigences de ses parents – finalement, elle s'était faite seule et cela expliquait en partie son caractère. Pour autant, ce départ forcé n'avait pas seulement accouché de souvenirs désagréables. Déjà, il y avait eu ce voyage en mer, cette mer qu'elle connaissait si bien et qui était dans sa nature, elle qui dans le sang avait l'héritage viking et qui avait grandi sur l'île de Fyn. Aussi, après avoir baissé les yeux quand elle avait fait part de son souhait de sa lassitude au vicomte du Tournel, elle avait docilement écouté celui-ci, son esprit se bloquant et se focalisant sur la révélation de ce bateau. Et de la mer. Si elle avait embarqué sur la nef qui devait la conduire en Provence alors qu'elle était encore une toute petite fille, elle avait quelques souvenirs de ce périple maritime, se souvenant des mines nauséeuses de certains des passagers, des chants des marins, des paquets d'eau salée qui parfois atterrissaient sur le pont, du roulis qui lui avait été un bercement, de l'air iodé caressant son petit visage, de cet horizon inatteignable. La mer lui avait ensuite été perdue quand les portes du couvent de la Celle s'étaient refermées sur elle avant de lui être rendue à Cassis, terres de son premier suzerain puis à Saint-Raphaël, sa première baronnie. Désormais, elle en était bien loin et avait apprécié de la retrouver à Montpellier, malgré tout. Alors.

— Oui.
La réponse vint, spontanée et simple. Derechef elle le regarda, ses yeux limpides comme la mer quand le sable au fond y est bien blanc se plongeant dans les siens. Elle n'avait pas besoin de réfléchir, l'attrait de la mer était bien trop puissant sans compter que cela ajournerait d'autant son retour en une Bourgogne qui ne lui manquait qu'à travers les terres qui étaient les siennes là-bas. Oui, l'attrait de la mer expliquait cette réponse mais elle se serait menti en ne reconnaissant pas que rien ne pouvait plus être attrayant que d'être avec lui et en un territoire vierge de surcroît. Eût-elle été en forme qu'elle lui aurait même déclaré, mi-railleuse, mi-bougonne, qu'il trouverait tout de même le moyen de la délaisser en cet espace limité par la taille, par les interactions avec le monde et par la société qui y serait à bord. Rien ne serait jamais assez petit pour qu'elle l'eût tout à elle et il y aurait toujours des gens, entre eux. Rien qu'eux deux par exemple, eux deux qui par leur incompréhension chronique, leurs maladresses respectives étaient leurs pires ennemis.

Oui, elle l'observait, sereine mais elle se rendit compte rapidement qu'il était à nouveau debout. Et il la congédiait, donnant à son bannissement l'apparence de la liberté pour elle de s'en aller. Les mots auxquels elle n'avait pas pris garde tant elle se noyait dans la mer, dans sa mer, lui revinrent de plein fouet, il avait moqué sa fatigue, il avait manifestement mécompris ce qu'elle avait exprimé. Alors la pureté de ses prunelles se troubla, comme se trouble la mer quand l'orage gronde et avec un cri de bête blessée, elle s'exclama :

— Mais je suis lasse!

L'entendrait-il alors qu'il semblait pris par ses réflexions? A son tour, elle se leva et secouant la tête, elle dit encore, le flot trop longtemps contenu enfin libéré :
— Mon univers ne se limite pas à vous mais faites donc l'ignorant alors que vous savez bien ce qu'il en est à Paris. Vous ne me ferez pas accroire, malgré votre suspension de la Pairie, que vous n'avez jamais eu vent de ce qui s'y passe, vos passages au conseil des Grands Feudataires ayant dû a minima vous édifier à ce sujet.

Passant une main sur son front, elle continua à parler, ne taisant pas un constat qu'elle s'était déjà fait et qui la bouleversait plus qu'elle ne l'aurait cru – ils étaient des étrangers l'un pour l'autre :
— Je ne vous connais pas. Vous ne me connaissez pas. Je suis lasse, ce n'est pas une posture, je suis lasse et vous n'étiez pas là alors que vous l'aviez promis.

Puis, plaquant ses mains sur ses oreilles, elle éructa, l'accablement cédant le pas à la colère :
— Ne dites rien, je ne veux pas vous entendre! Et de grâce, ne vous excusez pas, je ne le supporte pas!

Anticiper, ne pas le laisser faire, ne pas le laisser agir ainsi. Elle n'en voulait plus, n'en pouvait plus, elle ne désirait qu'une chose, qu'il lui fût rendu, qu'il s'imposât à elle et ne se travestît plus de crainte qu'elle le repoussât. Si leur relation devait se résumer à trahir ce qu'ils étaient, à quoi bon? Et toujours dans la même position, elle souffla, ne pouvant retenir le flux de sa déception :
— Vous aviez promis. Et vous m'avez fait croire que... Je ne vous connais pas et je ne vous reconnais plus. Vous me parliez d'amour et j'ai cru que... Je vous interdis de vous excuser. Ne faites pas cela. Ne vous excusez pas.

Aimez-moi.
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MP reçus : si pas de réponse lundi soir, c'est que perdus...
Actarius
Elle le réveilla. A force de traits, à force d'offensives, elle le réveilla. Certes, elle ne put voir immédiatement les rictus de la fureur marquer le visage de l'Euphor, mais elle put sans doute le deviner à l'extrême raideur qui avait figé le colosse et en avoir la certitude lorsqu'il se retourna dévoilant son faciès crispé, son regard d'ocre carbonisé. L'épisode parisien soulevé s'était échoué comme une feuille morte sur le sol, sans l'affecter. Il ne s'agissait là que d'un reproche, un énième reproche et il en avait lui aussi à formuler, il avait même des répliques toutes prêtes sur certaines de ses attitudes, sur son soutien inexistant alors qu'il en avait besoin à la Pairie. Oh oui ! Elle avait beau jeu de lui parler de Paris, il en aurait disserté lui, il ne voulait pas cependant. Cette glaciale et injuste attaque, il l'aurait essuyé sans réaction.

Mais les dernières paroles furent cette goutte de sang qui, dispersée sur un tas de cendres, en faisait jaillir un Phénix selon la légende. L'homme qui se retourna n'avait plus rien à voir avec le Coeur d'oc, généreux, bonhomme, enthousiaste. Il n'était que colère. L'orgueil, trop longtemps endormi face à elle, avait subi l'outrage de trop. Elle avait voulu la guerre, elle avait devant elle celui qui errait sur les champs de bataille et qui ne connaissait plus ni pitié, ni barrières, qui ne vivait plus que pour et par le combat. La voix chaleureuse devint autoritaire, les inflexions plus appuyées. A ce guerrier-là, on n’ordonnait pas. On le tuait ou on succombait.


Vous n'avez rien à m'interdire. De quel droit, imaginez-vous seulement avoir ce privilège sur moi ?

Il fit un premier pas dans sa direction.

De quel droit encore, me parlez-vous de mes sentiments, ceux que vous vous amusez à fouler au pied selon vos humeurs ?

Un deuxième...

Je ne vous ai rien fait croire. Je suis là, je suis là pour vous. De quel droit, osez-vous le mettre en doute ?

Un troisième...

Oui, je vous ai parlé d'amour et si ce n'était votre caractère, vos principes, vos règles, si ce n'était le bandeau que vous vous passez pour ne rien voir de mes attentions, de mes gestes pour vous, que vous ôtez toutefois pour préparer vos reproches, alors vous sauriez et cesseriez de le remettre en cause. La seule qui doute ici c'est vous, pas moi. Un quatrième s'abattit sur le sol avec la puissance du tonnerre d'une tempête désormais furieuse et qu'on ne pouvait plus contenir. La vérité est que nous devions nous retrouver aujourd'hui, que ce jour devait être un jour heureux, celui des retrouvailles... Mais vous avez tout gâché, souffla-t-il alors que sa jambe droite s'allongea une nouvelle fois. L'œil brûlant de rage, fixé sur les faibles opales, il poursuivit intarissable dans le tourbillon que, folle, elle avait provoqué. Trop tard désormais pour l'éviter.

Pourquoi ? Pour une mauvaise tournure, parce que mon mot ne vous convenait pas ? Parce que mes mots n'étaient pas ceux de Tristan ou de je ne sais trop quel héros de votre enfance, parce qu'ils ont blessé votre orgueil ? Oh oui, il déversait là des mois d'oubli, des mois à ne prendre que le meilleur pour en négliger le pire, car tel avait été le prix de la paix. Elle l'avait brisé et en subissait désormais les conséquences. Si vous saviez tout ce que je voulais vous dire, si vous saviez à quel point j'étais heureux dans l'idée de vous annoncer tout cela. Il approcha encore et se planta tout à fait devant elle. Ses mains s'accrochèrent à la taille de la Prinzessin, puissantes mais non point contraignantes. Le souffle rageur s'estompa dans une ultime saillie.

Non, je ne m'excuserai pas d'être celui que je suis et je ne vous laisserai plus dire que nous sommes des étrangers. Des étrangers ne sont pas si proches... son visage approcha du sien... des étrangers n'acceptent pas de sacrifier tant l'un pour l'autre... ses lèvres s'entrouvrirent, ses mains l'attirèrent un peu plus encore à lui... des étrangers ne partagent pas une telle passion... les souffles se mêlèrent alors dans ce moment incomparablement délicieux où le baiser prenait forme sans être encore consommé, où l'imminence du contact tant espéré ouvrait sur un horizon commun, partagé, parfait. Cet homme-là ne demandait plus, il prenait.
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