[A la bourre]
On dit que la ponctualité est la politesse des rois, et très certainement Danavun n'était pas prêt pour cette fonction suprême. Cela dit, ça n'aurait certainement pas été le facteur limitant.
Ainsi donc venait Danavun, juché avec Aymon sur un âne plus bête encore qu'eux. Il venait en derrière son maître c'est à dire plus en retard que lui encore, mais il faut dire que le pauvre âne en portait deux, quand le bourrin n'en portait qu'un. Or donc comme il fallait bien encourager la pauvre bête, et que Danavun, qui aimait les mariages (et surtout, ce qu'on y servait quand on était bon aristotélicien), était d'humeur fort joyeuse (malgré la boue, dont on dira tout à l'heure la raison, mais pas avant que le suspens ne soit devenu tout à fait insoutenable), se mit à chanter une petite ritournelle de circonstance.
Au mariage des Levon-Lecul
Il y avait du monde, il y avait du monde
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde tant et plus
Lui c'est le fils Levon
Elle c'est la fille Lecu
Ça porte un drôle de nom
Mais c'est bourré d'écus
Les deux familles étaient
Richissimes à millions
Levon dans les nu-pieds
Lecu dans les talons
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde, il y avait du monde
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde tant et plus
Et il faut bien dire qu'à ce mariage il y avait du monde, et du bien beau. « Foutre-con-que-bran, pensait Danavun, y'en aura nin tant à ma mise de terre, ni point nan plus à mon union congénitale. » Et quelque part ça le rassurait, parce qu'il n'aurait certainement jamais les finances pour esbaudir tout ce monde là. Or Danavun savait bien qu'un mariage, ça sert surtout à épater les voisins, ce qui va bien quand le voisin est un bouseux qui n'a pas trois poules à lui, mais qui est autrement plus dispendieux quand il est évêque ou bien archiduc.
Ainsi qu'il pense, ainsi qu'il va, toujours sur l'âne, et toujours sale, et ceux qui ne le connaissent pas le trouveront immonde, et ceux qui le connaissent s'étonneront qu'il put encore être plus sale qu'à son habitude. Et pourtant si, et pourtant si.
Le père Levon était
L'ami du père Lecu
A tous les invités
Il présentait Lecu
Comme le vin était bon
Chacun était ému
On embrassait Levon
On remerciait Lecu
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde, il y avait du monde
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde tant et plus
Et certes à ce point de ce récit douloureux, le suspens est devenu proprement intolérable, et le lecteur exsangue hurle « Merci ! Narrateur prends pitié et dis moi ! Mais pourquoi c'est qu'ils sont tant sales ? » C'est que le lecteur, tant qu'il est passionné, en oublie son français.
Ainsi le narrateur (moi, alias bibi), prend pitié du lecteur et lui confie : c'est qu'ils sont allés gâter leurs vêtements dans quelque mésavanture qui leur arriva en chemin, comme arrivent souvent les mésaventures, c'est à dire par hasard, et aussi, un peu (mais point trop), pour la cause des mesures iniques d'hygiène qu'on voulut imposer à un pauvre valet opprimé.
La suite après le prochain couplet, à vous la régie.
Levon avait trop bu
Et Lecu était rond
Levon montre Lecu
Mais Lecu l'interrompt
Lecu entre deux chaises
Par les alcools vaincu
Raconte des fadaises
Levon choit sur Lecu
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde, il y avait du monde
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde tant et plus
Ainsi donc, cher lecteur exaspéré, voici donc le récit tant et tant attendu et qu'on pourrait, si l'on avait l'âme poétique, intituler « La rivière, le serf et la vipère » - or en vérité on verra qu'il n'y eut aucun des trois.
En chemin de là où qu'ils venaient et en direction de là où ils allaient, le seigneur Aimbaud de Josselinière et ses deux plus ou moins fidèles valets firent halte près d'une charmante rivière. Qui était un poil boueuse. Et dont l'eau était vaguement stagnante. Et qui sentait bizarre. Enfin, disons le franchement, cette rivière avait des airs de marigot.
Ainsi donc tandis que les bêtes se désaltéraient, l'un d'eux songeait que son maître lui avait fait maintes récriminations sur son hygiène et, pour une fois, décida de l'obliger. Il prit la décision de se baigner. Se défaisant de ses bottes, de ses braies et de sa chemise, Danavun descendit timidement dans l'eau (boueuse, voire putride). Aymon, fort serviable, avertit bien son collègue de ne point s'éloigner du bord, attendu qu'il ne savait pas nager.
Or donc que Danavun se baignait, il fut sournoisement attaqué par une monstrueuse créature d'au moins un pied de long, qu'il s'obstina par la suite à qualifier de « Salamandre Noire de Normandie ». La bête qui certainement ne devait être qu'une petite couleuvre le mordit à la cheville et déclencha chez lui une panique terrible, au point qu'il manqua de se noyer. Aymon, prompt mais sot, bondit à son aide, avant de se souvenir qu'il ne savait pas nager non plus.
Sur ces entrefaites le seigneur Aimbaud, qui s'était absenté pour une occupation sans doute fort honorable mais dont on ne parle ordinairement pas dans les gestes et chansons, revint. Surprenant ses valets emportés par le flot tumultueux de la rivière stagnante, il n'écouta que son courage et leur tendit une branche pour qu'ils pussent regagner la rive.
Mais Danavun, comme frappé de terreur, continuait à hurler qu'ils allaient tous mourir s'ils ne se protégeaient pas du terrible poison de la « Salamandre Noire de Normandie ». Quant on lui fit l'argument que lui seul avait été mordu, il s'écria que ce poison là était fort foudroyant, et qu'il provoquait une maladie très fortement contagieuse. Et quand son maître encore lui dit que s'il était si foudroyant Danavun devrait déjà en ressentir les effets, celui-ci argumenta que la boue était le seul remède valable contre cet effrayant fléau, et qu'ayant baigné dans la boue lui même et Aymon ne souffriraient point du poison, mais qu'Aimbaud leur cher seigneur était encore propre et qu'il en mourrait.
Et, sans attendre de réponse, en fidèle serviteur il poussa son maître dans la fange dont on venait de le sortir.
Tous les deux assommés
Levon-Lecu par terre
Alors les invités
Sortent Lecu à l'air
Le vent fouette Lecu
On sort Levon aussi
Levon est abattu
Lecu tout rétreci
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde, il y avait du monde
Au mariage des Levon-Lecu
Il y avait du monde tant et plus
Et désormais, lecteur, tu sais pourquoi ces trois engins là arrivaient si sale, et si tard, à ce mariage là. Et tandis qu'Aimbaud de Josselinière se rapprochait discrètement au devant de la scène en présentant ses excuses à qui les voulait bien entendre, Danavun donc chantait à tue tête, tout à sa joie d'être à un mariage et d'avoir encore sauvé la vie de son maître.
Hélas Levon tomba
Dessus Lecu pincé
Et Levon bascula
Par Lecu compressé
Ainsi mourut Levon
Étouffé par Lecu
On enterra Levon
Mais Lecu survécu
Aux obsèques du pauvre Levon
Il n'y avait personne, il n'y avait personne
Les amis c'est bien connu, s'en vont
Toujours avec Lecu sans exception !
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Danavun, médicastre et pourfendeur de tilleuls.