[Cosnes, le 24 juillet 1460, quand la légèreté cède sa place à l'angoisse, aux angoisses :]
Cosnes n'était qu'une étape, ni plus ni moins, avant de rejoindre Tonnerre et puis de retourner en Champagne.
Cosnes c'était une journée de plus pour apprendre à se connaitre, pour continuer ce qui avait pris une nouvelle tournure à Sancerre.
Cosnes, c'était une journée commencée dans la douceur et la tendresse nées la veille, c'était aussi de nouveaux aveux, de nouvelles confidences.
Mais Cosnes, c'était aussi et surtout une ville que Terwagne quitta le coeur rempli d'angoisse, et pour cause...
Quelques années auparavant, c'était sur cette même route qu'ils allaient parcourir, celle reliant Cosnes à Tonnerre, que la Vicomtesse avait frôlé la mort suite à sa rencontre avec l'armée de Jackfarell, sur cette même route qu'elle avait hérité de la première empreinte de lame sur et dans son ventre, de cette blessure dont elle restait persuadée qu'elle l'empêcherait d'être mère un jour, à moins d'un miracle.
Alors oui, au moment de plier bagage, après s'être ouverte de ces souvenirs précis à celui avec qui elle partageait désormais bien plus qu'un itinéraire de voyage, elle avait peur. Peur que ce voyage ne tourne au drame comme cette nuit où son sang avait coulé dans le fossé.
Mais en plus de cette angoisse, il y avait aussi dans le coeur et la tête de la Méricourt la peur de ce qu'aurait comme issue l'entrevue que Kelso devait avoir juste avant le départ avec un procureur écclésiastique au sujet de ses désirs d'annulation de mariage... Oui, elle avait peur que cette entrevue ne se passe pas bien, qu'elle ne soit que le prémisse d'une mauvaise nouvelle, d'un arrêt sur image, d'un retour en arrière.
Si elle avait su ce qui les attendait tous deux...
[Tonnerre, le 25 juillet 1460, quand les peurs ne sont pas infondées :]
Cette route était-elle maudite? La parcourir devrait-il toujours être synonyme de sang, de blessure, de croix sur le rêve de maternité?
Lorsqu'elle reprit connaissance, Terwagne en était en tous cas persuadée. Son corps était couvert de sang, sa chemise déchirée, ses biens envolés, jusqu'au dernier écu, et son ventre ouvert pour la troisième fois... Maudite! Elle était maudite! Jamais elle ne serait une femme à part entière! Jamais elle ne pourrait donner la vie! Jamais elle ne connaitrait le sentiment d'avoir réussi sa vie en la donnant à un enfant!
Bien plus que physiquement, c'était mentalement qu'elle allait mal, au fond. Même si il fallait bien avouer que son corps avait sacrément morflé cette nuit-là, et que son état était tout de même alarmant.
A quelques pas d'elle, qu'il parcourut tant bien que mal en rampant, Kelso avait lui aussi été la cible des deux agresseurs croisés en pleine nuit. Lui non plus n'avait plus rien, lui aussi était sous le choc, même si c'était beaucoup moins qu'elle.
Et ce qu'il lui annonça n'était pas pour l'aider à aller mieux, que du contraire... L'entrevue de la veille avait été catastrophique, et la conclusion en était qu'il n'y avait aucune raison valable à une demande d'annulation de mariage et que Kelso devait "essayer" de rendre ce mariage concret, "essayer" de le vivre avant de vouloir s'en libérer si jamais tout cela se soldait par un échec.
Le petit nuage où Terwagne flottait depuis deux jours venait de disparaitre pour la laisser s'écraser dans une réalité bien abjecte... Jamais elle n'aurait d'enfant, et Kelso allait retourner en Orléans pour rejoindre son épouse et "essayer". Cette simple expression lui donnait envie de rire nerveusement tant c'était ridicule, grotesque, absurde. Comment peut-on parler "d'essayer de consommer un mariage"? Pour se marier, dans la tête de Terwagne, il fallait avant tout aimer. Et lorsque l'on aime, on ne doit pas faire d'effort pour désirer aimer de tout son être - corps et âme -, c'est l'un des fondements de l'amour
Mais le comble du comble, c'est qu'en plus il lui conseillait "d'essayer elle aussi avec Kernos"! Elle s'étouffa, avant d'exploser, avant de laisser les mots franchir ses lèvres, en cascade, en torrent, en aveux, en incompréhensions,... Le tout entremêlé de larmes.
Je présume qu'en effet l'annulation n'est pas possible, je ne le nie pas.
Je ne pensais juste pas que vous ferriez... que vous tireriez aussi rapidement, simplement, brusquement, un trait sur ce qui commençait si bien.
Je suis trop naïve, je sais...
Et vous, vous avez l'air certain que demain vous aurez oublié vos envies et les miennes, et réussirez à vous investir pour essayer.
Il l'avait alors interrompue, lui expliquant qu'il s'agissait uniquement d'une tentative, et que si celle-ci échouait, alors l'annulation serait possible ensuite.
Mais cela ne changeait rien au fait qu'il lui conseillait d'essayer ailleurs elle aussi, et c'était bel et bien cela qui la mettait le plus hors d'elle-même.
Et d'ici là? je suis sensée faire quoi?
Tirer un trait de mon côté?
Espérer égoïstement que ça ne marchera pas?
Je suis juste... perdue, voila!
Tout se bouscule en moi...
Dois-je attendre en espérant?
Dois-je faire un trait, prendre le risque de m'engager ailleurs et de ne plus être libre si un jour vous l'étiez pour de bon? M'en mordre alors les doigts?
Entre deux de ses phrases, lui essayait de la convaincre, lui expliquant qu'elle devait essayer de s'engager ailleurs, qu'il ne souhaitait pas faire l'égoïste en lui faisant miroiter une annulation dont il n'était pas certain de pouvoir l'obtenir, et encore moins quand. Que cela serait très mal placé de sa part comme attitude.
Mais elle ne parvenait plus à retenir les mots, qui continuaient à affluer, encore et encore.
Je ne vous avais rien dit, parce que je voulais mettre toutes les chances de notre côté, nous donner une vraie chance...
Kernos m'a écrit...
Je n'ai pas répondu, parce que je ne voulais pas qu'il se mette entre vous et moi!
J'ai ignoré son courrier... ça ne signifie rien, pour vous?
Depuis Orléans, je sais qu'il est en Champagne et me cherche là-bas, et je n'ai pas fait demi-tour, j'ai fait ce que nous avions prévu vous et moi.
Peut-être ne devrais-je pas dire ce qui va suivre, peut-être le prendrez-vous mal, comme souvent, mais... j'ai besoin d'être franche jusqu'au bout avec vous... Et où vous verrez quelque chose de péjoratif, de laid, je voudrais que vous compreniez l'aveu surtout, l'importance de la confiance que j'avais en vous, et même en nous....
Dire que penser ou lire Kernos ne me fait plus ni chaud ni froid serait mentir, parce que oui il a laissé son emprunte en moi, je l'ai aimé d'un amour terrible, devenu aussi cruel que ce qu'il n'était brûlant jadis... Et j'ai toujours été sûre que personne ne parviendrait à l'effacer, à me faire briser le dernier lien qui me liait à Kernos.
Mais vous... Vous!
Oui, j'ai cru, et hier encore, que si un seul homme pouvait me donner la force de le briser, ce fantôme de lien, c'était bien vous, et vous seul! Juste vous!
Alors, il s'était livré, avouant que lui aussi y avait pensé, l'avait espérer, qu'il était aussi perdu qu'elle, mais qu'il n'avait pas le choix, qu'il devait "essayer". Et la discussion s'était close sur ces quelques mots terribles...
Je suis trop perdue pour y voir clair.
Vous me renvoyez vers lui, et je crois que c'est le pire qui pouvait arriver.
Je vais m'effacer, pour vous donner une chance d'y arriver, et je présume que lorsque je croiserai Kernos en Champagne, je gèrerai nos retrouvailles bien différemment que ce que je le pensais hier encore... pas avec la même force, pas avec la même certitude de pouvoir être heureuse ailleurs, sans lui, loin de lui.
Aucun des deux n'avait repris la route ce soir-là, leur état de santé et de fatigue ne le leur permettant pas...
[Tonnerre, le 26 juillet 1460, quand le mot dilemme prend tout son sens :]
La journée avait commencé par une très brève missive qu'il lui avait adressée, lui demandant si elle avait reçu réponse du prévôt ou du procureur concernant la plainte déposée contre leurs agresseurs, lui disant son inquiétude pour son état de santé, et la prévenant également du fait qu'il reprenait la route le soir-même, avec elle si elle le désirait.
Alors, elle lui avait écrit, une première fois immédiatement, et une seconde fois tard dans la soirée.
Citation:Très cher Kelso,
De mon côté, j'ai reçu réponse du Procureur, à qui j'avais écrit hier. Peut-être aurais-je également du écrire au Prévôt, ceci-dit...
Concernant le déplacement que vous comptez entreprendre dès ce soir, je dois bien vous avouer que je suis hésitante, et ce pour plusieurs raisons... Mais je vous tiendrai informé de ma décision avant que vous ne preniez la route de toute façon.
Plusieurs raisons, disais-je donc...
Premièrement, mon état de santé, parce que vous aviez raison, cette blessure n'est pas si légère que je ne l'avais cru au départ. Aurais-je assez de force pour voyager? Jusque Conflans, sans doute, oui, mais jusque Montargis j'en doute. J'ai besoin de reprendre des forces, et de me faire soigner correctement.
Deuxièmement, je ne sais si c'est une bonne idée que je vous accompagne là où vous retrouverez votre épouse... Ne serait-ce pas une façon de m'imposer? Je suis perdue, tout comme hier, je ne vous le cacherai pas.
Ma nuit fut-elle bénéfique pour moi? Je ne pense pas, non. Dire le contraire serait vous mentir, et c'est bien la dernière des choses que j'ai envie de faire avec vous au fond... vous mentir. Je ne vous cacherai donc pas que bien plus que cette attaque et les blessures physiques qui en découlent, l'annonce du résultat de votre entrevue avec le procureur écclésiastique m'a profondément chamboulée, et trotté en tête toute la nuit... J'ai repensé à cette lettre tout au début, où vous posiez la question de savoir si notre rencontre n'aurait servi à rien puisque de toute façon nous allions nous séparer...
Je pense à vous...
Terwy.
Citation:Très cher vous,
Mon état ne s'est guère amélioré au cours de la journée, et sans vouloir être critique, je me demande très sérieusement si le médicastre qui est sensé me soigner est compétent. Il se contente de regarder ma plaie en grimaçant, comme si ses froncements de sourcils allaient effrayer l'infection et l'empêcher de s'installer.
Je sais que la route sera pénible, et peut-être même me serra fatale, mais j'aimerais vraiment que vous me rameniez en Champagne, où les médicastres doivent sans conteste être bien plus capables qu'en Bourgogne. J'ai déjà survécu à deux entailles au moins aussi profonde au même endroit, celle-ci pourra bien attendre un jour de plus avant que je ne m'alite pour de bon.
Et puis, surtout, il y a une autre raison que l'incompétence du gredin bourguignon qui se fait appeler médicastre...
La vérité c'est que si nos chemins doivent se quitter, que ça soit pour quelques semaines, quelques mois, ou à jamais - dieu que cette pensée m'effraie - j'aimerais qu'ils le fassent sur cette terre où ils se sont croisés, emmêlés pour quelques jours.
J'aimerais vous tenir la main durant encore quelques pas au moins dans ce duché où la parenthèse s'était ouverte : la Champagne.
Je vous attendrai donc ce soir à l'heure du départ que vous avez prévu, et suis confiante puisque vous m'escorterez jusqu'à "notre" duché.
Terwy
La réponse du Duc ne s'était pas faite attendre, et elle constituait sans conteste la plus belle lettre qu'elle aie reçu signée de sa plume. Une lettre dont l'en-tête à elle seule lui avait rendu espoir... "Ma Terwy", avait-il écrit... Une lettre où il lui disait avoir bien réfléchi durant la nuit, mais également qu'il avait pris la décision de mettre carte sur table avec son épouse, d'arrêter de lui mentir et de se mentir à lui-même, et puis, surtout, c'était une lettre où il lui disait que le fait qu'il la dépose en Champagne ne constituait pas un adieu, juste un petit à bientôt.
Elle y avait cru, et lui aussi sans doute, du moins elle le pensait et même le pensa durant plusieurs jours._________________
Je voudrais que la terre s'arrête pour descendre.(Gainsbourg)