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[RP] Petite visite de courtoisie

Angelotti


Folie. Il devait y avoir un peu de ça, se disait le di Cerruti tandis que, un pas après l’autre, sa monture le menait lentement mais sûrement vers sa destination. Pas de folle chevauchée cette fois, pas de galop effréné. Deux jours. Le temps dont il disposait pour faire le trajet de Dole à Vesoul. Deux jours. Un délai amplement suffisant pour couvrir la distance à pied. Mais un chevalier sans cheval attire les railleries comme un clocher attire la foudre et Angelotti n’était pas d’humeur à se faire brocarder. La brave bête avait besoin d’exercice, voilà trop longtemps qu’elle rongeait son frein dans une écurie de Dole. Quant à lui, cette paisible vadrouille lui permettrait de somnoler en selle, ce qui ne serait pas de trop après quelques nuits de veille dans les rues de la capitale.

Deux jours, sur une durée de douze. Douze jours d’attente, douze jours passés à essayer de s’occuper l’esprit. Peine perdue. Rien ne bouge dans la capitale. Pas plus les boulangers devant leurs fourneaux que les truands devant la mairie. Les tavernes n’étaient pas désertées, loin de là, mais le chevalier n’était pas d’humeur à entendre et réentendre les mêmes sempiternels désaccords au sujet d’une belle-mère de basse extraction. Une paire de claques, qu’il en disait. La gamine s’était bien passé de son père pendant quinze ans, qu’elle continue ainsi ! Enfin, Dole était derrière lui et il y avait suffisamment à penser à propos de Vesoul pour ne pas se soucier plus que de raison d’affaires qui, de près ou de loin, ne le concernaient pas. Deux jours de solitude, de réflexion, d’incertitudes, de doutes, avant… avant quoi ?

Folie, ne pouvait-il s’empêcher de songer alors que les premières lueurs de l’aube à l’horizon annonçaient le terme de son voyage. Autant pouvait-il concevoir avec une limpidité éclatante les raisons de sa venue, autant lui était-il impossible de s’imaginer à quoi il devait s’attendre. Il n’était que trop conscient de ses propres attentes et c’est bien là que résidait le problème. C’était folie d’entreprendre plus qu’on ne peut accomplir, et pourtant les murs de Vesoul se dressaient sous ses yeux. D’un mouvement de tête, Angelotti chassa ces pensées de son esprit. Il y avait des récits de Provence à narrer, des clafoutis à déguster, pourquoi s’embarrasser de superflu ?

Il n’avait jamais lu de romans de chevalerie, pas plus que l’occasion d’en lire ne lui avait été donnée. S’il détenait désormais un château et les terres attenantes, comme en témoignaient le gueules et l’argent de son doublet, son enfance s’était déroulée loin des bibliothèques et des champs clos. Pourtant, il portait son titre depuis suffisamment longtemps pour connaître l’image que la culture populaire collait aux chevaliers. Il ne doutait pas que la princesse, une fois ou l’autre, ait prié son jeune et beau sauveur, après qu’il l’eut enlevée au vilain dragon, de l’emmener dans un lointain pays pour échapper à son roitelet de père et au mariage avec quelque vieux et gras baronnet. Il se demandait si, dans ces cas-là, le roi battait la campagne pour retrouver l’arrogant et laver cet affront dans le sang et les larmes. « …un Aigle a des serres, et les miennes sont longues et acérées, Majesté, aussi longues et acérées que les vôtres… »* chanterait alors le vaillant chevalier, mais son sort n’en serait pas moins scellé.

Folie que tout ceci. Ou du moins, rien de bien sensé. Mais il n’était pas trop tard… Alors qu’à quelque distance de là, les portes s’ouvraient pour laisser marchands et voyageurs entrer dans la cité, Angelotti détourna sa monture de sa route, lui faisant emprunter un chemin s’éloignant doucement des remparts de la ville, à peine plus qu’une sente. Il était toujours temps de faire demi-tour. De retourner à Dole, à Sochaux ou à Mouthe. De garder un œil sur le Bâtard, cet être si cher et si abhorré… Il tira sur les rênes et la bête s’arrêta comme à contrecœur. Là s’arrêtait son périple. Là, devant les grilles du couvent de Vesoul.

* traduction et adaptation de The Rains of Castamere, G.R.R. Martin

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Heloise_marie
    « La journée semblait belle, mais la présence de la lune dans le ciel en plein jour m’inquiétait. Alors que le soleil était le lieu destiné à accueillir les justes après leur jugement, la lune était le futur lieu de supplice des pécheurs. Le premier était surnommé Paradis, alors que la seconde était appelée Enfer. Le rapprochement de ces deux astres divins en pleine journée ne pouvait qu’être annonciatrice de grands malheurs. »
    Livre des vertus III, l'Eclipse, chapitre 1, la lune.


Folie, la douceur de cet étrange sentiment auquel elle ne goûte pas encore. Mais qu’elle sent, alors que ses genoux commencent à se plaindre de sa position de prière. Dernier jour pour prier, dernier moment de solitude. Déjà, elle sentait les regards et la présence des nones dans son dos, la dardant de leurs regards mi attendris, mi accablés, mi dérangés pour d’autres, il était temps d’y aller, mais elle ne voulait pas quitter cet endroit, cette chapelle, pas encore. Douze jours. C’étaient douze jours si reposants, si parfaitement doux et calmes, si paisibles pour son esprit torturé. Personne pour la déranger dans ses lamentations et ses prières dépitées, personne pour la blâmer de ses silences soudains, de ses états d’esprits douloureux, personne pour la réprimander d’un regard ou d’une parole sur son absence d’appétit et sa maigreur. Personne pour juger ses robes, ses coiffes, ses parures. Simplicité était le mot d’ordre. Accompagné du bienveillant calme.

Folie, elle arrive, annonciatrice de grands malheurs. La fin de la retraite et l’ouverture vers « le monde » vers l’inconnu et vers le renouveau. Elle laisse tout derrière elle pour tout retrouver, avec un retard et une absence de douze jours. Une main calme vient se poser sur son épaule et les murmures de la jeune Comtesse s’arrêtent dans sa prière chuchotée du bout de ses fines lèvres. Elle reste malgré tout dans sa position, même quand, d’une voix douce, la sœur lui annonce que son convoi est arrivé et qu’ils l’attendent dans la cour du couvent. Puis, la main la quitte. Malheureusement, car elle avait, un temps, chassé cette folie, qui, petit à petit, entravait ses pensées et venait glaner des idées et des images sur cette question turlupinante : comment va se dérouler la sortie. La jeune fille se lève et se signa puis tourne les talons pour sortir, sans un regard vers les quelques nones qui avaient attendu son départ. Ses quelques pas l’amènent dans la cour du couvent ensoleillée où son convoi l’attendait. Son cheval, sellé, un carrosse aux couleurs de Lure, son valet, souriant et tenant son cheval et celui de la comtesse par la bride, un autre qui ouvre la porte du carrosse pour l'inviter à monter. En bref, le retour des obligations et des responsabilités ainsi que le brutal rappel de son rang de Comtesse qu’elle avait, pour douze jours, mis de côté.

Quelques pas, et le soleil vient éblouir ses yeux et la robe bleu clair qu’elle porte. Non pas une robe d’apparat, ni même une robe pour se présenter, rien qu’une robe, classique et légère, fine et longue, peu encombrée de tous les bijoux qu’elle portait habituellement.

Folie de s’avancer cheveux lâchés et de prendre la bride de son cheval. Folie d’annoncer à son valet qu’elle n’ira pas dans le carrosse mais chevauchera jusque Lure. Soupir d’entendre sa voix enrouée alors qu’elle prend enfin la parole après tant de temps silencieuse. Joie de grimper en amazone sur son cheval, heureuse de sentir un coup de vent passer dans ses cheveux défait et de savourer le sourire tendre ses joues, malgré le regard perplexe de son valet mécontent de son choix. Douleur de voir les grilles s’ouvrir et de lancer son cheval au pas. Mais ces sentiments étaient bien moindre à côté de celui qui, finalement, l’attendait dehors.

Elle stoppe son cheval, les sourcils légèrement froncés et le cœur battant et un sourire bien plus sincère flottant sur son visage maintenant serein. Si un soupir passe ses lèvres il n'est en aucun cas audible. Si ses pensées sont affreusement occupées à se battre les une contre les autres, rien n'est lisible dans ses yeux. Avalant la boule qui s'était formée dans sa gorge, la jeune fille talonne son cheval pour s'approcher du chevalier, le gratifiant d'un regard empli de merci, un regard qui, pensait-elle, suffirait à éponger tout mot superflu ou inutile. Un seul regard alors que son cheval frôle le sien et que sa main vient rencontrer l'encolure et la crinière de ce dernier.


Venez...

Ni un ordre ni un conseil, juste une demande à laquelle elle n'attend pas forcément de réponses. D'un geste, elle renvoya le convoi Comtal et talonna son cheval pour le faire partir au petit trot, vers la route qui menait à Vesoul. Devant l'entrée du village, elle prit un autre chemin, qui partait dans les bois... Plus loin.. Encore plus loin... montant les sentiers, se tournant quelques fois pour le regarder. Alors que son esprit hurlait, son corps, lui, jubilait et exhalait.

    « Bien qu’étreint par une angoisse indescriptible, je décidai de poser le pied sur cet arc-en-ciel lunaire... »
    Livre des vertus III, l'Eclipse, chapitre 1, la lune.

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Angelotti
    « Comprends, peuple, que c’est toi qui te distingues et non ta naissance ; comprends, peuple, que Dieu te jugera en fonction de tes actes et non de ta naissance.
    Il te place sur le chemin, et ce sont tes pairs les hommes qui, sciemment ou pas, le rendront sinueux ou droit, t’en éloigneront ou t’en rapprocheront mais c’est à toi et seulement à toi de décider là et vers où tu marches car au final c’est pour toi que tu marches. »

    Livre des Vertus I.4, Les Archanges, Gabriel


L’astre solaire s’élève dans le ciel et le chevalier attend. Eût-il mis pied à terre qu’il aurait fait les cent pas, et le regard des sœurs qui l’observent à travers les grilles de la cour est déjà suffisant accusateur, inquisiteur. Qui est cet homme, qui se présente devant la maison du Très-Haut sans pour autant s’y présenter ? Que fait-il, qu’attend-il ? Faut-il prévenir la Mère Supérieure de la présence de cet inconnu, ou simplement l’ignorer ? Angelotti, quant à lui, n’avait que faire des nones, il n’était pas venu pour elles. Bien qu’elle aussi présente derrière le mur ceignant le couvent, la raison de sa venue ne se laissait pas apercevoir à travers le portique. Voilà des heures qu’il patientait – ou bien n’était-ce que des minutes ? il n’aurait su le dire… – et un soupçon naquit dans son esprit : et si elle avait décidé de prolonger son séjour sous le regard bienveillant du Très-Haut ; et si elle était déjà repartie, laissant derrière elle un couvent soudain aussi dépourvu d’intérêt que de conversations ; et s’il était là trop tôt, trop tard, qu’importe, au mauvais moment ? Ou n’était-ce que lui qui se languissait de la revoir ?

Le soleil brille, la journée s’annonce belle. Le sera-t-elle vraiment ? Aucun nuage ne troublait le bleu du ciel, pourtant un voile d’obscurité planait sur le chevalier. L’ombre de l’indécision, de la réticence. Peut-être cette attente n’est-elle qu’un répit qui lui est offert, une seconde chance qui lui est donnée de tourner bride, de ne pas sombrer dans cette folie qui l’attire résolument. Sentant l’humeur changeante de son maître, le cheval trépigne. Il piaffe, renâcle, tape du sabot. Il n’en fallait pas plus pour ramener le chevalier à la réalité, et s’il en avait fallu plus, le regard réprobateur des nones aurait fait l’affaire. D’une main, il flatta l’encolure de sa monture, tandis que ses lèvres lui murmuraient des mots apaisants. Il se donnait l’impression de faire face à une armée entière, de braver l’impossible, l’impensable, attendant le moment propice pour lancer la charge, retenant un destrier impatient d’en découdre. Mais à ses côtés, nul frère d’armes. Et face à lui, les grilles, fermées toujours, d’un couvent.

Les grilles s’ouvrent et le chevalier assiste à une seconde aurore. Un astre plus resplendissant que le précédent l’éblouit et, l’espace d’un instant, il réalise à quel point l’Etoile de Sparte porte justement son nom. Le blond de ses cheveux illumine le bleu de sa robe plus vivement que le soleil éclaire le monde, mais c’est son sourire – sa sincérité, sa simplicité, sa sérénité – qui frappe le di Cerruti au plus profond. Il l’observe s’approcher, son regard captivé, son visage lui rendant un sourire complice. Il ne dit rien, il n’y a rien à dire. Il ne bouge pas, les gestes seraient de trop. Leurs chevaux sont maintenant côte à côte, se touchent, s’effleurent.

Venez…

Le timbre cristallin de sa voix fait voler en éclat le spectre de l’incertitude. Et tandis que la jeune fille talonne son cheval, Angelotti lance le sien à sa poursuite. Un simple mot, le seul qu’il souhaitait entendre. A sa suite, il refit la route qui menait à Vesoul et à sa suite, il s’enfonça dans les bois. Ce n’était pas la sombre et dense forêt qui s’étendait entre Luxeuil et Epinal, où tout n’était que fourrés et amas de troncs. Ici, les rayons du soleil filtraient à travers le feuillage élagué des feuillus et dessinaient dans un jeu d’ombre et lumière mille formes plus fascinantes les unes que les autres. Ruisseaux et rus murmuraient une litanie entraînante qu’accompagnaient non pas les hululements de la chouette, mais le chant joyeux des pinsons et des rouges-queues. Ici s’ouvrait une clairière, là les eaux se jetaient en cascade dans un étang avant de reprendre leur cours inaltérable. En parcourant ce lieu de sérénité et de paix, le chevalier imagina ce que la jeune comtesse avait pu ressentir pendant ces douze jours. Il ne doutait pas que se promener en forêt était bien plus agréable que d’abîmer ses genoux sur les pavés d’une chapelle, pas plus qu’il ne doutait que la proximité du Très-Haut était parfois nécessaire pour trouver certaines réponses.

Un cheval ralentit, l’autre se porte à sa hauteur. Si la Sparte s’était parfois retournée pour se persuader que le chevalier ne l’avait pas abandonnée, elle avait toujours eu à ces moments-là plusieurs mètres d’avance sur lui. Ce n’est qu’alors qu’il la rejoignait qu’il se rendit compte à quel point elle rayonnait, et lire cet enthousiasme sur son visage lui fit oublier les pensées qui avaient accompagné son attente. Sa main s’approcha de la sienne et, sentant qu’elle n’opposait aucune résistance, la porta à ses lèvres pour en effleurer ses doigts fins et gracieux.

C’est un endroit magnifique que celui-ci, et le fait que vous me le fassiez découvrir le rend d’autant plus magnifique. J’estime d’ores et déjà que vous avez rempli votre promesse de me faire connaître les merveilles de Vesoul.

Il n’en dit pas plus, craignant de briser l’harmonie qui régnait en ces lieux, mais n’en pensait pas moins.


    « Le tout, voyez-vous, lorsque l'on aime se promener le long d'une corde tendue entre deux mondes, est de ne point pencher trop d'un côté ou de l'autre, sinon... c'est la chute. Il faut cependant savoir choir sans déchoir, et un homme qui a chu n'est pas pour autant déchu... »
    Uriel de Réaumont Kado'ch

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Heloise_marie
    "Ne vous échappez pas de la sage voie de sa main, ou viendra le jour où le monde disparaîtra et où nous seront tous jugés !"
    Livre des vertus Tome IV, Chapitre IV "Le jugement Divin"


La chevauchée avait été libératrice. Des doutes, de la folie des questions et des craintes de la sortie du couvent. Oubliés les pleurs et les prières, dépassé le silence et le calme. Elle riait presque, le vent dans ses cheveux et le soleil sur sa peau blanche. Finalement, les chevaux ralentissent, et celui du chevalier se rapproche du sien. La jeune fille, dans un premier temps lui offre un regard d'excuse. Ce n'était surement pas de cette manière ni pour cette raison qu'il était venu attendre sa sortie devant le monastère. D'ailleurs, pourquoi était-il venu. Elle lui avait, certes, demandé, mais elle n'avait pas encore de réponse concise et claire.

"En veux-tu seulement..."

Non, surement pas et c'est sa main, prise avec délicatesse dans celle du chevalier, qui lui donne cette réponse évidente. Frisson et rougissement. Douce fébrilité de tout son corps qui ne sait comment réagir à ce baiser pourtant si conventionnel et chaste. Non, tout ce qu’elle voulait à présent c’était qu’il garde sa main dans la sienne. Qu’il la garde contre vent et marée, tempête et ouragan, guerre ou mort, peu importe, mais qu’il la garde. D’ailleurs, elle s’y agrippe à son tour, comme si c’était la dernière chose à laquelle elle avait pu se retenir dans cet endroit pourtant si paisible et calme. Puis, la voix du chevalier qui résonne dans son esprit, tamisée par les arbres et les feuillages. La jeune Comtesse ferme les yeux, quelques secondes, puis libère sa main de la sienne et vient glisser un de ses doigts sur les lèvres du chevalier pour l’intimer au silence. Non pas qu’elle ne veuille parler avec lui, que du contraire, elle avait mille choses à lui dire, dix mille à lui montrer, cent mille à faire… Peut-être voulait-elle juste entrer en contact avec lui autrement que par la parole, peut-être voulait-elle, une fois au moins, pouvoir toucher à ses lèvres…

Folie, se dit-elle. Et pourtant, elle talonne à nouveau doucement son cheval qui broutait déjà paisiblement, comme si toute cette histoire ne le concernait en aucun cas, comme si rien ne pouvait venir déranger le cours des événements. La Comtesse était maitresse des événements. Vesoul, ses environs, sa beauté, tout était dans ses cordes… Quelques secondes, pas plus, pour qu’ils arrivent à un point de vue dégagé sur toute la vallée de Vesoul. Au sommet d’une petite colline, sur laquelle ils pouvaient voir un paysage qui, baigné par le soleil, semblait leur faire des signes amicaux.

La comtesse se laisse glisser de son cheval et s’approche de l’endroit dégagé de tout arbres.Les yeux fermés, alors qu’un coup de vent vient balayer son visage, elle prend une grande respiration et se tourne vers le chevalier dans un sourire. Si beau. Si désirable. Si tant est qu’elle n’avait pas un minimum de retenue, elle lui aurait déjà demandé mille fois qu’il la prenne dans ses bras. Mais non, à la place, elle tend son index vers le village en contre-bas, niché et tranquille.


Vesoul. Vue du ciel.

D’ici, on pouvait également voir Lure et son château. Mais peu lui importait de montrer ses terres et ses possessions, ce n’était pas de ça dont elle était fière et nul doute que le chevalier n’en avait que faire de l’étendue de ses domaines. Alors qu'il la rejoignait, la Comtesse glissa sa petite main dans la grande protectrice du chevalier.

Quelle plus belle merveille pourrais-je vous montrer que celle de mon plaisir de vous voir ici? Glissa-t-elle enfin avec un sourire sincère. Puis, dans un murmure pas très murmuré, elle ajouta un merci. Parce qu'elle s'attendait à être seule, parce qu'elle craignait retrouver sa morne vie sans histoire autre que quelques courriers. Parce qu'elle appréciait la compagnie du chevalier. Parce qu'elle avait regretté qu'il soit parti pour Dole, même si elle lui avait très maladroitement fait comprendre. Et parce que plus que tout, elle désirait qu'il reste. Et pour ce faire, la maladresse n'était plus tellement le bienvenue. Les silences étaient rompus. Venaient maintenant les paroles. Ou n'importe quoi d'autre, au fond, elle n'était jamais à cours d'idées. Elle se sentait juste... épanouie. Comme si du bout des doigts, la main dans la sienne, elle pouvait tout faire. Elle le regarde et sourit de nouveau.

Voulez-vous que nous nous y rendions?
Vesoul..

    "Nous venions de quitter la lune et nous volions dans l’espace qui la sépare du soleil. Les étoiles s’offraient à mon regard comme autant de spectacles magiques. Je pouvais même discerner de nombreux autres astres dont je ne connaissais pas l’existence, ne pouvant être vus depuis le monde. Mais l’essentiel de ma vision était occupé par ce soleil immense, brûlant, que je n’avais jamais vu d’aussi près. Je me sentais comme une mouche face à une vache: minuscule."
    Livre des vertus III, l'Eclipse, chapitre VII, le paradis.

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Angelotti
    « Nous atterrîmes dans un lieu magique. Tout était baigné d’une douce lumière. Où que je regardais, je ne trouvais pas la moindre obscurité. »
    Livre des vertus III, L'Eclipse, Le paradis


Il n’avait pas souhaité l’embarrasser, mais en constatant que ses joues prenaient une innocente teinte rosée, il se prit à se demander si son geste n’avait pas été trop hâtif, trop gourmand, ou simplement de trop. Evidemment, le fait qu’elle laissât ses doigts à la bonne garde de ceux du chevalier tendait à prouver le contraire. Leur contact était plaisant, chaleureux ; il aurait pu les tenir des heures durant sans se lasser d’éprouver leur délicatesse. Il aurait aimé les tenir des heures, garder sa main dans sa main, faute de pouvoir la tenir entre ses bras. Ô il aurait souhaité, mais la jeune Sparte, comme réalisant que sa paume s’est égarée contre sa paume, reprit ses droits sur ses doigts. Et voilà que l’un d’eux se pose sur ses lèvres. Un soubresaut les parcourut, un frétillement se propagea à travers chaque poil de sa moustache et, dans la poitrine du chevalier, un battement se fit attendre.

Et le chevalier se tut, comme on l’en avait si plaisamment sommé. Si aucun mot ne filtrait vers l’extérieur, ce n’en était pas moins un bouillonnement qui régnait à l’intérieur. Ses lèvres avaient effleuré ses doigts et de son doigt elle avait effleuré ses lèvres, et celles-ci à présent se réveillaient d’un long sommeil, affamées, avide d’en goûter plus, toujours plus. Folie, se dit-il. Mais avant qu’il ait pu en informer la comtesse, elle relança son cheval et repartit, s’enfonçant toujours plus profondément dans les bois. Une seconde, la raison d’Angelotti tenta de se manifester à lui. Folie, criait-elle, folie ! Mais sous la voute des grands arbres, dans le quasi silence qui s’étendait autour d’eux, la raison peine à se faire entendre. D’un coup de talon, il incita sa monture à la suivre, à grimper la pente de la colline, puis d’un autre, à se presser un peu. Vite, bourrique, avance ! Nous allons la perdre de vue !

Ce drame fut épargné, grâce en soit rendue au Très-Haut, et il ne tarda pas à atteindre le sommet, où il mit pied à terre pour rejoindre la comtesse devant le panorama qui s’ouvrait devant eux. Vesoul, dans toute sa beauté, s’offrait à leur vue. Comment, en la voyant d’ici, imaginer les troubles qui l’avaient secouée ces derniers jours ? Comment, en se tenant ici, pouvoir songer à autre chose qu’au charme des plaisirs simples de la vie ? Comment, en voyant son sourire irradier, ses cheveux danser dans le vent, ses yeux briller des paysages qu’elle contemple, pouvoir tendre le regard vers Vesoul, vue du ciel, si magnifique cela soit-il ? Le chevalier s’efforce, ses yeux suivent la courbe de son bras, ils longent son doigt qui pointe le lointain et s’aventurent au-delà, mais invariablement ils rebroussent chemin pour se perdre dans l’admiration de son visage.

Il voit ses lèvres remuer plus qu’il n’entend la question porter à ses oreilles. Les mots prennent lentement sens, il cherche une réponse mais il n’y a pas de réponse. Rien ne pourrait l’émerveiller plus que de la voir ainsi resplendir. Quant à son plaisir à lui d’être ici avec elle, il redoubla lorsqu’il sentit ses doigts se tailler un chemin entre les siens et il les referma sur sa main avec toute la précaution qui vous anime lorsque vous recueillez un oiseau blessé, de peur de l’abimer, tandis que ses lèvres s’étendaient en un sourire plein de félicité.


C’est à moi de vous remercier. De m’emmener dans ces lieux fantastiques, de partager avec moi ces instants et ces enchantements.

De me faire se sentir vivant à nouveau, de redonner la joie de vivre, aurait-il pu ajouter. A Dole d’abord, puis deux fois à Epinal, il avait retrouvé le plaisir de sa compagnie avant d’en être privé à nouveau. Et c’était chaque fois avec plus de regrets qu’il avait faussé compagnie à la comtesse ou l’avait laissée s’en aller. Les mots qu’elle traçait sur les billets qu’ils s’échangeaient était un bien piètre substitut à sa présence, dont le chevalier devenait chaque jour plus friand, et le quatrième au revoir ne viendrait toujours que trop vite. L’instant qu’ils partageaient était éphémère, mais il était décidé à en apprécier chaque seconde.

J’en serai enchanté, si apprendre à mieux connaître Vesoul me permettra d’apprendre à mieux vous connaître. Sinon, ce bout de colline me convient parfaitement.

En ville, elle était connue de tous et ils ne manqueraient pas de se faire aborder par l’une ou l’autre de ces connaissances. Ici, au milieu de rien, personne ne viendrait les déranger. Si égoïste fut cette pensée, le chevalier souhaitait profiter pleinement de la compagnie de la comtesse, sans avoir à partager la conversation avec quelque Vésulien, si sympathique fut-il. Et pour retourner là-bas, ils seraient contraints de se remettre en selle, il serait contraint de lâcher sa main… Un coup de vent vint balayer le sommet de la colline, quelques mèches de cheveux virevoltèrent à son passage. De sa main libre, le chevalier les glissa derrière l’oreille de la jeune femme, ses doigts s’attardant contre sa joue.

    « - Où est l'Amour ?

    Personne ne l'avait vu. La Folie commença à le chercher. Elle chercha au-dessus d'une montagne, dans les rivières au pied des rochers. Mais elle ne trouvait pas l'Amour. Cherchant de tous côtés, la Folie vit un rosier, prit un bout de bois et commença à chercher parmi les branches lorsqu'elle entendit soudain un cri. C'était l'Amour, qui hurlait parce que les épines lui avaient crevés les yeux. La Folie ne sachant pas quoi faire, elle s'excusa, implora l'Amour pour avoir son pardon et alla jusqu'à lui promettre de le suivre pour toujours. Et l'Amour accepta. »

    Saint Barnabé, Les 10 Méditations, Neuvième Méditation

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Heloise_marie


    « Un silence pesant s’était installé, alors que tous se regardaient mutuellement, chacun cherchant dans les regards des autres une réponse à ses questions. Mais ces regards ne portaient aucune réponse. Ils étaient juste dégoulinants de larmes. »

    Livre des vertus Tome I, Livre I la création, Chapitre IV, « le doute »


A nouveau, ses yeux se perdent sur le village en contrebas. Et soudain, sa main irradie d’une douce chaleur qui émane de la main du Chevalier. Chaleur qui se répand, d’une manière assez étrange, le long de son poignet, chatouille son bras jusqu’à son épaule, vient sobrement s’installer dans sa poitrine, accélérant les battements de son cœur, descend et monte à la fois, en se couchant sur ses épaules et remontant dans un frisson le long de son cou, se glissant dans ses entrailles et son ventre, pour redescendre le long de ses jambes, ne négligeant aucun de ses dix orteils. Chaleur étrange mais rassurante, ronronnant dans son corps et tentant de chasser les dernières bribes de folies qui, peinant, tentaient de s’accrocher dans son esprit et dans son cœur. C’était à son tour de se retrouver démunie face à ses paroles.

Ne pas bredouiller, ne pas bredouiller, lui intima son esprit contrarié par son attitude soudain si fade. Spécialiste de la maladresse, championne du bredouillement lors de situations délicates, la jeune Comtesse cligna des yeux, évitant le regard d’Angelotti tant qu’elle le pouvait encore. En aucun cas elle ne voulait détruire de tels moments, non, pas encore, pas cette fois. Mille phrases passaient dans son esprit… oui, non, peut-être, descendons, restons ici, embrassez-moi, n’en faites rien surtout, ne m’écoutez pas, prenez moi dans vos bras, pourquoi êtes-vous là, restez encore un peu, descendons, non ! « Non non non, douze jours loin de tout t’auraient donc détruit toute bienséance et retenue ? Es-tu fille de, sœur de, filleule de, ou bien es-tu rien du tout. Descendons ! »

Esprit torturant, mal à l’aise et négligeant de toute la beauté qui les entouraient. Son bras revint se poser le long de son corps tandis que ses yeux étaient fuyants, non, fixaient en fait une longue colonne de fumée qui sortait surement et lentement d’une maison animée. La journée était parfaite, ensoleillée, douce, l’endroit convenait parfaitement également, à l’abris du soleil, ni trop frais, ni trop chaud, vide de monde et venteux… Vent, qui souffle et vient pour la énième fois déranger ses cheveux lâchés. La mèche qui vint doucement fouetter son visage sembla lui redonner un peu de contenance et la Comtesse se tourne enfin vers le Chevalier.


Desce…. Les mots se perdent, les mots se ravalent, les pensées se taisent et juste un frisson parcourt son corps de haut en bas, tandis que la main du chevalier vient glisser une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Si le geste s’était arrêté là, peut-être qu’elle aurait pu se débrouiller pour passer outre, mais sa main, sa main reste un instant sur sa joue… savourant cette douceur et cette proximité soudaine, elle darde enfin ses yeux sur ceux du chevalier, puis tourne légèrement son visage pour que le bout de ses doigts vinrent rencontrer les lèvres de la jeune fille.

Folie, folie, folie, elle revient, sans cesse. Folie qui implore l’Amour. Folie qui promet de suivre l’amour, pour toujours. Pourquoi l’amour accepte ? N’est-ce pas passion et amour qui doivent vivre ensemble, toujours et la folie, perfide à revenir pour réclamer la raison ? Et pourtant, et pourtant cette folie avait un certain pouvoir hypnotiseur. Ou bien était-ce les yeux du Di Cerruti ? Ses lèvres avaient effleuré ses doigts et de ses doigts, il avait effleuré ses lèvres. Et si celles-ci ne dormaient jamais, n’avaient veillées que douze jours, elles ne s’en trouvaient pas moins affamées à leur tour. Prise de panique devant cette évidence soudaine, elle rompt tout contact physique, mains, lèvres, juste son regard, qui reste un moment accroché au sien, tandis qu'elle recule d'un pas.


L'endroit est parfait pour mieux... nous connaitre. Lèvres affamées, tandis qu'elles bougent, incontrôlables, pour lui parler.
Mais que voudriez-vous apprendre, chevalier, que vous ne sachiez pas encore? Lèvres affamées, et pieds affolés reculent encore, jusqu'à ce que son dos entre en contact avec le tronc d'un arbre. Que se passait-il pour qu'elle perde de la sorte le contrôle de son corps. Que seul les battements de son cœur parvenaient à ses oreilles tandis que le reste semblait flou et trouble, même sa voix, semblait feutrée. Il y a quelques secondes, elle pensait avoir l'illusion de pouvoir tout toucher du bout de ses doigts. A présent, si elle tendait ses doigts, la seule chose qu'elle pouvait toucher, c'était lui. Angelotti.

Et puis, elle se souvint...
Pourquoi êtes-vous revenu, aujourd'hui...



    Il n’y avait plus la moindre place dans leurs plaisirs pour la douce senteur des fleurs, ni pour la beauté des paysages. Ils en arrivèrent à un tel point que même les si nombreux fruits de leur labeur ne suffisaient plus à combler leurs envies.

    Livre des vertus Tome I, Livre II la Préhistoire, Chapitre IV, « les péchés»

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Angelotti
    « Alors, Léviathan frappa l’herbe sanguine de son sabot, et une ouverture se fit dans le sol. J’y vis un escalier de pierre en colimaçon descendre dans l’obscurité. Prenant mon courage à deux mains, je m’y engageai, pendant que le Prince-démon retournait au combat. Je descendis prudemment les marches, car il n’y avait pas de lumière pour m’aider à savoir où j’avançais et le chemin semblait encore long. »
    Livre des Vertus, Livre de l’Éclipse, Chapitre IV - « Les galeries »


Ses doigts s’attardent sur sa joue, se délectent de la douceur de sa peau, de sa chaleur. Une chaleur qui se dissipe à travers sa main, son bras, se répand dans tout son corps et y attise des flammes déjà brûlantes. Rien n’arrête ce feu, sa raison, son bon sens, sa retenue se dressent bien pour l’apaiser, l’étouffer, mais le brasier dévore tout sur son passage. Un à un, les sens du chevalier lui font défection. Sa vue se trouble, les sons s’atténuent, sa gorge fait sèche, aride. Un à un, ses sens gagnent en acuité. Ses yeux distinguent avec plus de clarté que jamais chaque détail insignifiant, des marbrures de ses iris à l’ondoiement imperceptible du plus fin de ses cheveux ; il perçoit dans leur pureté cristalline les mots qu’elles prononcent. Et toujours, sous ses doigts, sa peau brûle, brûle à son toucher. Rien de tout cela ne pouvait le préparer à la déflagration qui le traversa lorsque, d’un léger mouvement de tête de la comtesse, ses doigts glissèrent sur sa joue, glissèrent encore, glissèrent sur ses lèvres.

Des voix s’élèvent : « Regarde, Chevalier, elle détourne la tête ! Regarde, Chevalier, tu la terrifies, tu la rebutes, tu l’importunes ! Retourne-t’en, il n’y a rien pour toi ! ». Le chevalier n’écoute pas, n’entend pas. La fournaise rugit à ses oreilles, le sang lui bat les tempes au rythme effréné des palpitations de son cœur. Ses doigts s’attardent sur ses lèvres, se délectent de leur moiteur, de leur chaleur. Lentement, il en trace le contour. Sous ses doigts, sa peau brûle, brûle d’un feu libérateur dans lequel doutes et incertitudes se sont embrasés et évaporés. Folie. Ses lèvres en viennent à jalouser ses doigts. Folie. Ce sont elles que la faim ronge, elles que ce contact devraient enchanter. Folie. Elles qui veulent parcourir ce visage, se jeter pleinement dans les flammes et brûler dans l’extase de la… folie.

Quelque chose se brise. Sa main est glacée. Le chevalier la voit faire un pas en arrière, ses yeux plongent dans les siens, tentent d’y lire une réponse, d’y trouver un sens. Oui, l’endroit est parfait, tout est parfait, et pourtant elle recule. « Elle te fuit ». Un pas de plus. « Elle t’invite ». Encore un pas. Folie. Folie que de compenser chacun de ses pas en arrière par un pas en avant, et pourtant ses jambes l’entraînent, l’entraînent vers elle.

Il la sait fille de, sœur de, filleule de, cousine de. Des noms illustres, des hommes et des femmes qu’Angelotti a jadis côtoyé, dont la renommée résonne encore en Franche-Comté et au-delà, d’autres qu’il n’a jamais rencontrés ni ne rencontrera jamais. Il la sait Comtesse, anciennement Franc-Comtesse. Une fille – non, une femme – qui a déjà goûté au pouvoir. Que le poids des responsabilités n’effraie pas. Qui a fait ce qu’elle pouvait pour son peuple, pour ceux qui ont placé leur confiance en elle.


Je ne sais rien de vous, comtesse, sinon ce que vous m’avez permis de découvrir lors de nos trop rares rencontres.

Sa voix lui parut étrange, rauque. Ses paroles sonnaient faux, semblaient déplacées. Non pas qu’il n’ait pensé ce qu’il disait, au contraire. Mais comment quelques mots auraient-ils pu rassasier ses lèvres, alors qu’elles désiraient tellement plus ? Elle s’arrêta, ne pouvait plus reculer. Il voudrait la prendre dans ses bras, l’enlacer. Un demi-pas. Il voudrait la serrer contre lui, la gagner. Folie. Il pourrait tendre les doigts, la toucher. Un demi-pas. Il pourrait se pencher vers elle, l’embrasser. Folie.

Ses paroles le figèrent sur place. Alors que quelques instants plus tôt, elle vantait son plaisir de le voir ici, ces quelques mots sonnaient presque comme une lamentation aux oreilles du chevalier. Ou était-ce cet état étrange dans lequel il se trouvait qui lui faisait tout percevoir de manière biaisée ?

Parce que vous me l’avez si gentiment demandé. Parce que j’en avais envie. Parce que Dole se fait lassante. Parce que je voulais vous revoir. Parce que découvrir Vesoul en votre compagnie sonne mieux que juste découvrir Vesoul. Parce que je ne supportais plus de vous savoir si près et d’être néanmoins si loin. Parce qu’aujourd’hui vaut mieux que demain. Parce que douze jours sont douze jours de trop. Parce que je ne souhaitais pas que vous soyez seule à votre sortie du couvent. Parce que même loin de vous je ne peux m’empêcher de voir votre visage. Pourquoi était-il revenu aujourd’hui ?


Pour vous, pour moi, pour ce moment.

    « Le soleil brûlait juste au-dessus de la plaine. Il emplissait la moitié du ciel et semblait être collé à la lune. Il se découpait dans une nuit étoilée qui semblait peser de tout son poids sur moi. Je remarquai un vertigineux pic bleu qui s’élevait au milieu de la plaine, qui atteignait le gigantesque astre de jour. A son pied se trouvait une grande construction de bois. Je décidai d’avancer, afin de rejoindre ce doigt de pierre pointé vers le haut. Mais, à mi-chemin, je compris que je ne pouvais l’atteindre. »
    Livre des Vertus, Livre de l’Éclipse, Chapitre III - « La plaine »

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Heloise_marie
    « Mais entre chaque jour, la lune prendra la relève. Et ceux qui, parmi les tiens, y seront jetés n’y connaitront plus que la tourmente. »
    Livre des Vertus Tom I, Livre I- La création, Chapitre VIII « La décision»



Il ne sait rien d’elle. Pas plus que ce qu’elle a voulu lui montrer lors de leurs… rares rencontres. Il était vrai qu’ils s’étaient peu vus, peu parlés, qu’ils avaient fort peu échangé, mis à part Dole, Epinal. Et aujourd’hui Vesoul. Était-ce à nouveau pour qu’il parte, un soir, en claquant la porte sur un sourire, sur un au revoir raté, sur un courrier regretté et bien trop osé ? Non, pas regretté. Pour une fois, aucun de ses courriers n’avait été regretté. Elle en avait pesé chaque fois le pour et le contre, dosé correctement toutes ses paroles, raturé et recommencé quand ça ne lui plaisait pas. Rien n’était envoyé sans que ce soit mainte fois relu. Même relu, certains restaient certes, insensés, mais qu’est-ce qui ne l’était pas, dans leurs brèves rencontres ?

Le voyage qu’ils avaient fait, ne l’était pas.
Cette rencontre, ne l’est pas non plus.
Demain, ne le sera surement pas.

Et puis, pourquoi chercher du sens à tout acte, quand tout un chacun pouvait vivre comme bon lui semble. Qu’il soit gueux, comte ou roy, fille de ou sœur de, ou même fiancée de, elle avait eu le temps de faire ses preuves, de faire valoir ce qu’elle était réellement, elle s’en fichait tant, des médisances et des on-dit. Et pourtant. Ses yeux détaillent le chevalier, ses yeux, son nez, la courbe de son menton, son cou, ses épaules et ses bras, remontent sur ses yeux. Et pourtant, si proche, mais si loin en même temps. Tend, tend ton bras, Héloise et tu le toucheras. Tend ton bras et il en apprendra un peu plus sur toi. Tend le et devient celle que tu veux, choisis ce que tu veux, fais ce que tu souhaites, ou alors... Une voix vint tinter dans ses oreilles, si lointaine et pourtant si proche. Si différente de celle qu’elle entendait et émanant pourtant de la même personne. « Il suffisait de demander, si vous vouliez que je vous prenne dans mes bras… ». Il suffisait, une demande. Quelques mots. Cinq mots, qui restent bloqués dans le fond de sa gorge, lui dérangent le palais et chatouillent sa langue.

Sans doute que la situation dans laquelle cette phrase avait été prononcée par le chevalier était différente du moment qu’ils vivaient aujourd’hui, sans doute qu’elle était teintée d’un sourire, d’une pointe d’ironie. Et pourtant, elle avait marqué l’esprit de la jeune fille au fer rouge. Et pourtant, elle aurait tout donné pour qu’il la dise à nouveau. Maintenant.

Car là, à ce moment précis, le dos contre l’arbre frais, les mains ballantes contre son corps étourdis et ses yeux toujours fixés sur lui, elle aurait eu qu’une seule envie, se cacher, sous terre, ravaler ses paroles, sa dernière question sotte et capricieuse, démontrant la pauvreté de son esprit perplexe, ne cherchant qu’une phrase bien sentie pour qu’il s’éloigne, quand son corps l’appelait à grand cris. Même si sa réponse apaisa un court temps son malaise et son court regret, tout son corps laissait paraitre le contraire. Ses yeux, réfléchissants, et le reste, figé. Attendrie, la Comtesse lui sourit finalement, doucement, le visage baigné par, quelques fois et selon le vent, un rayon de soleil ou l’ombre des feuilles. Un frisson revint parcourir son corps tout entier tandis qu’une de ses mains se tend, lentement, vers le chevalier.


Je n’ai pas à poser ces questions… Juste à profiter de votre présence… pardonnez-moi.

De plus en plus, haut, de plus en plus tendue, la main arrive jusqu’à sa hauteur et se pose sur sa poitrine, glissant sur sa chemise. Quel était ce besoin de s’en approcher, s’en éloigner, le chercher, le repousser, avoir envie de sa proximité et la fuir ensuite. La peur ? De quoi. Qu’il ne lui rappelle sa condition en s’éloignant ? Qu’il l’utilise pour un quelconque dessein ? Qu’elle trahisse son cœur et ses engagements ? Ou alors était-ce toujours cette foutue folie qui regagnait tous leurs gestes et semblait maitresse de la journée et de leur rencontre. Restant dans la limite de ses possibilités, de ses moyens, de ses envies et de son pouvoir, des engagements qu’elle avait pris et ne trahirait plus, jamais, la Comtesse regarde le chevalier, le souffle un peu court et d’une voix lointaine et comme portée par les coups de vents qui dérangeaient sans cesse cheveux et tissu, elle se redresse.

Prenez-moi dans vos bras…

Pas une supplique. Pas un ordre. Un appel, sans doute. Émit par tout son corps et porté par son esprit. Elle aurait pu, comme dans les livres, s'effrayer d'un détail et lui sauter au cou. Elle aurait pu, comme sur la route Luxeuil-Epinal, chuter et s'y rattraper. Mais non, elle jouait la carte de la sincérité, et l'observait. Les cinq mots avaient mis du temps pour être dit... Et ses lèvres brûlaient encore d'avoir été prononcés.

    « La lumière apporta, au fur et à mesure de mon réveil imaginaire, son lot de nuances. Je finis par voir un groupe d’être humains aux grandes ailes d’oiseaux, surmontés d’un anneau lumineux. Ils resplendissaient d’amour et de douceur. Leurs regards étaient pleins de bonté et de tendresse. »
    Livre des Vertus Tom I, Livre IV - La fin des temps, Chapitre I « Le rêve »

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Angelotti
    « Alors, Dieu me dit que le temps était venu que je retourne chez moi, que mon rêve se finisse, et que je me réveille. »
    Livre des Vertus, Livre de la fin des temps, Chapitre V - « Les questions »


Il avait espéré qu’elle l’aurait su. Qu’elle lui avait demandé de venir pour la même raison qu’il avait accepté. Pourquoi, sinon, ces bien trop nombreuses lettres ? Pourquoi, sinon, tous ces sourires lorsqu’elle le voyait ? Par ailleurs, folie que ses attentes, que ses espoirs. Le chevalier en savait bien plus qu’il ne voulait l’admettre, qu’il ne voulait l’accepter. Même si c’est à Vesoul qu’ils s’étaient retrouvés, même si la Franche-Comté les entourait de ses beautés et de ses merveilles, il ne savait que trop bien que la Lorraine n’était pas bien loin, qu’Epinal se dressait à la frontière. A la frontière, oui, soit à plusieurs jours de voyage. Et aujourd’hui, c’était bel et bien le chevalier qui était venu accueillir la comtesse à sa sortie du couvent, personne d’autre.

Pourquoi était-il revenu aujourd’hui ? « Pourquoi m’avez-vous demandé de revenir ? » voulait-il crier, mais aucun son ne sortait de ses lèvres. S’était-il, finalement, mépris sur toute la ligne ? N’était-il qu’un animal de compagnie qu’il faisait bon montrer en société, un accessoire de plus dans une déjà vaste collection ? « Regardez comme il est charmant ! Et facile d’entretien, il se contente du minimum en matière de nourriture et de logement, pas besoin de débourser des fortunes pour lui. Ah ça oui, il est bien sage et obéissant, vous pouvez tout lui demander et il s’exécute au quart de tour ! Et vous devriez le voir une épée à la main, il semble redoutable ! » l’imaginait-il raconter à son cercle d’amies. Folie, Chevalier, que de vouloir t’élever au-dessus de ta condition.

Il allait s’en retourner, repartir là d’où il venait – tristesse et déception – lorsqu’il sentit un poids sur sa poitrine, remarqua son bras tendu, comprit que s’était sa main qui s’était posée là. Elle ne s’agrippa pas à son pourpoint pour l’attirer violemment contre elle. Elle ne le repoussa pas de toutes ses forces pour se libérer de sa présence oppressante. Elle ne s’écarta pas de l’arbre pour venir se coller contre lui. Elle ne le frappa pas de ses petits poings pour qu’il s’en aille, loin, à jamais. Juste un contact, juste de quoi raviver la flamme après le seau d’eau glacée qu’elle a renversé dessus. Et si cette chaleur qui se répandit en lui était le plus doux des baumes, si le frisson qui lui traversa l’échine en réponse à ces brusques changements de température dénoua la plupart de ses muscles, l’image d’une carotte brandie après un trop fort coup de bâton s’imposa à son esprit.

Mais, réalisa-t-il, les questions de la jeune Sparte étaient tout à fait légitimes. S’il ne savait pratiquement rien d’elle, la réciproque n’en était que plus vraie encore. Qui était ce chevalier, sorti de nulle part, qui, d’un jour à l’autre, s’immisçait dans sa vie ? Que voulait-il, que cherchait-il ? Angelotti aurait été bien en peine d’y répondre ; c’était comme si le contrôle de ses actes lui avait échappé pour tomber entre les mains de cette folie qui, jour après jour, le portait dans les flots d’une aventure nouvelle, pleine de surprises. Et lui, loin de se plaindre, se laissait allégrement emporter, un sourire niais collé aux lèvres, sans se soucier de la cascade au loin, de la chute dans laquelle tôt ou tard il serait entrainé.

Que ressentait-elle en cet instant, il aurait tout donné pour le savoir. Cherchait-elle à apaiser le chien pour éviter qu’il ne s’en aille, ou pis, ne la morde ? Ou regrettait-elle sincèrement ce camouflet, souhaitait-elle se réconcilier le chevalier, lui avouer combien elle regrettait ses propos, comme elle le laissait entendre ? Ses yeux scrutaient son visage à la recherche d’une réponse, s’attardaient sur son sourire, suivaient la ligne creusée par ses fossettes, plongeaient dans ses azurs sans fond… et la réponse retentit. Cinq mots prononcés d’une voix confuse mais sincère. Ou les a-t-il rêvés ? Serait-ce juste un souvenir qui s’impose, un songe d’un jour d’été ? Mais non, elle se redresse, elle se tend vers lui.


Il vous en aura fallu du temps…

Cinq mots exprimés en des circonstances toute autres, en vue de dédramatiser les circonstances en question. Cinq mots qui lui avaient alors échappé le plus naturellement du monde. Et que, jamais regrettés, il n’a cessé d’éprouver plus sincèrement. Alors, le plus naturellement du monde, le chevalier tend ses bras. Ses mains effleurent ses hanches, glissent sur le tissu de sa robe, remontent dans son dos. Ses bras se replient, l’attire doucement contre lui, l’entoure tel un bouclier, une coquille autour d’une perle. Et tandis que sa tête vient se reposer contre sa poitrine, le cœur d’Angelotti s’emballe.

    « Toutes ne survécurent pas à ce long voyage, mais aucune n’avait l’intention de rebrousser chemin. Dieu avait insufflé en elles l’envie irrépressible de venir rejoindre la grande réunion de toute la création. »
    Livre des Vertus, Livre de la Création, Chapitre V - « La réunion »

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Heloise_marie
    « Tout resplendissait la beauté et donnait envie d’y rester pour l’éternité. »
    Livre des Vertus Tome I, La fin des temps, Chapritre I, "Le rêve"




Et bon sang que c’était bon. Et que même sa petite phrase ironique et ma foi bien placée n’allait pas venir rompre ce qui se passait actuellement dans l’esprit et le corps de la Comtesse. Que rien, ni quelqu’un caché derrière ou dans un arbre, ni la chute qui pouvait suivre, ni une parole blessante de la part du chevalier ne pouvait rompre. Juste, vivre l’événement présent, le vivre plus que tout. Les bras du chevalier se tendent, l’enlacent, forts, protecteurs, mais tellement doux en même temps. Elle, sa main toujours posée sur sa poitrine, resserre son étreinte pour, cette fois, s’attirer et l’attirer à elle, sa tête se pose à côté de sa main, contre son cœur qu’elle peut entendre battre, sans se soucier le moins du monde du rythme qu’il prend, rapide ou lent, fort ou tamisé. Beau de toute façon. Toutes ses questions, toutes ses folies disparaissent désormais tandis qu’elle ferme les yeux et reste prostrée dans ses bras. Savourant chacune des secondes qui passent, des secondes qui passent en minutes, des minutes qu’elle prie pour qu’elles deviennent heures, jours, années, millénaires.

Dans un premier temps, elle savoure, une main toujours agrippée à son pourpoint, tandis que l’autre reste ballante le long de son corps. Puis, son esprit se réveille, ronronne, le plaisir de l’événement prend possession de son corps, s’enroule autour de ses épaules et glisse le long de son échine ! Dans le même temps, sa main se déplace et, plutôt que rester ballante, remonte le long du bras du chevalier, pour se glisser dans son dos, jusqu’à sa nuque. Elle est bien. Elle est sereine. Elle n’a plus envie de se questionner sur pourquoi, pour qui, à quoi pense-t-il, qu’attend-t-il d’elle. Elle n’a plus envie de s’éloigner, de rompre le contact, de négliger ses caprices et ses retenues. Elle n’a plus envie de rien d’autre que d’y rester. Les minutes passent réellement, tandis que sa respiration reste calme et tranquille. La Comtesse ne bouge plus. Le vent vient déranger de son bruit oppressant, mais elle est protégée par le corps du chevalier. Les oiseaux chantent, moqueurs au loin, mais elle ne s’en préoccupe pas. Le soleil les baigne de ses rayons quand les arbres ballotés par le vent le permettent.

Finalement et dans un second temps, son visage bouge, sa respiration et son cœur augmentent d’intensité. Son double se réveille, assurant à ses oreilles d’une voix doucereuse que oui, elle peut tout se permettre. Que oui, elle doit accomplir ce qui doit-être accompli. Alors, elle écoute cette voix. Ses yeux remontent jusqu’à croiser ceux du chevalier. Qui est cet homme devant-elle ? Pourquoi a-t-il fait ça ? Qu’est-ce qui la pousse à braver, une nouvelle fois, limites et interdits ? Qui est-ce pour avoir une telle proximité, quand, avant lui, les seules personnes à avoir été aussi proches d’elle se résument au nombre de deux. Toutes les questions se sont envolées. Seule persiste cette envie, ce désir brulant et contrariant qui l’habite, trop souvent, avec lui. Cette faiblesse que son amie, Héloise, aime à appeler artichaut. Ce désir qui tend, tend ses mollets, son dos, resserre sa main, sur sa poitrine, sur sa nuque, et vise. « viser ? toi ? Allons-donc. » Mauvaise idée. Mauvaise idée. Encore une fois, mauvaise idée. Ou folie. Alors que son cœur bat à tout rompre et que tout le reste autour d’elle lui semble flou, elle s’applique à rapprocher ses lèvres de celles du chevalier, sent le coup de vent sur sa peau avec délice, mais pas les cheveux qui viennent s’entremêler à son visage, la forçant à fermer ses yeux, et pose ses lèvres, mêlées de ses cheveux, sur le.. menton du chevalier.

« viser toi ? Allons-donc, que disais-je ». Réalisant sa maladresse sous les rires moqueurs qui résonnent dans sa tête, elle rougit, avec une intensité croissante et relâche la nuque et le pourpoint du chevalier. D'abord, sa main vient dégager les cheveux qui se sont emmêlés à ses cils et à ses lèvres, tandis que la jeune fille cherche avec crainte une excuse, une diversion, un quelque chose pour détourner l’attention d’Angelotti de sa bêtise et de ce qu'elle avait prévu de faire à la base. Avisant un ruban de sa robe, se soulevant au rythme du vent non loin de la garde de l’épée de ce dernier, et d’un mouvement imperceptible de la main qu’elle avait abaissée, elle l’enroule brièvement tout autour de la garde de l'épée du chevalier.


Oh je… heuu… Enfin, voyez… comme c’est drôle… Pas du tout. Ma robe est attachée à vous… Gourde. Enfin, je veux dire, ma robe, moi aussi, mais… tu t’enfonces, tu t’enfonces. Attendez, je vais détacher ça. Menteuse, tricheuse, assume. Et arrête de chipoter à tes cheveux, même si tu les manges. Le vent est… vraiment… ne bougez pas… surtout.. je… comme ça…

Tout en parlant, elle s’applique à tenter de dénouer le ruban. Enfin, à faire genre, car elle s’occupe plus qu’autre chose à le nouer encore, sans qu’il s’en aperçoive, rouge de honte. Oubliez ce que je viens de tenter, pensez à autre chose, regardez, le ruban, que vous avez l’air fin avec ça hein ? Allons, essayez de le dénouer à ma place et ne pensez plus à rien, pitié, pitié. Ses doigts affairés, ses cheveux toujours collés à ses lèvres, légèrement courbée sur la garde de l’épée, la Comtesse dans toute sa splendeur se maudissait.



    « Et c’est alors que l’horreur commença.
    Le ciel s’assombrit, se chargeant de ténébreux nuages. Le tonnerre gronda, résonnant dans toutes les chaumières. Et la pluie se mit à tomber. Un déluge comme personne n’en avait vu jusqu’alors!»

    Livre des Vertus Tome I, La fin des temps, Chapritre II, "Le château"

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Angelotti
    « Je vis en effet les nuages s’en aller, les vents se calmer, les flammes mourir. »
    Livre des Vertus, Livre de la fin des temps, Chapitre IV - « Le jugement divin »


Et bon sang que c’était bon. Et que même les bourrasques violentes d’un ouragan, la pluie battante d’une tempête, le sol s’ouvrant brusquement sous leurs pieds et des flammes s’élevant des entrailles de la terre n’aurait pu empêcher le chevalier de vivre, juste vivre l’événement présent, le vivre plus que tout. Entre ses bras, il la sent, petite chose si fragile et si forte à la fois, se blottir contre lui. Et chaque fibre de son être de vibrer d’un chant d’allégresse qui balaie toute pensée obscure de son esprit, tout soucis, toute folie. Du sang qui coule dans ses veines, de l’air qui emplit ses poumons, il se passerait bien, pour autant qu’il puisse, encore, la tenir, l’enlacer. Sentir sa tête appuyer contre son torse, sa main s’accrocher à lui. Son cœur pourrait bien cesser de battre, son souffle s’arrêter, pourvu que cet instant, si simple, si vivant, si plaisant, dure et dure encore. La tête légèrement baissée, il regarde le vent danser dans ses cheveux, qui s’agitent comme les vagues sur une mer dorée. Il sent les effluves musqués qui s’en échappent, qui l’enivrent. Car si la comtesse sort du couvent, elle n’en reste pas moins comtesse. Et les comtesses, ça sent bon.

Lorsqu’il la sent s’agiter dans le cocon de ses bras, il s’inquiète. Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Faut-il déjà que tout cela prenne fin ? Et puis, à peine le temps de pouvoir donner forme à ces peurs plus tard, les doigts qui frôlent son bras, roulent dans son dos et s’établissent finalement sur sa nuque mettent un terme à cette angoisse saugrenue. De là, un frémissement de plaisir lui parcourt l’échine, se propage dans son corps, dans ses membres. Il est bien. Il est serein. Est-ce Dieu, est-ce Diable, ou les deux à la fois, qui, un jour s’unissant, ont fait ce matin-là ? Dieu ou Diable, peu lui importe. Qui, quoi, comment, pourquoi, il s’en désintéresse complètement pour plonger corps et âme dans la magie de l’instant présent. Il n’a pas envie de bouger, il n’a rien envie de savoir. Il n’a pas envie de partir, ni de s’en retourner. Juste de la tenir et que le temps passe, passe, les laissant tous deux là, pour toujours.

Et s’il ne s’agit que d’un instant de calme avant la tempête, qu’elle vienne. Il sera bien assez tôt alors pour s’en préoccuper. Pour l’heure, le soleil brille. Le cœur du chevalier s’est calmé, même s’il bondit toujours dans sa poitrine. Son souffle s’est fait plus régulier, plus calme. Ses yeux plongent dans ceux que la jeune Sparte relève vers son visage. Qu’y voit-il, qu’y cherche-t-il ? Je ne saurais vous le dire. Il s’y perd, un peu, ballottant entre le désir de s’y oublier et l’instinct de se raccrocher à la réalité. Dans le bleu de ses yeux, il aperçoit la mer, il aperçoit l’océan, sur lequel valsent cogues et galères. Il imagine le ciel transpercé d’un éclat de soleil. Il y sombre, il s’y noie. Et c’est elle qui le sauve, qui le tire de l’eau, qui le ramène sur terre. Elle qu’il voit peu à peu s’approcher, elle dont les lèvres s’avancent. Et lorsque celles-ci se posent sur son menton, il est à nouveau avec elle, sur cette colline, si près de Vesoul et pourtant si loin de tout.

Constatant sa gêne, il ne sourit pas. Cela ne ferait que renforcer son embarras, elle pourrait le prendre comme une moquerie et il ne veut pas de cela. Surtout, ne pas sourire. Et surtout, ne pas rire. Surtout cela. Il se dit qu’elle devrait porter plus souvent des robes rouges. Le rouge lui sied si bien, du moins à ses joues. Elle bafouille, comme un enfant pris en faute – surtout, ne pas sourire – alors qu’elle n’est plus une enfant. Et qu’il n’y a pas de faute. Elle bredouille une tentative d’explication. Non, se rend-il compte, juste des mots, n’importe quoi pour se redonner prestance après cette lamentable foirade. « Taisez-vous », veut-il lui dire, mais il ne pourra ouvrir la bouche sans en laisser échapper un rire, charmé par la non-subtilité de la scène – surtout, ne pas sourire. « Nous sommes très bien, attaché l’un à l’autre » veut-il la rassurer, mais elle ne le croira pas.

L’évidence lui apparait comme un rayon de soleil après l’orage. Si c’est la folie qui les a mené là, c’est la folie qui les en sortira. Il n’y a qu’elle et lui, au sommet d’une colline. Le soleil dans le ciel, des oiseaux sur les branches. Mais eux ne comptent pas, eux n’ont pas de lois. Quels interdits, alors, quelles limites reste-t-il ? Pourquoi résister à cette envie, à ce désir brûlant et contrariant qui l’habite, trop souvent, avec elle ? Une main se pose sur celle qui, parait-il, essaie de dénouer le ruban, se glisse entre ses doigts, l’éloigne de la garde de l’épée – il ne faudrait pas qu’elle se blesse. L’autre monte vers son visage, écarte de ses joues, de ses yeux, de ses lèvres, les cheveux qui se permettent encore de troubler l’harmonie de ses traits.

Et lorsqu’le chevalier entrouvre ses lèvres, pour empêcher tout son d’en sortir – surtout, ne pas rire – c’est sur celles de la comtesse qu’il vient les poser. En visant juste, cette fois-ci.


    « Ils dégustaient tout ce que la vie avait à donner de plus beau et doux. Ainsi, ils goûtèrent à la saveur du miel et des fruits. Ils s'enivrèrent de la senteur des fleurs. Ils admirèrent les aurores boréales et les arcs-en-ciel. »
    Livre des Vertus, Livre de la Création, Chapitre III - « Les créatures »

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Heloise_marie

    Il est l’Être Parfait, sur qui rien n’a de prise, rien ne peut agir, rien ne peut interférer. Il Lui suffit d’une simple pensée pour que quelque chose passe du Néant à l’Existence et d’une autre simple pensée pour que cela retourne de l’Existence au Néant.

    Livre des vertus Tome I, chapitre I, « L’univers »



Un autre que lui aurait surement rigolé. Se serait moqué. Aurait jouit de la position délicatement honteuse qu’avait pris la jeune fille. Fallait-il qu’il soit l’un de ceux-là ? Elle n’osait le savoir, elle n’osait le regarder, elle n’osait parler, encore, pour s’enfoncer, encore plus. Non, ses doigts s’entortillent, maladroitement, et par chance ne se tranchent pas sur les bords acérés de son épée. Ses doigts s’affolent, à trop vouloir s’attacher, voilà qu’il n’est plus possible de s’en détacher. « Malédiction, se dit-elle. Pourquoi fallait-il que je naisse empotée et maladroite ». Elle s’en veut. Elle s’en veut souvent et pour tout et rien. Mais là elle s’en veut car elle vient surement de pourrir un moment qui devait rester magique, beau, doux. L’endroit était parfait, le chevalier était parfait, le temps était –presque- parfait, et il restait elle, l’imparfaite. Si son corps reste près du sien, si ses cheveux se balancent encore contre Angelotti, si son esprit est toujours agglutiné à ce moment dans ses bras, son cœur, ses lèvres, ses mains s’agitent et la perdent.

Fallait-il qu’il soit un de ceux-là ? Un de ceux qui, constatant le déclin de l’événement, se serait repu de son mal-être et aurait coupé court à toute suite, réclamant qu’ils redescendent dans Vesoul pour être sauvé par la présence de quelqu’un d’autre ? Non. Et c’est sa main qui se pose sur celle de la jeune fille, entortillant encore le ruban, calmant les soubresauts de ses actions et liant ses doigts aux siens, l’éloignant subtilement de l’épée, et son autre main qui fait dresser son visage, sur lequel trône encore les restes des rougissements incontrôlables, qui finit par la convaincre. Si l’instant n’avait duré que quelques secondes pour un spectateur externe, pour Héloise, il avait semblé durer, s’éterniser, se complaire dans la joie qui bouillonna dans son corps.

Avec des gestes trop tendres, trop doux, infiniment irrésistibles, il repousse les cheveux qui viennent dans ses yeux, sur ses lèvres, de ses joues. Enfin, ses yeux bleus se posent sur lui. Son visage semblait partagé. Entre son regard, rieur, qui eut pour effet de mettre mal à l’aise la jeune fille et puis, ses lèvres, appelant une nouvelles fois, celles, affamées, d’Héloise, ses traits, si proches d’elle, se rapprochant encore, elle veut sourire, elle veut parler, elle veut s’excuser, proposer, évincer, plaisanter, il l’en empêche.

D’un baiser, il lui évite une nouvelle maladresse, un nouveau seau d’eau glacée à recevoir dans le cou. Au contraire et à l’opposé de la douche froide, c’est un trop plein de chaleur qui envahit tout son corps quand ses lèvres, démonstration de ce qu’est viser juste, se posent sur les siennes, douces et piquantes.

Une autre qu’elle, moins vertueuse, se serait jeté à ses bras pour le bouffer tout entier, tant son geste était engageant en même temps qu’être doux et tendre. Une autre qu’elle, plus vertueuse aurait coupé court à tout contact physique pour s’en éloigner comme la peste, criant outrage et péché. Elle ne pensait plus à rien. Rien qu’à la sensation de ses lèvres sur les siennes, au goût qu’auraient ses lèvres après les siennes, à sa main dans la sienne à son corps près du sien. Toutes ces saveurs, toutes ces sensations qui, une fois terminées, resteraient sans doute longtemps matière à réflexion et rêveries. Si là maintenant, elle se croyait dans un de ces romans, ce n’était ni par le statu de chevalier ni par son rang de comtesse. Uniquement leurs deux corps, leurs deux âmes, sur la colline, des retrouvailles entre un homme et une femme. Quand elle fut repue de la sensation de ses lèvres les yeux toujours fermés, elle éloigne son visage de quelques centimètres. C’était un premier baiser. C’était leur premier baiser. C’est sa langue qui passe sur ses lèvres pour en savourer le souvenir. En apprécier et en apprendre le goût.

Elle n’ose bouger. Car sa robe est toujours fixée à lui. Elle n’ose parler. Car sa voix a déjà trop de fois gâché le cours des choses. Son esprit lui hurle « recommence » quand sa raison l’apaise en regardant le visage du chevalier. Étudiant ses traits, se questionnant sur ses pensées, ses envies, ses choix, sa vie, ce qui l’a amené à devenir chevalier, toutes ces choses qu’elle ne savait pas encore. Toutes ces choses, sur lui, qu’elle souhaitait ardemment savoir, apprendre, un jour ou l’autre. Un des chevaux hennit et elle sursaute, ayant presque, dans ses bras, oublié la présence d’autres vivants qu’eux deux.
Nous sommes très bien… attaché l’un à l’autre, annonce-t-elle finalement dans un murmure, comme un partage de pensées, gardant son visage à quelques centimètres du sien, levée sur la pointe des pieds pour avoir un semblant de hauteur. Sentir le souffle du chevalier sur sa peau fine, se plonger dans l’étendue de ses yeux, embrasser les courbes de son visage de ses yeux… Voilà à quoi elle en était réduite, pour son plus grand bonheur.

Ils étaient là, à deux, seuls contre tout le reste. Des dizaines de barrières les séparaient sans aucun doute. L’âge, leurs rangs, les familles, les obligations, sans doute leurs attentes également et pourtant, apposant une nouvelle fois ses lèvres, humidifiées par sa langue, sur celles du chevalier, elle brisa toutes les barrières, les laissant seuls. Se laissant à sa merci.




    Puis, le monde tout entier s’embrasa.

    Livre des vertus Tome IV, chapitre IV, « Le jugement divin »

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Angelotti
[Bien des jours plus tard, à la croisée des chemins]

Besançon n’est pas une bourgade très développée, et ce n’est pas ceux qui ont pris la route entre Dole, Vesoul ou Pontarlier qui me contrediront sur ce point. Néanmoins, les honnêtes voyageurs peuvent y trouver un abri plus ou moins convenable où passer la nuit, soulagés de la peur de se faire dépouiller, voire égorger, dans leur sommeil par quelque brigand rôdant dans les environs. Sans être des taudis, ces gîtes n’ont cependant pas la grâce ni le confort d’un palais comtal et la froideur de leurs murs n’a rien à envier à celle des châteaux s’élevant en grappes dans la région d’Aachen. Mais, pour une nuit ou deux, selon son empressement à atteindre sa destination, le bourlingueur y recevra le pain et le sel et sera préservé de la folie des éléments ou des mauvaises intentions d’êtres malveillants. Car pas plus que le pain et le sel ne manquent sur les marchés comtois, ne manquent fripouilles et scélérats sur les routes de cette belle contrée. Tenez, on raconte que pas plus tard qu’hier, un malheureux tenta de s’en prendre à une noble damoiselle en voyage, s’imaginant que l’homme qui l’accompagnait constituait une bien piètre escorte. Mal lui en prit puisqu’il repartit là d’où il venait bredouille, ne devant la vie sauve qu’aux appels à la merci de la jeune femme et, accessoirement, à la clémence de son champion. Mais si ces deux là s’en sortirent sans la moindre égratignure, nul doute que d’autres dans leur cas s’en seraient moins bien tirés.

Quoiqu’il en soit, c’est dans l’un de ces refuges que le chevalier logeait pour la nuit. Malgré la belle journée d’été qui avait précédé, le feu brûlait dans l’âtre de la pièce qui tenait lieu de salle commune. Autant dire que, ce soir-là, celui qui faisait office d’aubergiste n’avait pas eu beaucoup de clients à qui servir un bol de soupe froide, un quignon de pain sec et une pinte d’ale aigre. Son visiteur ne semblait pas s’en plaindre, puisqu’il avait profité de la place disponible pour étendre plusieurs cartes sur les tables, passant de l’une à l’autre, prenant parfois des notes, traçant un itinéraire, revenant sur sa décision, biffant le tout, rendant l’ensemble plus incompréhensible que les raisonnements d’un Genevois parcourant les Saintes Ecritures. Mais lui semblait s’y retrouver, souriant lorsqu’il découvrait un parcours auquel il n’avait pas encore songé, grognant quand il réalisait qu’il ne s’agissait somme toute pas vraiment d’une bonne idée. Et puis, dans un moment d’humeur, il bazarda tout son matériel à même le sol – et le ramassa pour le ranger, les cartes pouvaient toujours être utiles. Il n’y avait pas trente-six routes vers le sud et, une fois de plus, ce serait la même encore qu’ils emprunteraient. Peut-être même, arrivés au fleuve, trouveraient-ils une embarcation pour les mener jusqu’à la mer. Il n’avait jamais pris de bateau…

Mais avant de mettre le cap au sud, il fallait poursuivre la route au nord, un jour au moins. Et si, à l’étage, quelqu’un s’efforçait de se reposer malgré l’excitation et l’angoisse d’atteindre Vesoul, le chevalier n’était lui-même pas totalement serein à cette idée. Certes, sa visite, prévue initialement pour… – qu’avait-il prévu alors ? – s’était quelque peu prolongée. Certes, malgré son séjour au monastère, ces derniers jours avaient été délicieux, étonnants parfois, déraisonnables souvent, agréables toujours. Certes, il y avait ce projet fou, ce voyage insensé et là-bas, tout au bout de la route, la mer, les poissons dévoreurs d’orteils, de l’eau si salée qu’on la recrache à peine dans la bouche. A cette pensée, il se passa la langue sur les lèvres, non pour se remémorer le goût poisseux des flots marins mais pour savourer le souvenir bien plus savoureux de ses lèvres à elle. Et pourtant… pourtant c’est vers le nord que les portaient leurs pas. « Régler des affaires » avait-elle dit, mais il y avait bien plus de manières de régler des affaires que de chemins pour se rendre sur la côte. Si délicieux, étonnants, déraisonnables et agréables qu’aient été ces derniers jours, il ne pouvait s’empêcher de se demander quelles étaient ses intentions, quelle tournure les événements allaient prendre, ce qu’il en ressortirait. Après tout, elle avait bien admis qu’elle attirait les ennuis, s’en était presque vanté, allant même jusqu’à parier sur la quiétude de leur voyage.

Secouant la tête pour chasser ces pensées de son esprit, il tira un vélin de sa besace, une plume et un encrier. Demain viendrait bien assez vite, cette soirée était loin d’être finie et il n’avait que trop tardé à écrire cette lettre.


Citation:
A Victoire Anne von Dumb de Sparte, Baronne de Mouthe, héritière de l’Empire von Dumb, future Impératrice.

Salut jeune fille,

Comment vont Dole et les ragots de la capitale, mais surtout comment vas-tu, toi, petite chose si contrariante et à laquelle je porte pourtant, pour je ne sais quelle raison, tant d’affection ? Oui, je sais. Je dis cela mais le dernier pigeon que tu as reçu de ma part est mort de vieillesse depuis le temps. Crois-le ou non, je le regrette même si je n’ai pas vraiment d’excuses. Depuis mon départ de Dole, j’ai passé bon nombre de journée sur les routes et tu sais quelle sainte horreur j’ai de rédiger en selle. Quant à mes soirées, elles sont passablement occupées, tu comprendras cela un jour… à moins qu’il ne me suffise de te rappeler certains événements survenus non loin de Poitiers. De maigres excuses, je m’en rends compte. Enfin quoi, si le temps me manque, pourquoi ne rajouterai-je pas une vingt-cinquième heure à la journée ?

Je serai de retour d’ici trois jours, peut-être quatre. Mais ne te réjouis pas trop – ou prépare le bûcher – ce n’est que pour repartir. Non, pas seul, ne t’en fais pas, j’aurai quelqu’un pour m’empêcher de foncer droit sur une armée. Non, tu n’es pas invitée à la fête. Je t’interdis d’être jalouse, tu as droit à ton petit tour en rentrant du Poitou, maintenant c’est au tour de quelqu’un d’autre. Qui ? Je ne sais s’il serait vraiment sage de le révéler ici. Connaissant ton père, certains des serviteurs que tu n’as pas encore fait brûler doivent être à sa solde et il risque de ne pas apprécier la nouvelle. Pas plus que toi, d’ailleurs. Pas plus que… beaucoup de monde, j’imagine.

Enfin, je t’en dirai sans doute plus lorsque nous nous verrons à Dole, samedi. Non, tu n’as pas le choix, te faudra bien m’en servir une chez le M.A.C. D’ici là, pas de bêtises, je compte sur toi. Et salue bien ton paternel.

Ton Chevalier,





Il relut le parchemin, le roula, se débrouilla pour trouver un morceau de cire pour le sceller et le confia aux bons soins d’un pigeon. A ce rythme-là, il lui faudrait bientôt faire une visite à Sochaux ou à Mouthe : les pigeons qu’il envoyait ne revenait généralement pas, il ne s’attendait pas à une réponse cette fois-ci non plus. Après avoir rangé son matériel d’écriture, il s’appuya contre la table et porta son regard vers les marches, espérant à tout moment la voir redescendre.
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Heloise_marie
[Vesoul, J-0 avant le départ]


Vesoul. Vesoul la belle. Vesoul son foyer, son chez elle, son coup de cœur, sa ville. Vesoul, dans laquelle elle se sentait bien, même si tous les jours elle était menacée par la même crainte. La même affreuse peur qui troublait son sommeil, gâchait ses journées, et se trahissait à travers ses yeux et tout l'ensemble de son corps. Deux jours déjà qu'elle ne dormait plus à l'idée de devoir y retourner sans pour autant savoir ce qui l'attendait. Deux jours à tenter de se changer les idées en vain et à fuir tout ce qui pouvait se rapprocher de près ou de loin à une discussion à ce sujet avec le chevalier. Inévitable, me direz-vous, et compréhensible aussi, que ce le soit. Rien que la veille au soir ses craintes avaient trouvé leur plus grand succès, applaudies par des millions de cris dans son esprit torturé.

Déjà, elle avait prétendu vouloir se reposer, acceptant l'idée douloureuse de devoir s'installer dans une pièce qu'elle ne connaissait pas, qui n'avait pas forcément le luxe et le confort de ce dont elle était habituée, ni même la propreté tant sanitaire que tout ce qui était poussière et tout le reste. Bref, elle avait consenti à ce sacrifice parce que oui, elle était épuisée, mais parce qu'aussi il lui permettait de réfléchir, seule. C'est finalement recroquevillée dans un coin de la pièce qu'elle avait sombré dans un demi-sommeil empli de drôles de rêves.

Et en descendant les marches pour retrouver son sourire rassurant et sa présence enivrante, elle avait dû se rendre à l'évidence. Tenter de fuir la discussion était inévitable. Dans une grimace, elle se remémore la discussion de l'autre soir. Tout lui paraissant décousu, sans début, sans fin, brouillon et si peu fiable. Elle se demandait encore par quel moyen affreusement pervers elle avait réussi à obtenir un consentement du chevalier quant à sa compréhension de l'histoire racontée. Elle-même ne parvenait pas à s'y retrouver, elle-même elle se perdait dans des "si", des "peut-être" et dans le doute. Et plus encore, elle redoutait la discussion qui lui pendait de nouveau au nez. Inévitable, lui criait désormais son esprit. Plus de folie. La folie est loin de tout ça.

Toute la journée de la veille avait été partagée entre le mépris, la méchanceté, la tristesse et l'amour. Le mépris et la méchanceté qu'elle avait dû essuyer presque toute la matinée, par ses silences, par ses paroles blessantes, qu'elle acceptait comme une punition de tout ce qu'elle ne lui avait pas fait encore. De tout ce qu'Il lui avait fait sans pour autant l'assumer. De sa position de faiblesse et de soumission que lui imposait son cœur. Pourquoi avait-Il réagit comme ça vis-à-vis d'elle? Pourquoi ce mépris, cette ignorance? Tristesse ensuite, née de son incompréhension. Comment pouvait-elle penser être honnête quand elle n'essuyait que des déceptions. Victime de sa cruauté, elle avait préféré se murer dans le silence et pleurer devant la porte close de sa mère.

Finalement, la fin de soirée avait été plus douce, confortant ses choix et ses décisions. Retrouvant avec plaisir la compagnie non moins tumultueuse de son frère et puis les sourires et la douceur du chevalier. Le départ avait été retardé d'une journée. Peut-être un mauvais choix. Sans doute un mauvais choix. Mais un choix lui permettant de finir et fermer ses dernières malles. Et d'avoir encore la possibilité de le provoquer assez que pour établir la vérité. Assumer la vérité. Elle attendrait. La patience n'était pas difficile. Et puis, tonnait dans le fond de son esprit, ces quelques mots jetés par Angelotti juste avant de quitter la taverne. Demain, aujourd'hui, ce jour, il était tout à elle.

Le visage relevé vers le ciel, les yeux fermés et les cheveux cascadant librement dans son dos, la Comtesse souriait. Elle était gagnée par l'espoir puéril que demain, tous ses soucis seraient loin.

Sottise.

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Angelotti
[Dole, J+2 après le départ]

Dole. Dole la morne. Dole sa maison, son chez lui, par le hasard des circonstances, sa ville. Dole, dans laquelle il se sentait comme partout ailleurs : sans racines, sans foyer. On le disait Chevalier de Stolberg mais le cours des choses depuis plus d’un an le faisait en réalité chevalier errant. Dole, où il allait et revenait cependant, où ses pas le menait néanmoins irrémédiablement. Dole, où l’attendait – ou plutôt ne l’attendait pas, au vu de son courrier – l’Impérieuse. Dole, où il n’était toutefois pas prévu de s’arrêter, même s’il aurait aimé pouvoir s’expliquer avec elle, lui faire comprendre que, si leurs routes s’écartaient et s’éloignaient, elle n’en restait pas moins chère à son cœur, toujours présente dans ses pensées. Mais voilà, allez faire comprendre ça à une gamine de quatorze ans, au caractère trempé dans l’acier, à l’héritage si chargé qu’elle aurait été étonnée d’apprendre que le monde ne gravitait pas autour de sa petite personne. Angelotti ne se faisait pas de faux espoirs, il ne croiserait pas même son ombre durant cette courte halte dans la capitale comtoise, elle éviterait comme la peste, la variole, le typhus et le choléra réunis toute situation risquant de réunir leurs routes. Si une partie de lui ne pouvait que regretter cet état de fait, une autre s’en réjouissait presque : la lettre de la baronne avait été chargée de reproches et d’insinuations, la réplique du chevalier avait été cinglante, sans équivoque. Leur rencontre, si elle avait eu lieu, aurait été explosive, au point sans doute de dégénérer en une tempête sans précédent et au caractère irréversible. Et s’il lui en voulait autant pour ses mots qu’elle lui en voulait pour son absence, ceci était quelque chose qu’il ne souhaitait pas.

Il avait bien entendu fait part de ce sentiment à la comtesse, dans l’un de ces moments de complicité et de calme qu’ils partageaient, mais celle-ci avait ses propres démons. Il avait bien essayé de la pousser à se confier à lui, à répartir le poids de ses peines, de ses désillusions et des épreuves qu’elle traversait sur quatre épaules au lieu de deux, mais c’est presque à contrecœur qu’elle s’y était résolue. Aussi avait-il décidé de la laisser en paix à ce sujet, le temps qu’ils seraient en Franche-Comté et aussi longtemps que nécessaire, et de ne pas l’accabler de ses propres contrariétés. Puisqu’il se trouvait à Dole, une autre solution se profila dans son esprit. Il irait au verger. N’allez pas croire qu’il ne se trouvait pas beau ! on l’avait assuré qu’il l’était. Simplement, les arbres qui se dressaient là, immuables, sur lesquels le temps glissait sans laisser de traces, parvenaient à lui procurer ce sentiment de quiétude dont il avait tant besoin. Rien n’aurait pu lui permettre d’imaginer, en revenant en terre comtoise, le cours que les événements allaient prendre. Quand et comment tout cela avait-il commencé, se questionnait-il. En retournant à Vesoul, songea-t-il d’abord, par cet épisode sur la colline, incident malencontreux aux conséquences exquises. Avant cela, réalisa-t-il, lorsqu’il avait entrepris cet aller-retour pour la Loraine. Ou alors… le destin avait-il déjà mis ses pièces en place lors de ce bal donné à Sochaux ? Le chevalier ne savait qu’en penser et, finalement, n’avait pas envie d’y penser. Les choses étaient telles qu’elles étaient, il n’y comprenait pas tout, mais c’était ainsi qu’on pouvait le mieux apprécier ce que la vie avait à vous offrir.

Pris d’un caprice – cela arrive même aux chevaliers – il décida de grimper sur un arbre, un fruit à l’aspect délicieux et certainement pas défendu le narguant du haut d’une branche. L’ascension ne fut pas un problème. Le tronc noueux lui offrait de nombreuses prises, les larges branches se présentant à lui comme autant de poignées auxquelles s’accrocher. Il cueillit le fruit – une simple pomme – et croqua dedans avec un avant-goût de victoire. Il recracha sa bouchée avec dégoût, constatant qu’un ver y avait élu domicile, et lança sa prise au loin. La descente n’aurait pas dû être plus problématique, mais les ennuis se présentent toujours lorsqu’on ne s’y attend pas. Alors que le plancher des vaches se rapprochait à bon rythme, son pied glissa, le reste de son corps suivit.

Le médicastre fut formel. Il n’y avait là rien de grave, mais un jour de repos était nécessaire pour éviter toute complication. Le chevalier ne voulut rien entendre. Il avait vu pire, il s’en remettrait comme de rien. La comtesse fut catégorique. Il était hors de question qu’ils repartent aujourd’hui. « Comment comptez-vous me protéger, dans cet état ? ». Force lui fut de capituler. Le départ serait pour le lendemain, ils avaient tout leur temps.

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