Mortimer_
Vous avez embauché Mortimer et vous gagnez un point de réputation.
Courceriers... Courceriers... Un ramassis de bouseux en haillons et un château en ruine. Amère déception, Mortimer s'était attendu à mieux. L'annonce affichée en gargote mainoise laissait supposer que les terres étaient prospères. C'était du moins ce que l'ancien notaire avait cru lire entre les lignes, mais le seigneur des lieux avait-il réellement les moyens de s'offrir les services d'un sénéchal ? Il y avait de quoi se poser des questions sur le montant et la régularité du versement de la solde promise, mais cette offre d'emploi restant toutefois la plus intéressante que le parisien ait vu depuis qu'il avait quitté la capitale, il ne pouvait pas se permettre de faire la fine bouche.
Se faisant violence, il souffla un bon coup et prit sur lui pour ne pas ordonner au cocher de faire demi tour alors qu'ils venaient tout juste de s'arrêter au niveau de l'imposante herse, se hérissant à quelques pas du castel. Le voyageur resserra son foulard autour de son cou et replaça correctement son col avant de se passer une main dans les cheveux, derniers réajustements pour que sa mise soit parfaite. D'après l'annonce, le Von Frayner semblait assez pointilleux sur la vêture de son personnel.
Entrebâillant la porte du coche, Mortimer passa la tête au dehors et héla l'un des gardes postés en faction :
Hôôôlaaa ! L'avant-poste ! Allez-donc annoncer au seigneur de Courceriers que le sénéchal qu'il vient d'embaucher est arrivé et qu'il souhaite prendre ses quartiers.
Embauché ? Pas tout à fait, mais dans la vie, il fallait parfois y aller au culot. Le stratagème éveillerait la curiosité du maître des lieux et assurerait son intérêt. Sûr de lui et de sa prochaine réussite, le jeune homme claqua la portière et se recala confortablement sur son siège pour attendre qu'on lui ouvre la voie jusqu'au castel.
Mortimer_
Entrer dans le château, voilà chose faite ! Mortimer s'était attendu à ce qu'on lui demande une lettre daccréditation ou un autre document du même acabit qui aurait pu faire foi de son identité, avant qu'on ne l'introduise auprès du seigneur de Courceriers, mais il n'en fut rien. La valetaille était peut-être illettrée, ce qui rendait toutes paperasses complètement obsolètes, mais l'explication la plus probable était vraisemblablement que les visiteurs devaient se faire rares en ces lieux peu avenants et que du fait, la mesnie était quelque peu rouillée quant au protocole à appliquer dans le cas où un étranger viendrait à s'égarer jusqu'à la porte du castel.
Ou alors, les "hé toi" étaient tout simplement des êtres complètement sots, dépourvus de toutes onces d'intelligence. Éventualité, qui s'avérait des plus accommodantes en cet instant précis, puisque personne ne faisait obstacle à la progression du parisien jusqu'au Von Frayner, mais cela laissait aussi présager que le nouveau sénéchal allait avoir du pain sur la planche pour dresser tout ce petit monde. Au moins de quoi éviter la famine pendant deux décennies, si ce n'est plus.
Les quelques pièces que Mortimer traversa lui semblèrent fraichement dépoussiérées et sentaient encore un peu le renfermé, comme si on essayait de les éveiller et de les ramener à la vie après un long sommeil. Le château de Courceriers n'était peut-être qu'une demeure d'été occupée depuis peu, ce qui pouvait aussi expliquer le laissez-aller de la domesticité. L'intérêt d'avoir un bon sénéchal prenait alors tout son sens. Le Von Frayner n'avait plus de soucis à se faire. Il avait son sauveur !
C'était du moins ce que le prétendant au poste devait lui faire gober, sinon il n'avait plus qu'à aller postuler ailleurs. C'est donc avec toute l'assurance dont il pouvait faire preuve, que Mortimer pénétra dans la salle où l'attendait le maître des lieux. La scène sanguinolente devant laquelle il se retrouva le laissa un instant sans voix. Se reprenant de sa stupeur première, il maintint une main dans son dos et posa l'autre sur sa poitrine avant de se courber respectueusement.
Mes salutations, seigneur. Je suis Mortimer, pour vous servir.
Priant pour que son culot soit encore une fois payant, le parisien glissa discrètement la main dans le revers de sa veste et se redressa brusquement en faisant claquer un mouchoir en direction de Judas.
Sssclaagn ! Vous êtes mort !
Raclement de gorge un peu gêné.
Du moins, si j'étais un assassin doué au lancé de couteaux. Vous savez que la sécurité de votre château laisse vraiment à désirer ? N'importe qui peut s'introduire chez vous sans qu'on ne lui demande des comptes. Il va falloir changer ça. Et vite ! Ce sera ma première tache en tant que sénéchal.
Mortimer allait en terminer là, mais il se reprit rapidement et ajouta un peu plus humblement :
Si vous m'accordez le poste, évidement.
Mortimer_
Quel est le clampin qui m'a laissé entrer ?
Un "c'est vous mon seigneur" aurait surement été très mal perçu. Les deux hommes ne se connaissaient pas encore assez pour que Mortimer puisse se permettre d'être aussi franc et direct, même s'il n'en pensait pas moins. A ses yeux, la garnison et la domesticité n'étaient que des pions modelés par leur maître. Ils étaient le reflet de sa propre façon de gouverner. Donnez le pouvoir à un duc passif et vous aurez un conseil stagnant, alors qu'on avait encore jamais vu un souverain despotique secondé par un jean-foutre.
Tout était une question d'autorité, mais aller dire à son futur employeur qu'il gérait mal son personnel n'était pas la meilleur chose à faire pour obtenir ses bonnes grâces. Le parisien se mordit donc la langue pour refréner la réplique cinglante. Modérant ses propos il décida de répondre de manières détournée :
Hmm hé bien... il y avait ces deux grands gaillards près de la herse...
La main bien en évidence, il se mit à faire le compte sur ses doigts.
Avec le gus envoyé comme messager, ça en fait déjà trois. Il y avait aussi ce freluquet qui ne sentait pas vraiment la rose. Le garçon d'écurie ? Ou bien un jeune écuyer peut-être. Ça fait quatre ! Vient le domestique qui m'a cueilli à la sortie du coche, et les jeunes demoiselles qui puisaient de l'eau en nous jetant des regards de biais.
Alignant les doigts au fur et à mesure :
Je crois qu'on en est à cinq, six, sept.
Les yeux dans le vague, il se remémorait la suite de son parcours.
Une fois dans le château nous avons croisé un vieil homme, un prêtre ? Il portait une soutane. Il a échangé quelques mots avec le gars qui m'accompagnait puis il s'est éloigné. Je suppose que ma présence ne l'a pas alarmé non plus.
Et d'ajouter un doigt à toute la panoplie déjà dressée.
Ensuite, on a encore croisé quelques personnes qui faisaient la poussière, mais peut-être que vous voulez que je m'arrête là. De toute façon, j'en aurai pas assez de mes dix doigts s'il fallait tous les compter...
Mortimer_
Châtier les filles du puisatier ? Le seigneur de Courceriers était-il sérieux ou bien tentait-il un trait d'humour ? A en croire la mine toujours aussi fermée qu'il affichait, il devait être on ne peut plus sérieux, ce qui provoqua un haussement de sourcils perplexe. La décision était inattendue. Mortimer n'aurait pas arrêté son premier choix sur ces deux jeunes filles, qui n'avaient joué qu'un rôle de figurantes, mais il devrait forcement y avoir une logique justifiant cette désignation. Des martyrs qui serviront d'exemple ?
Le parisien en était à se demander quel chemin détourné le raisonnement du Von Frayner avait emprunté pour en parvenir à conclure que les plus innoceentes devaient être punies, lorsqu'il remarqua l'étrange manège de son interlocuteur. Il... il caressait avec tendresse les abats de gibier, comme s'il s'agissait de la croupe d'une amante. Oui, ses yeux ne le trompaient pas ! Il caressait des viscères. Répugnant ! Un homme bien étrange que ce Von Frayner. Peut-être un peu dérangé sur les bords. Inquiétant ? Non. Plutôt déroutant.
Intriguant personnage qui éveillait la curiosité du parisien, dont l'esprit d'analyse se mit aussitôt à étudier les moindres faits et gestes du bonhomme, tandis que la conversation se poursuivait.
Gestion de patrimoine, comptabilité et rédaction de paperasses faisaient parti de mon quotidien il y a encore quelques semaines de cela. Jexerçais en tant que notaire pour de riches partis parisiens. Vous savez, j'ai redressé et fait fructifier nombre d'affaires qui battaient de laile avant de passer entre mes mains.
Se lancer des fleurs de temps à autres n'a jamais fait de mal à personne.
De ce fait, je suis tout à fait à même de gérer un domaine tel que Courceriers. Laissez-moi quelques mois et vous serrez surpris du rendement que vous offriront vos terres.
Mortimer jeta un regard bref au valet qui s'empressa de quitter la pièce pour obéir aux ordres de son maître, avant de reporter son attention sur son hôte.
Vos terres produisent-elles du vin ? Je sais que le Maine en produit un peu mais je n'ai jamais eu l'occasion d'en goûter.
Mortimer_
Ainsi, le Von Frayner était un seigneur fraichement titré. Voila qui expliquait bien des choses. Le manque flagrant d'organisation n'était donc qu'une question de temps. En tant qu'ancien notaire, Mortimer avait pu constater que dans le meilleur des cas, un noble venant d'acquérir des terres avait besoin de quelques semaines pour saccoutumer à son nouveau rôle et apprendre à gérer efficacement ses nouveaux biens. Certains avaient même besoin de quelques mois, et d'autres encore, ne parvenaient jamais à relever le défi, mais tel ne serait pas le cas du parisien, évidement. Il avait confiance en ses connaissances et en ses capacités d'adaptation, mais un mois, un mois ! allait être bien court pour faire preuve de son talent. Il allait devoir être efficace dès le premier instant.
Seigneur, je ne reviendrais pas sur votre décision qui me satisfait pleinement, mais je crains de ne pouvoir vous présenter une lettre de recommandation émanant de mon ancien employeur. Le vieil homme est décédé il y a quelques mois ; mais si vous y tenez vraiment, je peux vous mettre en relation avec l'un de mes anciens clients, qui pourra vous faire part de son avis sur ma personne.
Mortimer s'interrompit pour boire une gorgée de ce fameux vin du Nivernais, songeant qu'il serait toujours temps plus tard, de verser un ou deux pots de vin pour asseoir sa réputation auprès du Von Frayner.
Par contre, ne vous attendez pas à ce que je fasse des miracles en l'espace d'un seul mois. Il me faudra déjà une bonne semaine, si ce n'est plus, pour apprendre à connaitre vos terres de fond en combles et découvrir leur fonctionnement. La chose me sera plus aisée si j'étais assisté par une personne connaissant bien les lieux. L'ancien sénéchal, le chapelain ou quelqu'un du même acabit ?
Il devait bien y avoir quelqu'un s'y connaissant un minimum, non ?
Mortimer_
Énoncé des closes du contrat, on y venait enfin. Le parisien tendit une oreille des plus attentive à la description des droits et des devoirs du futur sénéchal. Il ne s'agissait pas non plus d'accepter n'importe quelles conditions sous prétexte qu'il n'avait pas trouvé d'autres offres d'emploi seyant à ses prétentions professionnelles. Il ne donnait pas dans l'esclavagisme, le surmenage ou l'arnaque, à moins qu'il n'ait le bon rôle, celui de l'oppresseur.
Les conditions d'embauche ainsi exposées, semblaient des plus correctes. Les privilèges qu'il était possible d'en tirer étaient plus larges que ce à quoi il s'attendait. Tant mieux ! Il y avait même des chances pour que Mortimer se plaise à ce poste. Ainsi ponctua-t-il les propos du Von Frayner d'un léger hochement de tête appréciateur. La question restait toutefois de savoir si le parisien parviendrait à s'adapter à ce nouveau train de vie, si éloigné de celui qu'il menait à la capitale, mais ça, seul le temps le dirait.
Je préférais connaitre tous les tenants et les aboutissants avant de négocier quoi que ce soit, bien que la question de la rente soit cruciale, évidement.
Contemplant sa coupe de vin, qu'il se mit à faire tournoyer, il alla droit au but :
Disons, vingt pour cent des bénéfices que vous tirerez de Courceriers.
Lorgnant la réaction du Von Frayner, il poursuivit :
La demande est plutôt inhabituelle, mais réfléchissez-y. Vous serez ainsi assuré d'avoir mon implication optimale, et ce, perpétuellement, puisque plus je ferais fructifier vos bien et plus, nous y seront gagnant.
Et de terminer sa coupe de vin avant d'achever sa tirade :
Pour faire montre de ma bonne volonté, je suis prêt à faire une concession en acceptant d'être uniquement nourri, logé et blanchi lors de mon mois d'essai.
Le poisson allait-il mordre à l'hameçon ?
Mortimer_
Laisser passer le premier mois d'essai, avant de renégocier le montant de la rente de Mortimer, ne faisait que retarder le problème à demain. Il était évidant que le seigneur de Courceriers tentait de gagner du temps pour essayer de trouver une solution qui lui serait moins coûteuse. Restait à espérer que les quelques semaines de réflexion qu'il s'offrait lui permettraient d'avaler la pilule et qu'il finisse par céder aux exigences du parisien, mais il y avait de quoi en douter.
Certes, le marché semblait fort coûteux pour le seigneur, mais à bien y réfléchir, il pouvait aussi se révéler des plus lucratifs. Mais soit, ils en parleraient à la fin de la période d'essai, ce qui laissait également au nouveau sénéchal le temps de préparer un réquisitoire encore plus pertinent.
Ainsi hocha-t-il du chef aux paroles du Von Frayner. Tâtant le confort du matelas qui serait bientôt sien, il répondit de sa voix naturellement hautaine :
Je suis bien aise de constater que mon Seigneur est un dévot Aristotélicien. Je suppose que vous ne verrez aucun objection à ce que je me joigne à vous si matines sont données à la chapelle.
Il aurait pu ajouter : "Car Monsieur aura certainement grand besoin d'un coup de pouce et de quelques prières supplémentaires pour que j'accepte d'être payé moins de vingt pour cent", mais il s'en abstint, jugeant la remarque trop impudente pour envisager un avenir professionnel en Maine concluant.
Il ne s'émut pas non plus à l'annonce d'une visite imminente, préférant, une fois de plus, faire preuve d'une servilité sans failles, très hypocrite.
Avec grand plaisir, les amis de Monsieur sont mes amis.
A tout à l''heure, au diner, Seigneur.
Et la porte enfin close, voila qu'il s'échoua lourdement sur son lit en poussant un long soupir.
Le travail serait titanesque pour n'importe qui, mais pas pour lui. Lui était Mortimer.