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[RP] Souvenirs : lésions dans le temps.

Yuliya
    « Quand la fin apporte la douleur. Quand la fin devient commencement. »


La nuit s’affaissait sur les voyageurs lorsque l’enfant s’éveilla. Les yeux bleus mi-clos, les jambes engourdies et les bras courbaturés par un long et épuisant trajet à travers les montagnes enneigées. De longues mèches rousses s’échappaient de sa capuche, encadrant son visage si jeune, si doux. Cela faisait des jours que la petite fille voyageait calée contre l’encolure d’un cheval qui avait déjà parcouru bien des lieues par le passé. Des jours plongés dans le silence, incapable de se faire comprendre de ceux qui l’accompagnaient, incapable de mettre des mots sur la peine qui l’accaparait. Des jours durant où la petite rousse s’endormait en espérant être de retour auprès des siens à son réveil.

Mais elle ne faisait que s’éloigner.

Les étrangers l’accompagnant ne prêtaient guère attention à l’enfant. Elle n’était pas des leurs. Elle ne reverrait plus jamais sa famille et n’aurait plus aucune nouvelle d’elle. Peut-être était-ce mieux comme cela, et si elle venait à mourir en chemin, c’était parce qu’il devait en être ainsi. Ils avaient été payés, la route qui leur était imposée serait faite mais ce qui se passerait durant ce trajet n’était pas de leur ressort.
La neige tombait avec force et venait s’écraser sur le campement qui prenait place au fil des minutes. Une femme au visage abimé par le temps prit la petite dans ses bras et vint la déposer sous une tente de fortune avant de l’entourer de couvertures pour qu’elle passe la nuit le plus confortablement possible. Mais la marchande ne se faisait pas d’illusions, la petite qui n’en était alors que dans sa quatrième année était frigorifiée. Elle était pourtant née dans les montagnes mais le foyer qu’elle avait toujours connu n’était plus. L’enfant n’avait jamais voyagé et n’avait connu que la chaleur d’une cheminée, l’opulence et l’amour tendre d’une mère. Obligée d’abandonner tout cela, obligée de supporter des conditions extrêmes pour son bien.

Malgré la fatigue qui la tiraillait, la petite fille entendait les voix étrangères discuter au loin et les chevaux, qu’on attachait, réclamer à manger. Elle-même avait faim, mais avait vite compris que la nourriture qu’on lui donnerait ne serait pas aussi savoureuse que ce qu’elle connaissait. On parlait d’elle. Yuliya. C’est comme ça que les marchands la nommaient avec un fort accent. « Yuliya ! Yuliya ! ». C’est ce qu’ils disaient quand ils la regardaient, quand ils voulaient lui demander si elle voulait manger leur infâme ragout, ou quand ils lui disaient de rester sage, car c’est tout ce qu’elle pouvait comprendre d’eux. Blottie entre ses couvertures il lui arrivait de pleurer. Parce qu’elle ne voulait pas être là, et certainement pas avec eux. Parce que le vent glacial arrivait à atteindre son visage et piquaient ses yeux clairs. L’hiver couvrait d’un manteau blanc les paysages, parait les arbres d’une décoration pure et poignardait les corps de son souffle terrible. Il arrivait à Yuliya d’être prise de tremblements incontrôlables et qui paraissaient durer une éternité, mais le réconfort qu’on lui apportait était sommaire et ne calmait que bien peu ses crises.
Le campement pour la nuit venait d’être achevé quand la neige cessa de tomber. Les voyageurs saluèrent ce répit qui leur était offert et en profitèrent pour se restaurer avec ce qui restait de leurs vivres. Ce moment de convivialité n’attirait cependant pas l’attention de la petite qui restait le nez rivé vers la voute étoilée, apparue entre deux nuages. On lui avait toujours dit que c’était avec elle qu’on avançait, qu’on se repérait, et que de là-haut on était protégé. Pourtant elle se sentait seule, et rien ne pouvait y changer. Même si les femmes de la caravane de voyageurs tentaient de lui apporter une tendresse maternelle de sorte qu’elle ne dépérisse pas, même si l’on était gentil avec elle. Ce n’était pas ce qu’elle connaissait, ce n’était pas ce qu’elle voulait connaitre, ce n’était pas comme avant. On l’emmenait quelque part, arrachée à une vie qui lui plaisait, arrachée à toutes les choses auxquelles une petite fille de son âge tenait. On l’emmenait vers l’inconnu et un monde nouveau.

L’heure de dormir était arrivée. L’usage depuis le début du voyage voulait qu’une des femmes vienne dormir à ses côtés, pour la rassurer si d’éventuels bruits inquiétants se faisaient entendre pendant la nuit ou si la tristesse revenait la ronger, mais surtout pour éviter qu’elle ne s’échappe en pleine nuit. Yuliya n’aimait pas beaucoup cette présence, mais ne protestait plus lorsqu’il fallait s’endormir, trop épuisée pour se débattre et trop désemparée et désorientée pour dire quoi que ce soit. On ne l’aurait de toute façon pas comprise, une fois de plus.

La nuit s’écoula normalement malgré les nombreux cauchemars qui vinrent troubler son sommeil. Rapidement on désinstalla le campement et prépara les chevaux. Bientôt ils allaient quitter ces paysages hostiles, bientôt elle serait confiée à de nouveaux marchands. Bientôt, Yuliya allait devoir oublier tout ce qui composait sa courte vie et faire avec ce que le destin allait choisir pour elle.

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Yuliya
    « Et la peine se pare de mots pour devenir solitude. »


Ce fut devant une pile de parchemins que Yuliya fêta son onzième anniversaire. La fragile et triste petite rousse avait bien grandi et beaucoup voyagé. Arrivés en Savoie, les marchands qui l’avaient emmenée loin de chez elle la confièrent à d’autres marchands selon les indications qu’on leur avait donnés. Elle ne resta parmi eux qu’un temps, avant de rejoindre la Provence en leur compagnie pour y être recueillie par une famille de condition modeste. Une famille qui avait déjà des enfants et peu d’amour à offrir à une petite étrangère qui parlait peu, souvent repliée sur elle-même. On la nourrissait, la soignait du mieux qu’on pouvait quand elle tombait malade, on lui donnait une vie correcte, mais pas l’essentiel. Deux ans plus tard, Yuliya était laissée dans un petit orphelinat de la province. Les conditions de vie y étaient désastreuses, si bien que personne n’osait s’y rendre pour y adopter, de peur que l’enfant ne soit violent ou mal élevé. La rouquine y resta trois ans, étonnamment épargnée par les mauvais traitements grâce à son attitude généralement calme si l’on exceptait les quelques bêtises qu’elle faisait comme tous les enfants de son âge. Trois années durant lesquelles Yuliya développa une finesse dans son esprit et dans sa façon d’être, trois années à préparer le jour où elle quitterait l’orphelinat pour se débrouiller seule. Neuf ans à peine et sa première échappée.

Quitter l’orphelinat et la Provence n’avait pas été une chose facile à faire mais Yuliya se moquait bien des risques. Elle voulait plus. Elle voulait apprendre, qu’on la dise intelligente, et surtout, elle ne voulait plus être une charge pour quiconque. Personne jusqu’à présent n’avait voulu la garder et Yuliya finit par se dire qu’elle était condamnée à vivre seule. Alors l’enfant marcha, rusant pour s’intégrer de temps en temps dans des groupes de voyageurs. Dans certaines villes on l’accueillait avec gentillesse, lui donnant à manger si elle manquait d’argent pour pouvoir se nourrir, dans d’autres on la chassait, la prenant pour une simple petite chapardeuse, ce qu’elle n’était assurément pas. Rapidement Yuliya se trouva une nouvelle lubie : apprendre à lire, écrire et compter. Elle avait compris que cela était fort utile, et voulait faire comme les grandes personnes pour plus tard pouvoir écrire à ses amis ou son amoureux. Pour réussir la petite fille demandait aux gens qu’elle croisait s’ils ne voulaient pas lui apprendre un peu ou du moins l’aider à lire un mot qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Mais c’est auprès des nonnes que Yuliya faisait ses plus gros progrès, cette dernière profitant de ses retraites auprès d’elles pour lire et écrire en se basant sur les nombreux textes mis à sa disposition par les religieuses.

Ses voyages et ses retraites se succédèrent et sa onzième année vint donc frapper à sa porte. Elle savait à présent parfaitement lire et écrire mais ne boudait pas son plaisir lorsqu’il s’agissait de lire des tonnes et des tonnes de parchemin. Curieuse, avide de connaissances, lire était sa seule occupation, puisqu’elle n’avait personne avec qui discuter ou jouer. Quant au calcul, elle en maitrisait bien les règles même si cela la passionnait moins.
Le soir, à la lueur de la bougie, elle aimait ouvrir le petit coffret qui ne la quittait jamais. Elle ne se souvenait plus où elle l’avait eu, comme elle ne se souvenait pas de ce qui s’était passé sept ans auparavant. Mais ce qu’il contenait l’avait toujours intriguée. Une bague surmontée d’une fine pierre bleutée, un long ruban noir sur lequel était attaché un écu et une lettre vraisemblablement codée. Car en apprenant à lire, Yuliya pensait pouvoir savoir ce que contenait cette fameuse lettre. Mais les mots n’avaient aucun sens et parfois des chiffres s’y intercalaient, rendant le tout illisible. Une déception pour la rousse.

Peut-être que cela devait être ainsi et qu’elle ne devait pas apprendre ce qu’elle contenait, ou qu’il était encore trop tôt. Après chaque tentative de décryptage elle repliait la lettre et la reposait avec précaution dans le coffret, avant de passer à un parchemin quelconque pour ravaler sa tristesse. Une tristesse qui s’installait durablement chez elle, la poussant chaque fois à changer de ville afin d’espérer la faire partir pour de bon. Mais la solitude restait, lui collant à la peau, grandissant avec elle, devenant ainsi sa seule amie.

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Yuliya
    « Sauvage adolescence, liberté chérie. »


Aube sur Langres. Les rayons du soleil caressaient les vitres de la fenêtre de la chambre qu’occupait Yuliya dans la ville champenoise. L’été touchait à sa fin en cette année où elle avait fêté ses quinze ans. Le réveil était difficile, ses yeux ne voulant s’ouvrir qu’à demi, ses longs cheveux roux retombant sur son visage de façon désordonnée. L’adolescente avait également du mal à se lever de la paillasse où elle dormait depuis deux semaines, les muscles engourdis et courbaturés. Voyager durant des jours nécessitait d'avoir de quoi pouvoir subvenir aux besoins les plus simples et pour cela il lui fallait de l’argent et donc travailler. Si quelques fois des paysans acceptaient de la faire travailler chez eux, la rousse se trouvait généralement obligée de se rendre à la mine où la tâche était bien plus pénible. Pénible au point que le soir elle se contentait bien souvent d’aller se coucher alors qu’au rez-de-chaussée de son auberge on faisait constamment la fête.

La petite fille devenait progressivement une femme. Le visage enfantin, un peu rond, doux, s’était affiné tandis que les taches de rousseur qui fardaient ses joues n’étaient plus. Ses yeux d’un bleu profond, qui autrefois attendrissaient celui qui les croisait, montraient plus d’assurance et savaient se faire de glace lorsqu’il le fallait. Le sourire était plaisant, mettant en avant ses jolies pommettes lorsqu’il ornait son visage, ce qui à l’époque n’arrivait pas souvent. Sa chevelure rousse était plus longue et cascadait avec nonchalance dans son dos. Yuliya impressionnait au premier regard, jolie, mais pas seulement. D’enfant frêle elle était passée à une grande jeune femme qui pouvait parfois dépasser d’une tête les autres filles de son âge. L’adolescence lui avait donné des formes, dessiné des courbes agréables sans être vulgaires, et confié un charme ravageur qu’elle se gardait bien d’utiliser. Pire, depuis que de premiers compliments lui étaient arrivés aux oreilles, en ne manquant pas de la faire rougir, elle prenait soin d’éviter les discussions trop longues avec les inconnus qui à force pouvaient devenir embarrassantes.

Jolie, mais sauvage, insaisissable. Yuliya ne faisait pas preuve de timidité, au contraire. Son caractère s’était considérablement endurci et il n’était pas rare qu’elle devienne blessante, presque involontairement. Sa solitude l’avait tenue à l’écart des relations humaines dites « normales » et apprendre à apprécier la compagnie des gens tout en devant apprendre à accepter les changements que subissait son corps était un exercice complexe auquel la rousse ne voulait guère se soumettre. Elle n’était définitivement plus une petite fille. Elle était majeure, pouvait se marier, était en âge d’avoir ses premiers enfants, et même si elle dirigeait sa vie comme elle l’entendait depuis longtemps, ces nouveautés la perturbaient beaucoup.
Encore dans le brouillard matinal, Yuliya repensa à ce jeune homme, à peine plus âgé qu’elle, qui depuis quelques jours n’arrêtait pas de la suivre et dont elle avait tenté de se débarrasser du mieux qu’elle avait pu lorsqu’il lui avait demandé d’être sa cavalière lors d’un évènement local quelconque.


- Mais pourquoi tu veux pas ? Juste ce soir ! Ils organisent une fête !
- Arthur ? Dis-moi, qu’est-ce que tu ne comprends pas quand je dis « Non » ?
- Mais je pensais que…
- …Tu pensais ? Tu penses ? Ça t’arrive ? Vraiment ? Je te conseille d’arrêter tout de suite de penser, ça ne te va pas. D’ailleurs il n’y a rien qui te va.
- Arrête de faire ton inaccessible, juste pour te faire remarquer et viens avec moi, tu verras on s'amusera bien là-bas ensemble.
- Je ne suis pas inaccessible, je ne suis pas intéressée. Tu ne me plais pas et j’irai nulle part avec toi. Que ce soit aujourd’hui, ce soir, demain, et tous les jours suivants. En résumé : c’est non.


Arthur avait insisté durant des jours et chaque tentative restait vaine. Le jeune homme n’était pourtant pas désagréable mais rien chez lui ne plaisait à Yuliya qui n’aimait que son indépendance. Quant à l’idée de se mettre en couple avec quelqu’un, elle était chez elle inexistante. Le garçon originaire de Langres perdit toute trace de la sauvage rouquine lorsque celle-ci quitta la ville. Et à ce petit jeu il ne fut que le premier d’une longue liste de laissés-pour-compte qui avaient eu le malheur de s’éprendre de Yuliya. Elle ne faisait pas délibérément mal à ceux qui s’attachaient à elle. Elle ne pouvait tout simplement pas leur donner ce qu’ils attendaient.

Etrangère à l’affection, fuyant sans cesse ceux qui tentaient de percer le mystère flamboyant, Yuliya continuait son chemin, déjà loin de ceux qui la veille espérait la revoir ou pouvoir lui reparler, comme si elle n’avait jamais été là, comme si elle n’avait jamais existé, telle une flamme emportée par le vent.

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Yuliya
    « Des âmes égarées. »


Paris, début 1460, une chambre d’auberge minable. Et des larmes. Prostrée, Yuliya ne cessait de sangloter. Ses cheveux étaient plein de terre, son visage et ses bras étaient noircis. Le monde autour d’elle était trouble, chavirant à chaque nouvelle salve de pleurs. Mal, elle était mal. Sa tête tournait, lourde sous l’effet de la gueule de bois, douloureuse sous l’effet du mal-être. Tandis que ses voisins de chambrée s’amusaient et abusaient à leur tour de l’alcool, la rousse maudissait sa vie.

Paris, début 1460, la Cour des Miracles. Pas un lieu pour une jeune femme qui n’était pas née ici. Pas un lieu pour quiconque même. Yuliya avait prévu depuis des années de se rendre à Paris et avait enfin amené ses grandes jambes jusque là-bas. Cependant un malheureux concours de circonstances mêlant un manque cruel d’argent et une chance encore inexistante la clouait sur place. Sur la paille, impossible de quitter la ville ou de prendre une chambre dans un meilleur quartier. Sa seule solution consistait à travailler pendant une ou deux semaines pour avoir de quoi quitter la ville sans inquiétudes, la forçant à rester vivre parmi les marauds et autres personnes suspectes et malfaisantes qui peuplaient les rues du quartier. Les lieux étaient dangereux, Yuliya le comprit rapidement lorsqu’à deux reprises on lui proposa de rejoindre un des lupanars du coin. Des propositions indécentes, elle en reçut beaucoup si bien que la rouquine prenait soin de raser les murs afin de se faire la plus discrète possible. Mais le soir, lorsque les humeurs devenaient festives, elle baissait la garde, buvant joyeusement en taverne avec d’autres voyageurs comme elle, s’amusant comme elle le pouvait. La jeune femme ne participait que ponctuellement à ce genre de fêtes, mal à l'aise dans cette ville qu'elle trouvait étrange. Quelques verres et Yuliya devenait joyeuse, en apparence seulement.

Paris, début 1460, le cimetière des Miracles. On venait de la sauver. La mort l’avait frôlée par le bas, par la terre. Là où on l’avait enterrée sans même vérifier si elle était vraiment morte. Là où on était venu la secourir presque par miracle. Les lieux portaient bien leur nom. Tout ce qu’elle avait sur elle lui avait été pris. Ses souvenirs étaient absents. Restait juste l’euphorie de l’alcool coulant encore dans ses veines. Un rire nerveux, une fausse joie d’avoir retrouvé la lumière, des remerciements plein de gratitude, et une fuite, encore une. Vers sa chambre, là où personne ne lui dirait rien, là où personne ne voudrait s’en prendre à elle, là où elle pourrait se couper du monde. Salie par la terre, ne lui restant que les choses essentielles qu’elle avait laissées à son auberge.

Paris, début 1460, une chambre d’auberge minable. Et une souffrance. Le coffre contenant la clé de sa vie était là, posé sur la petite table. Il trônait, narguant la malheureuse dont les sanglots secouaient son corps par de violents spasmes. De rage elle voulait s’en débarrasser, de rage elle voulait le jeter par la fenêtre. Mais elle en était incapable, paralysée de douleurs, perdue. Yuliya se leva difficilement, se trainant auprès d’un seau rempli d’eau avec lequel elle pourrait se laver. Quitter la crasse de la mort qui faillit être la sienne. Tremblante, choquée, elle posa les mains contre le bord du seau, regardant son reflet dans l’eau encore claire. Triste fille qu’elle était, triste vie qu’elle menait. Fatiguée, presque à bout de force, elle essuya les larmes qui ruisselaient sur ses joues avant d’entamer sa toilette. L’eau froide ne la consolait qu’à peine, car au fond d'elle, Yuliya se sentait inutile, ce qui était malheureusement vrai.
Lavée, elle retourna sur sa paillasse et s’allongea en prenant soin de cacher ses yeux avec ses mains. Lentement elle respira profondément pour tenter de se calmer. Quitter la ville était la meilleure chose à faire. Partir, et retrouver le Sud qui l’avait vue grandir pendant des années. Laisser Paris et la peur, laisser Paris et l’angoisse de la mort qui l’avait frôlée de manière soudaine. D’une voix inaudible Yu se parlait, essayant de se convaincre que l’herbe était plus verte ailleurs. Peut-être même que le lendemain elle serait chanceuse, peut-être même …

Épuisée, elle sombra dans un profond sommeil avant de disparaître vers le Sud quelques heures plus tard, l’espérance chevillée à l’âme. Qu'importe le manque d'argent, qu'importe le reste. Yuliya n'était à sa place que là-bas.

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Yuliya
    « Il n’y a pas de vie sans mort. Il n’y a pas de mort sans vie. »


Début mai 1460 à Tarbes, au creux d’un lit, emmaillotée comme un cadavre. La rousse avait-elle trépassé ? Pas loin, pas loin. Au hasard, les pas de Yuliya l’avaient conduite dans la ville béarnaise. Mais elle n’était pas venue seule. La fièvre s’accrochait à elle avec insistance depuis des jours, et la rendait chaque pas plus épuisée. Ainsi quand la jeune femme passa les portes de Tarbes, il ne lui fallut que quelques minutes avant de s’effondrer sur le sol, inconsciente, tremblante et rongée par la fièvre. Un mal quelconque, qu’on attrape dans un lieu quelconque, pendant un voyage quelconque. Des nonnes s’activaient auprès d’elle. Cela faisait bien longtemps que personne ne s’était occupé de Yuliya comme cela. La rousse ne s’en rendait même pas compte. Délirante, dans les vapes permanentes de son mal, dans un monde à part, alors que son état devenait critique. Les rousses ne font jamais rien comme tout le monde.

Du blanc. Du vide. Enfin à peine. Qu’il fait doux ici. Une rousse. Ou alors non. Un homme. Un homme rousse ? Pardon ? Un homme transformée en rousse et vice-versa ? C’est quoi cet alcool qui fait tant d’effet ? Il est puissant. Ou…


- Je suis morte ? Voix surprise d’une Yu perdue et qui s’adressait à une petite fille rousse qui ressemblait étrangement à elle bien des années auparavant. Petite fille par intermittence, laissant sa place à un homme avant de revenir comme si elle n’était jamais partie.
- […]
- Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous déguiser en moi plus jeune…je trouve ça glauque, grimaça Yuliya.
-Pardon. Est-ce mieux ainsi ? demanda l’enfant qui restait enfin elle-même.
- Euh…ou..ais… je suis où par contre ? C’est pas que j’ai peur mais…y a pas de portes. Je ne suis pas claustrophobe mais j’aime moyennement être coincée avec une réplique de moi-même. Un moment de réflexion puis l’évidence. D’accord…j’ai compris. Je suis morte. Et toi t’es ma conscience ou le Très-Haut qui s’est embrouillé avec ses archives.
-Peut-être.
- On a de l’humour dans le coin. Je dois répondre à une énigme ? Je dois attendre patiemment qu’on me reçoive quelque part ?


Les yeux bleus de la grande rouquine s’écarquillaient à mesure qu’elle parlait. Évidemment que c’était sa conscience. Enfin peut être. Peut-être que c’était juste la fièvre. Soudain la gamine ouvrit la bouche pour parler.

- C’est toi qui vois.
- Je dois voir quoi ? Je suis réellement morte alors ? Punaise. Si j’avais su je serais restée sous terre à Paris, grogna Yuliya. Morte ! Elle ? Incroyable.
- Pas totalement. Pas loin. Bientôt. Ou bien plus tard. Presque. Ou pas.
* soupire de rouquine désespérée par elle-même*
- Je te dis, c’est toi qui vois. Soit tu es morte et tu le restes. Soit tu décides que tu ne l’es pas et tu pars d’ici.
- J’ai vraiment le choix ? Pour ce que j’ai en tant que vivante, c’est peut-être mieux d’être morte non ?
- Ça se défend. Mais peut être que si tu n’es pas morte avant, c’est qu’il y avait du mieux de prévu pour plus tard ?
- Euh…c’est possible de la refaire plus lentement celle-là ?
demanda une Yuliya amère.
- […]
- Non…évidemment…mais si tu es aussi insupportable comme conscience, je crois que je vais mettre les bouts...Enfin…faut déjà trouver une porte à cette fichue pièce blanche. Et puis j’aime pas le blanc en plus !
- Pourquoi ?
- Pou…euh…ça me rappelle la neige. Tu dois t’en souvenir. La neige, le froid...
- Évidemment.
- Ah oui…logique…quelle question.


Silence. Gêne. Toucher les souvenirs, toucher le douloureux, Yuliya détestait cela, et son double enfantin aussi de toutes évidences. Si elle le voulait elle pouvait partir. Ainsi tout était une affaire de volonté, rien d’autre ? Intriguée, la rousse reprit, la tête embrouillée d’idées et de questions. Mais une importait plus.

- Il y a quelque chose de bien pour moi ? Plus tard ? Je vais retrouver ma…notre…famille ?
- Peut-être.
- Rhaaaaa j’avais oublié comment je pouvais être insupportable…
- …Merci
, termina la gamine vexée.
- Donc si je comprends bien, tu es quelque chose, quelqu’un, peut-être même le Très-Haut qui avait envie de se déguiser en petite fille pour s’amuser un peu dans sa vie ennuyeuse de grand sage et tu es censée me faire parler toute seule comme une idiote pendant trois plombes pour que je sache si je veux vivre ou mourir d’une mort stupide à coup de fièvre ? On ne serait pas en train de se payer ma tête là ?
- […]
- Ben voyons… J’ai jamais aimé parler seule…J’aime encore moins ça quand ça n’a aucun sens.
- Ça changera.
- Vraiment ? Ça fait des années que rien ne change.
- Alors reste ici si tu crois que ça ne sert à rien d’espérer.

Le doute s’installa. Lentement, comme un poison qui colonise les veines de celui qu’il condamne. La lueur d’espoir était faible, mais elle était là. Et puis l’enfant commençait à l’agacer prodigieusement, Yuliya n’allait pas risquer de rester auprès d’elle plus longtemps.

- Sans façon. Rester morte avec une version de moi tête à claque pour compagnie, c’est pire qu’être vivante mais seule. Je préfère voir si ce que tu dis est vrai. Si ça ne l’est pas j’aurais toujours l’occasion de revenir…
- […]
- Mouais…c’est ça. Moi aussi j’te dis au revoir.


Une nonne. Vision Ô combien agréable. Presque. Son air était sévère, celui d’une mère prête à punir son enfant pour avoir joué trop loin. Yuliya avait « joué » loin aussi, mais elle était revenue. Endolorie, fatiguée, mais entière et surtout vivante. La fièvre semblait avoir chuté. La rousse ne savait pas combien de temps elle avait passé dans cet état comateux, mais devant elle, la nonne la regardait avec attention, toujours avec ce visage inquiétant.

- Vous avez eu de la chance.

La rouquine étouffa un rire, prête à lui répondre que cela n’était pas la première fois, mais elle n’en avait pas encore la force. Yuliya était devenue maigre, presque incapable de faire quoi que ce soit seule pour le moment, et il allait falloir bien des jours pour qu’elle soit de nouveau sur pieds. Mais cela n’entamait pas sa soudaine bonne humeur qui surprit plus d’une religieuse.

Ou comment mourir, pour mieux renaître et clouer le bec à ceux prêts à l’enterrer. A croire que ça devenait une habitude chez elle...

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Yuliya
    « Lui. »


28 mai 1460. Tarbes.

Yuliya avait quitté les nonnes et leurs soins depuis bien des jours. La rousse avait enfin délaissé la pâleur et la maigreur dans laquelle la maladie l’avait plongée plus tôt dans le mois. Elle logeait depuis quelques temps dans une auberge de la ville, sans encore savoir quand elle en repartirait. La jeune femme avait de quoi quitter les lieux dans la minute si elle le voulait, mais préférait visiter la ville après avoir passé tant de temps enfermée. La dernière ville qu’elle avait visitée longuement était Montpellier et Yuliya pensait qu’elle pouvait bien s’accorder une pause dans son voyage qui n’avait toujours pas d’itinéraire précis. Alors elle se baladait dans les rues de Tarbes, son regard glissant à droite et à gauche afin de repérer certains lieux où elle pourrait revenir plus tard. Mais c’était en taverne qu’elle finit par se rendre, se disant, à juste titre, qu’il n’y avait pas meilleur lieu pour rencontrer les habitants du coin.

Peu de temps après avoir posé le pied dans la première taverne qu’elle trouva, Yuliya faisait sa première rencontre. La première et la seule, le tavernier paraissant absent du poste qui était le sien. Un homme, âgé d’à peine quelques années de plus qu’elle. Des salutations et des présentations plus tard, la jeune femme apprit qu’elle parlait au tribun de la ville, répondant au nom de Syd. L’échange était correct, sans être trop familier. La rousse mettait toujours de la distance avec les personnes qu’elle rencontrait pour la première fois, méfiante par habitude. Mais les phrases s’enchainaient, ainsi que les questions qu’ils se posaient mutuellement. Comment étaient-ils arrivés à Tarbes, ce qu’ils y faisaient, les projets que chacun avait… une conversation banale, qui pourtant mettait la sauvage voyageuse en confiance. Les minutes passaient, et les mots devenaient naturels, en dévoilant un peu plus sur elle comme sur lui, qui d'ailleurs ne manqua pas d’avouer que les rousses avaient sa préférence. Une phrase qui fit sourire Yuliya, une phrase sur laquelle elle ne s’arrêta pas l’ayant entendu trop souvent pour la prendre réellement au sérieux.

Ils trinquèrent. Pour des raisons diverses et variées. Sur elle, la rousse aux longues jambes avait beaucoup d’écus et ce fut sans regrets qu’elle commença à dilapider sa relative fortune en tournées générales qu’ils ne partagèrent qu’à deux. Yuliya commençait à rire, sous l’effet de l’alcool qui leur montait peu à peu à la tête, mais pas seulement. La compagnie de Syd l’avait rapidement rassurée et leur facilité à s’entendre l’avait surprise. Les chopines s’enchainaient, les deux compères plaisantant, voyant de plus en plus trouble, leurs sens les trahissant parfois. La jeune femme savait que si quelqu’un entrait à ce moment précis, il les verrait dans un drôle d’état, mais cela lui importait peu. Elle continuait à se sentir bien et de plus en plus ses yeux se posaient sur le tribun tarbais même si cela ne durait qu’une seconde. Elle n’osait pas, timide, alors que l’alcool avait réussi à les rapprocher. De nouvelles tournées suivirent et bientôt ils s’élancèrent sur la table et se mirent à danser sur une musique inexistante. Seule celle des chopes tombant de la table après avoir été bousculées par leurs pieds pouvait se faire entendre, mais Yuliya n’y prenait pas garde, titubant, manquant de tomber à chaque pas.

Ridicule, mais drôle. Les éclats de rire fusaient et les chutes devenaient inévitables. Pourtant elle n’entamait pas leur bonne humeur et aussitôt ils remontaient sur la pauvre table qui n’avait rien demandé, dansant plus près l’un de l’autre au risque de chuter ensemble. Ce qu’ils firent, plusieurs fois, avant d’abandonner toute tentative de danse, leur ivresse devenant trop dangereuse ou fatigante. L’heure était aux lancements de défis. La lice ? La jeune femme n’y voyait aucun inconvénient, au contraire ! C’était une nouvelle occasion de s’amuser, et Yuliya trouvait qu’elles étaient bien trop rares dans sa vie pour pouvoir s’en passer même si elle allait très probablement se faire laminer.
Les stocks en alcool de la taverne s’épuisèrent, mais insatiables, ils quittèrent les lieux pour se rendre dans un autre établissement tout aussi déserté. Finalement l’argent manqua à tous les deux et ils n’eurent d’autre choix que d’arrêter leur beuverie. Il n’était de toute façon pas sûr que leur foie supporte plus de chopines. Un calme tout relatif était revenu durant quelques instants, avant que les jeunes gens ne se taquinent, ne se remettent à danser pendant une ou deux minutes, avant de rechuter dans de nouveaux éclats de rires.

L’alcool aidait, mais l’orpheline était joyeuse et pas seulement à cause de cela. De leur complicité, naissait chez elle un sentiment qu’elle n’avait jamais véritablement connu, l’attirance, la vraie. Celle qui gêne lorsque les regards se croisent, celle qui agace car incessante, celle qui donne un air idiot à force de sourires béats. Régulièrement, Yuliya le scrutait, appréciant ses yeux bleus tranchant avec la noirceur de sa chevelure qui devenait folle par moments, et plus encore lorsqu’ils se rapprochaient pour danser, définitivement rassurée auprès de cet homme plutôt fin et un peu plus grand qu’elle. Une allure plaisante liée à un caractère a priori atypique, loin de tous ceux qu’elle avait pu rencontrer dans le passé et qu’elle avait fui sans remords.

Il était d’ailleurs temps pour eux de se quitter, non sans regrets du côté de la jolie rousse. Le regret, encore un nouveau sentiment. Mêlé à l’inquiétude de ne pas le revoir. Car s’ils s’étaient donnés rendez-vous en lice pour leur défi un peu fou, rien ne l’empêchait de partir, de le laisser espérer un duel qui n’arriverait jamais. Ce qu’elle avait ressenti durant ce moment en sa compagnie lui faisait peur. Pourtant elle ne voulait pas le laisser à cet instant précis, comme elle ne voulait pas qu’il l’oublie. Son orgueil lui disait de partir, presque sans un mot, alors que sa raison, tout de même bien atténuée par la boisson, lui intimait de faire quelque chose. Mais quoi ? La panique la gagnait lentement mais sûrement, alors qu’elle comprenait qu’elle devait le revoir et cela pour une raison plus valable qu’un stupide duel en lice. Alors que les « au revoir » de rigueurs touchaient à leur fin, Yuliya se rapprocha de Syd, inconsciente, spontanée, irrésistiblement attirée. Trois secondes suffirent. Trois secondes pendant lesquelles leurs lèvres se rencontrèrent. Trois secondes d'un coup de tonnerre accompagnant la foudre qui s’abattait sur eux. Un sourire, un silence lourd de sens, et la jeune femme quitta les lieux, le laissant seul avec des doutes et de nombreuses questions.

Les mêmes questions qu’elle se posait tout en rentrant, avec une démarche fortement hasardeuse, à son auberge. Le sourire ne quittait pas son visage mais sa tête était embrouillée, chaque seconde plus lourde de questions, se repassant les images des évènements des dernières heures. L’eau froide qu’elle lança sur son visage en arrivant dans sa chambre n’y changeait rien. Son cœur battait plus fort et l’alcool n’était définitivement pas coupable de ce fait. Quant au surnom que Syd lui avait donné, « La Flamme », il tapait contre les rebords de sa tête, sa voix raisonnant, entêtante. Allongée, elle soupirait, ne sachant si elle devait s’adorer pour ce qu’elle avait fait, ou se détester pour avoir peut être fait fuir celui qui lui plaisait tant. Il était trop tard pour avoir des réponses. Ou trop tôt. Comme une gamine, elle souhaitait déjà le revoir, lui parler, voir sa réaction qu’elle n’avait même pas pris le temps d’attendre, revenir sur la beuverie et savoir si elle n’avait pas tout imaginé, et surtout, constater si les sentiments qu’il éveillait chez elle étaient toujours présents.
Mais malgré l’ivresse, le mal de tête insupportable, et les nombreuses questions sans réponses, Yuliya s’endormit soudainement, le cœur léger comme il ne l’avait jamais été auparavant.



Ce jour-là, elle avait rencontré l’homme de sa vie.

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