Kernos
[Conflans-les-Sens, le 30 juillet 1460, les non dits]
Et il attendit encore.
Une première journée s'écoula. Sans réponse, était-ce étonnant? Elle avait fait certainement un long voyage et devait certainement prendre quelques repos. Du moins, c'était ce qu'il se disait, alors qu'il guettait, fébrile, l'arrivée d'un quelconque courrier.
L'espoir se mourait à petit feu chez lui. L'apparition de Terwagne n'avait fait que souffler sur les braises encore chaudes de cette espérance qu'il niait farouchement, de peur qu'elle ne ravive par la même occasion les cendres de cette existence qu'il voulait croire consumée. C'était plus simple ainsi. Aussi, il continua à se leurrer ainsi jusqu'au crépuscule.
Une seconde journée passa. Elle non plus ne combla pas ses attentes. Sans doute Terwagne était déjà repartie pour d'autres frontières, d'autres terres et une autre vie... Peut être n'avait-elle même pas lu sa lettre, le reléguant définitivement au rang des reliques de son passé.
L'angoisse s'alourdissait à chaque minute venant mourir contre sa porte. Pourquoi fallait-il que le doute l'empoigne alors qu'il était jusqu'alors résolu à mettre fin à cette souffrance? Il n'y avait plus de lendemains possibles. Plus de toujours et de "tounuits" pour eux. Le parfum des giroflées ne l'envelopperait plus à son réveil, et la Lune ne lui sourirait plus... Alors pourquoi s'accrocher encore à ces vestiges d'un amour qui le dépassait? Pourquoi n'arrivait-il toujours pas à étouffer cette part de lui-même qui criait son envie de vivre et de croire?
Il s'inventa alors quelques mensonges. Douce morphine spirituelle qui lui apporta quelques grammes d'oubli. Les contours de son visage s'estompèrent, ne laissant que deux prunelles noires où scintillaient d'antiques étoiles dans le ciel de ses songes. Il parvint tant bien que mal à traverser ce second jour.
Vint alors la troisième journée d'attente.
L'aube le trouva endormi sur le lit de l'auberge où il avait posé son baluchon à Coflans. Une auberge modeste et sans prétention, où il logeait dans une petite chambre à l'image de l'établissement: juste le stricte nécessaire, un lit et un coffre faisant office de bureau. C'était un luxe qu'il n'avait pas connu depuis Lyon. Son corps l'en remercia, point son âme pour qui ces quatre murs et ce matelas de paille avaient le goût de prison... Il ne fait pas bon d'avoir un toit au-dessus de sa tête, quand votre dite tête est en tel chambardement. L'oeil à peine ouvert, il se mit à faire les cents pas, se heurtant à chaque mur qui le renvoyait aussitôt à son opposé, et ainsi de suite. L'avantage de dormir à la belle étoile, c'est que vous n'avez pas de limite. Commencez à avancer et vous serez bien vite ailleurs, dans un autre pays, dans un autre monde que le votre... Là, dans cette chambre, quoi qu'il fasse, il se retrouvait lui-même, au même point de départ.
Sans doute aurait-il finit par s'écorcher lui-même de rage, s'il n'avait point remarquer l'enveloppe glissée sous la porte. Fébrilement, il la prit et la lut reconnaissant aussitôt l'écriture de Terwagne dont il désespérait de recevoir nouvelles.
Ecrire ce que furent les réactions de Kernos à la lecture de cette lettre demanderait un talent qui fait défaut à l'auteur. Il y eu de la colère, de l'abandon, de l'impuissance mais aussi de la tristesse, un brin de jalousie, et tout un cortège d'émotions que les mots sont impropres à transcrire. Voilà pourquoi nous ne les décrirons pas pour rendre justice aux grands sentiments qui ébranlèrent le Rouvray en apprenant l'attaque de la femme qu'il aime par des bandits de grands chemins.
Fallait-il y voir un coup du Destin? Lui-même, victime d'un carreau d'arbalète, détroussé de ses possessions il y a peu de temps sur les routes lyonnaises. Le souvenir de l'agression était encore bien vivant, encré dans sa chair meurtrie... Mais qu'était-ce un bout d'épaule face au ventre violé une fois encore par des lames assassines? Rien.
Mais surtout, il y avait cette proposition qui le jetait dans le plus amer des gouffres du doute. Cette invitation qui n'en était pas une... Chevaucher ensemble, sur les terres de Bourgogne où ils s'étaient aimés librement pour la première fois... Chevaucher, comme un rêve brisé, dans ce jardin béni de l'aube des temps où ils étaient "nous", plein de félicités et d'espoirs... Cruel revers, cruelle proposition qui l'emmènerait au milieu des terres dévastées de leur histoire, de leur amour écorché.
Encaissant le mépris de l'écriture aimée, il prit la plume à son tour, d'une main vibrante, ou plutôt tremblante. Fuir ou se résigner?
Terwagne,
Dieu qu'il regrettait les "ma Lune", "mon Tout", et ce tutoiement qui était leur.
Te dire... Que dire au fond? Quand l'on sait que quelques soient les mots de réconfort qui nous brûlent les doigts, ils ne trouveront jamais écho. Quand tout les gestes qui nous viennent spontanément du coeur ne rencontreront que l'indifférence, si ce n'est le dégoût ou le rejet... on se tait... te dire à quel point je suis navré de ce drame et de tes blessures ne changera rien, ni même t'apportera un quelconque réconfort ou infime soulagement. Mais je le suis tout de même. Je sais bien ce que cela signifiait pour toi, cette route, ces marques sur ton corps qui te... Un nouveau silence qui se couche sur le vélin. C'est si étrange et si déchirant de devoir mettre ainsi sous clés ses sentiments qui vous rongent. Ces précieux souvenirs que vous aviez bâti ensemble, qui vous emplissent de joie autant que de regrets, et que vous ne pouvez laisser jaillir librement, de peur que l'autre les brises... Kernos connaissait cette angoisse qu'elle avait toujours eu face à ce ventre balafré, à ses formes esquissées plutôt que généreuses, à ce désir jamais assouvie d'héberger la vie en son sein. Cette envie qui lui faisait envier les autres femmes, qu'elle pensait qu'il ne pouvait comprendre, lui qui était père. Il aurait voulu pouvoir combler ce manque. Il l'avait espéré maintes fois lors de leurs étreintes. je ne pense pas avoir le droit d'en parler, ni même ne te parler d'espoir... je ne le mérite pas, mais je n'en pense pas moins. Tout cela m'importe, même si je suis certainement la dernière personne dont l'avis ou les émotions représentent quelque chose pour toi.
Le moment du choix était venu... Oui, il allait souffrir, certainement plus qu'en prenant la fuite, mais sa décision était prise.
Quoi qu'il en soit, j'ai déjà tout vu. Même si je risque d'être un piètre garde du corps, ayant également croisé la route d'un brigand il y a peu, je serai là pour t'escorter jusqu'à Tonnerre. Dis moi juste le lieu de rendez-vous, ainsi que l'heure qui te conviendra, et je serai présent... C'est la moindre des choses que je puisse faire pour toi, après tout ce que j'ai déjà fait et surtout ce que je n'ai pas fait.
Et la liste était longue de reproche. Il se les repassait un à un en mémoire tandis qu'il achevait la lettre.
D'une main fébrile,
K...
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Et il attendit encore.
Une première journée s'écoula. Sans réponse, était-ce étonnant? Elle avait fait certainement un long voyage et devait certainement prendre quelques repos. Du moins, c'était ce qu'il se disait, alors qu'il guettait, fébrile, l'arrivée d'un quelconque courrier.
L'espoir se mourait à petit feu chez lui. L'apparition de Terwagne n'avait fait que souffler sur les braises encore chaudes de cette espérance qu'il niait farouchement, de peur qu'elle ne ravive par la même occasion les cendres de cette existence qu'il voulait croire consumée. C'était plus simple ainsi. Aussi, il continua à se leurrer ainsi jusqu'au crépuscule.
Une seconde journée passa. Elle non plus ne combla pas ses attentes. Sans doute Terwagne était déjà repartie pour d'autres frontières, d'autres terres et une autre vie... Peut être n'avait-elle même pas lu sa lettre, le reléguant définitivement au rang des reliques de son passé.
L'angoisse s'alourdissait à chaque minute venant mourir contre sa porte. Pourquoi fallait-il que le doute l'empoigne alors qu'il était jusqu'alors résolu à mettre fin à cette souffrance? Il n'y avait plus de lendemains possibles. Plus de toujours et de "tounuits" pour eux. Le parfum des giroflées ne l'envelopperait plus à son réveil, et la Lune ne lui sourirait plus... Alors pourquoi s'accrocher encore à ces vestiges d'un amour qui le dépassait? Pourquoi n'arrivait-il toujours pas à étouffer cette part de lui-même qui criait son envie de vivre et de croire?
Il s'inventa alors quelques mensonges. Douce morphine spirituelle qui lui apporta quelques grammes d'oubli. Les contours de son visage s'estompèrent, ne laissant que deux prunelles noires où scintillaient d'antiques étoiles dans le ciel de ses songes. Il parvint tant bien que mal à traverser ce second jour.
Vint alors la troisième journée d'attente.
L'aube le trouva endormi sur le lit de l'auberge où il avait posé son baluchon à Coflans. Une auberge modeste et sans prétention, où il logeait dans une petite chambre à l'image de l'établissement: juste le stricte nécessaire, un lit et un coffre faisant office de bureau. C'était un luxe qu'il n'avait pas connu depuis Lyon. Son corps l'en remercia, point son âme pour qui ces quatre murs et ce matelas de paille avaient le goût de prison... Il ne fait pas bon d'avoir un toit au-dessus de sa tête, quand votre dite tête est en tel chambardement. L'oeil à peine ouvert, il se mit à faire les cents pas, se heurtant à chaque mur qui le renvoyait aussitôt à son opposé, et ainsi de suite. L'avantage de dormir à la belle étoile, c'est que vous n'avez pas de limite. Commencez à avancer et vous serez bien vite ailleurs, dans un autre pays, dans un autre monde que le votre... Là, dans cette chambre, quoi qu'il fasse, il se retrouvait lui-même, au même point de départ.
Sans doute aurait-il finit par s'écorcher lui-même de rage, s'il n'avait point remarquer l'enveloppe glissée sous la porte. Fébrilement, il la prit et la lut reconnaissant aussitôt l'écriture de Terwagne dont il désespérait de recevoir nouvelles.
Ecrire ce que furent les réactions de Kernos à la lecture de cette lettre demanderait un talent qui fait défaut à l'auteur. Il y eu de la colère, de l'abandon, de l'impuissance mais aussi de la tristesse, un brin de jalousie, et tout un cortège d'émotions que les mots sont impropres à transcrire. Voilà pourquoi nous ne les décrirons pas pour rendre justice aux grands sentiments qui ébranlèrent le Rouvray en apprenant l'attaque de la femme qu'il aime par des bandits de grands chemins.
Fallait-il y voir un coup du Destin? Lui-même, victime d'un carreau d'arbalète, détroussé de ses possessions il y a peu de temps sur les routes lyonnaises. Le souvenir de l'agression était encore bien vivant, encré dans sa chair meurtrie... Mais qu'était-ce un bout d'épaule face au ventre violé une fois encore par des lames assassines? Rien.
Mais surtout, il y avait cette proposition qui le jetait dans le plus amer des gouffres du doute. Cette invitation qui n'en était pas une... Chevaucher ensemble, sur les terres de Bourgogne où ils s'étaient aimés librement pour la première fois... Chevaucher, comme un rêve brisé, dans ce jardin béni de l'aube des temps où ils étaient "nous", plein de félicités et d'espoirs... Cruel revers, cruelle proposition qui l'emmènerait au milieu des terres dévastées de leur histoire, de leur amour écorché.
Encaissant le mépris de l'écriture aimée, il prit la plume à son tour, d'une main vibrante, ou plutôt tremblante. Fuir ou se résigner?
Terwagne,
Dieu qu'il regrettait les "ma Lune", "mon Tout", et ce tutoiement qui était leur.
Te dire... Que dire au fond? Quand l'on sait que quelques soient les mots de réconfort qui nous brûlent les doigts, ils ne trouveront jamais écho. Quand tout les gestes qui nous viennent spontanément du coeur ne rencontreront que l'indifférence, si ce n'est le dégoût ou le rejet... on se tait... te dire à quel point je suis navré de ce drame et de tes blessures ne changera rien, ni même t'apportera un quelconque réconfort ou infime soulagement. Mais je le suis tout de même. Je sais bien ce que cela signifiait pour toi, cette route, ces marques sur ton corps qui te... Un nouveau silence qui se couche sur le vélin. C'est si étrange et si déchirant de devoir mettre ainsi sous clés ses sentiments qui vous rongent. Ces précieux souvenirs que vous aviez bâti ensemble, qui vous emplissent de joie autant que de regrets, et que vous ne pouvez laisser jaillir librement, de peur que l'autre les brises... Kernos connaissait cette angoisse qu'elle avait toujours eu face à ce ventre balafré, à ses formes esquissées plutôt que généreuses, à ce désir jamais assouvie d'héberger la vie en son sein. Cette envie qui lui faisait envier les autres femmes, qu'elle pensait qu'il ne pouvait comprendre, lui qui était père. Il aurait voulu pouvoir combler ce manque. Il l'avait espéré maintes fois lors de leurs étreintes. je ne pense pas avoir le droit d'en parler, ni même ne te parler d'espoir... je ne le mérite pas, mais je n'en pense pas moins. Tout cela m'importe, même si je suis certainement la dernière personne dont l'avis ou les émotions représentent quelque chose pour toi.
Le moment du choix était venu... Oui, il allait souffrir, certainement plus qu'en prenant la fuite, mais sa décision était prise.
Quoi qu'il en soit, j'ai déjà tout vu. Même si je risque d'être un piètre garde du corps, ayant également croisé la route d'un brigand il y a peu, je serai là pour t'escorter jusqu'à Tonnerre. Dis moi juste le lieu de rendez-vous, ainsi que l'heure qui te conviendra, et je serai présent... C'est la moindre des choses que je puisse faire pour toi, après tout ce que j'ai déjà fait et surtout ce que je n'ai pas fait.
Et la liste était longue de reproche. Il se les repassait un à un en mémoire tandis qu'il achevait la lettre.
D'une main fébrile,
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