Yuliya
- « Quand la fin apporte la douleur. Quand la fin devient commencement. »
La nuit saffaissait sur les voyageurs lorsque lenfant séveilla. Les yeux bleus mi-clos, les jambes engourdies et les bras courbaturés par un long et épuisant trajet à travers les montagnes enneigées. De longues mèches rousses séchappaient de sa capuche, encadrant son visage si jeune, si doux. Cela faisait des jours que la petite fille voyageait calée contre lencolure dun cheval qui avait déjà parcouru bien des lieues par le passé. Des jours plongés dans le silence, incapable de se faire comprendre de ceux qui laccompagnaient, incapable de mettre des mots sur la peine qui laccaparait. Des jours durant où la petite rousse sendormait en espérant être de retour auprès des siens à son réveil.
Mais elle ne faisait que séloigner.
Les étrangers laccompagnant ne prêtaient guère attention à lenfant. Elle nétait pas des leurs. Elle ne reverrait plus jamais sa famille et naurait plus aucune nouvelle delle. Peut-être était-ce mieux comme cela, et si elle venait à mourir en chemin, cétait parce quil devait en être ainsi. Ils avaient été payés, la route qui leur était imposée serait faite mais ce qui se passerait durant ce trajet nétait pas de leur ressort.
La neige tombait avec force et venait sécraser sur le campement qui prenait place au fil des minutes. Une femme au visage abimé par le temps prit la petite dans ses bras et vint la déposer sous une tente de fortune avant de lentourer de couvertures pour quelle passe la nuit le plus confortablement possible. Mais la marchande ne se faisait pas dillusions, la petite qui nen était alors que dans sa quatrième année était frigorifiée. Elle était pourtant née dans les montagnes mais le foyer quelle avait toujours connu nétait plus. Lenfant navait jamais voyagé et navait connu que la chaleur dune cheminée, lopulence et lamour tendre dune mère. Obligée dabandonner tout cela, obligée de supporter des conditions extrêmes pour son bien.
Malgré la fatigue qui la tiraillait, la petite fille entendait les voix étrangères discuter au loin et les chevaux, quon attachait, réclamer à manger. Elle-même avait faim, mais avait vite compris que la nourriture quon lui donnerait ne serait pas aussi savoureuse que ce quelle connaissait. On parlait delle. Yuliya. Cest comme ça que les marchands la nommaient avec un fort accent. « Yuliya ! Yuliya ! ». Cest ce quils disaient quand ils la regardaient, quand ils voulaient lui demander si elle voulait manger leur infâme ragout, ou quand ils lui disaient de rester sage, car cest tout ce quelle pouvait comprendre deux. Blottie entre ses couvertures il lui arrivait de pleurer. Parce quelle ne voulait pas être là, et certainement pas avec eux. Parce que le vent glacial arrivait à atteindre son visage et piquaient ses yeux clairs. Lhiver couvrait dun manteau blanc les paysages, parait les arbres dune décoration pure et poignardait les corps de son souffle terrible. Il arrivait à Yuliya dêtre prise de tremblements incontrôlables et qui paraissaient durer une éternité, mais le réconfort quon lui apportait était sommaire et ne calmait que bien peu ses crises.
Le campement pour la nuit venait dêtre achevé quand la neige cessa de tomber. Les voyageurs saluèrent ce répit qui leur était offert et en profitèrent pour se restaurer avec ce qui restait de leurs vivres. Ce moment de convivialité nattirait cependant pas lattention de la petite qui restait le nez rivé vers la voute étoilée, apparue entre deux nuages. On lui avait toujours dit que cétait avec elle quon avançait, quon se repérait, et que de là-haut on était protégé. Pourtant elle se sentait seule, et rien ne pouvait y changer. Même si les femmes de la caravane de voyageurs tentaient de lui apporter une tendresse maternelle de sorte quelle ne dépérisse pas, même si lon était gentil avec elle. Ce nétait pas ce quelle connaissait, ce nétait pas ce quelle voulait connaitre, ce nétait pas comme avant. On lemmenait quelque part, arrachée à une vie qui lui plaisait, arrachée à toutes les choses auxquelles une petite fille de son âge tenait. On lemmenait vers linconnu et un monde nouveau.
Lheure de dormir était arrivée. Lusage depuis le début du voyage voulait quune des femmes vienne dormir à ses côtés, pour la rassurer si déventuels bruits inquiétants se faisaient entendre pendant la nuit ou si la tristesse revenait la ronger, mais surtout pour éviter quelle ne séchappe en pleine nuit. Yuliya naimait pas beaucoup cette présence, mais ne protestait plus lorsquil fallait sendormir, trop épuisée pour se débattre et trop désemparée et désorientée pour dire quoi que ce soit. On ne laurait de toute façon pas comprise, une fois de plus.
La nuit sécoula normalement malgré les nombreux cauchemars qui vinrent troubler son sommeil. Rapidement on désinstalla le campement et prépara les chevaux. Bientôt ils allaient quitter ces paysages hostiles, bientôt elle serait confiée à de nouveaux marchands. Bientôt, Yuliya allait devoir oublier tout ce qui composait sa courte vie et faire avec ce que le destin allait choisir pour elle.
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